Débat éthique autour de la professionnalité
Toute personne qui s’engage dans une profession sociale a voulu, je suppose, s’investir dans un métier humain, riche d’interactions et de communications avec le monde environnant. Dès lors, pourquoi ne serait-il pas possible de tisser des liens d’attachement avec les usagères ou usagers rencontré.e.s au quotidien ? Il existe différentes questions qui poussent à réflexion : Les raisons et les causes de l’attachement dans la collaboration :
Est-ce une question de ‘’feeling’’ entre les deux personnes ou une question de mauvaise posture adoptée par la professionnelle qui crée ce rapprochement ? Est-ce parce que l’AS souffre de carences affectives que le lien affectif se crée ? Quel cadre, quels mots et quels gestes employés par l’AS suscitent l’affection des personnes accompagnées et inversement ?
La limite à l’affection dans la collaboration : À quel moment le risque de basculer dans un rapport non-professionnel engageant l’affectif se déclare? Pourquoi l’enseignement donné aux futures travailleuses sociales met l’accent sur la rationalité, c’est-à-dire sur la distance à adopter avec les personnes au lieu de la bonne proximité ? Quels outils utilisent les intervenantes pour contrer la relation d’attachement ? Est-il réellement nécessaire de la contrer ? Arrive-t-il que ces outils, dans certaines circonstances, ne fonctionnent pas ? L’affect est-il un parasite dans la relation professionnelle ?
La nécessité de s’imposer ou non une distance émotionnelle et affective avec autrui : Pourquoi ne serait-il pas possible de créer des liens d’attachement entre personnes accompagnées et accompagnantes? Ou au contraire, comment cela peut-il être possible tout en restant dans une relation professionnelle ? Devrait-on penser que l’affect au sein de la collaboration engendre forcément une relation moins, ou pas du tout professionnelle ? La distance affective ne modifie-t-elle pas les relations, les rendant « très superficielles, très cliniques » (Jollien A., cité par Gaignon C., 2006, p.188) et devenant obstacle à une meilleure collaboration ?
Les conséquences de l’affect au sein de la collaboration
Dans la théorie de l’attachement, le système du Caregiving, littéralement en français le soin à donner, est détaillé. Il désigne l’alarme qui pousse une personne à s’occuper (c’est-à-dire prendre soin) d’une autre. C’est un comportement que l’on retrouve dans la relation mère-enfant par exemple. Le Caregiving est, par conséquent, prépondérant dans la collaboration entre une AS et une personne accompagnée puisque une demande d’aide est formulée par cette dernière (Guédeney N. et A., 2010, p.214). C’est pourquoi dans la formation en travail social, le thème de la posture professionnelle est beaucoup abordé. L’intervenante sociale doit agir en utilisant ses compétences et outils professionnels avec pertinence de manière à répondre aux attentes des usagères ou usagers, mais elle doit également, et surtout, écouter son ressenti et faire appel à ses ressources personnelles.
Mais qu’est-ce que la juste posture professionnelle à adopter ? La phrase souvent répétée par les professeur.e.s en travail social « On ne peut aider une personne, mais on peut l’accompagner à s’aider elle-même » illustre à merveille cette notion.
Il arrive, parfois, que les intervenantes ne laissent plus la place aux client.e.s, faisant d’eux des objets et non des sujets actifs de l’intervention. Adoptant une posture d’aidantes, c’est-à-dire voulant aider elles-mêmes les usagères ou usagers en faisant à leur place, elles se laissent happer par leurs affects et se trouvent vite dépassées par la relation de collaboration. Trop maternelles, comment pourraient-elles aider autrui alors qu’elles-mêmes ont besoin d’aide dans la gestion de leur posture ? Le ressenti est nécessaire à la relation, certes, mais il faut savoir l’utiliser à bon escient.
Tandis que dans une relation d’accompagnement, basée sur le concept de l’empowerment, ce sont les personnes accompagnées qui sont au cœur de la collaboration. Elles déterminent leur chemin, guidées par une AS accompagnante qui fera émerger chez elles des pistes d’action et de réflexion pour répondre à leurs attentes. Dans cette posture-ci, l’intériorité des intervenantes n’altère en rien les liens professionnels, puisque c’est aux client.e.s de trouver des solutions qui leur soient propres et fassent sens pour eux-mêmes.
L’affect au sein de l’intervention sociale
Lorsque l’usager ou usagère demande de l’aide, elle s’expose à une situation stressante : la voilà dans une position de vulnérabilité et dans un contexte inconnu. Cette situation active automatiquement son système d’attachement car, d’après John Bowlby, psychiatre et psychanalyste ayant fondé la théorie de l’attachement, « la volonté de chercher et d’accepter du soin est associée à la sécurité de l’attachement. » (Bowlby J., cité par Guédeney N. et A., 2010, p.168)
L’alliance thérapeutique
À l’origine, l’alliance thérapeutique désigne le lien qui naît entre une patiente et une professionnelle dans le contexte d’un travail thérapeutique. Elle implique un lien de réciprocité et non de dépendance entre les deux protagonistes de la relation, engageant leur bonne collaboration, des échanges d’opinions sans jugement et, ainsi, la construction d’une relation de confiance. (Brillon M., 2011).
De ce fait, le MIO de chaque cliente et celui de l’intervenante influencent l’alliance thérapeutique. À vrai dire, ce sont davantage les personnes de type insécure qui peinent à établir un rapport de confiance. Comme l’expliquent les pédopsychiatres Nicole et Antoine Guédeney : «Les patients sécures trouvent en général facile de former une bonne alliance. […] Chez les sujets insécures, les modèles négatifs des autres et l’expression exagérée de leurs besoins d’attachement inassouvis, ou le déni défensif de ces besoins, sont des entraves majeures à la formation de l’alliance : leur propension à douter de la manière dont le thérapeute les considère, leurs soucis et leurs défenses contre la dépendance et l’intimité peuvent être présents dès la première rencontre et gêner la formation de l’alliance.» (Guédeney N. et A., 2010, p.169) .
Le transfert et le contre-transfert
La première personne à parler de transfert est Sigmund Freud. Ce dernier « affirme que toutes nos relations sont des relations transférentielles et que nos réactions, nos affects, nos sentiments d’amour et de haine sont grevées par nos premières rencontres avec nos parents et nos proches […] » (Paturet J-B., 2012, p.7) Par ce terme, il signifie que le courant qui passe entre cliente et thérapeute est de l’ordre de l’affectif. Il découvre, à travers diverses expériences, l’existence d’un transfert positif, c’est-à-dire empreint de sentiments positifs, et un transfert négatif qui renvoie la professionnelle à une position médiocre dans le cœur de l’usager ou usagère. En d’autres mots, la ou le cliente transpose sur l’intervenante les émotions qu’elle ou il a vécu dans son passé avec une figure d’autorité. Par exemple si la mère a été idéalisée, le transfert sera positif car la thérapeute sera vue comme une figure rassurante et protectrice. Colette Portelance, formatrice québécoise dans le domaine de la thérapie, explique : « Quand les étapes du transfert sont traversées, [qu’il ait été positif ou négatif], l’aidé qui se découvre tel qu’il est découvre aussi la vraie personne [sic] du psychothérapeute. Et là s’établit un autre genre de relation sans interférences entre deux personnes qui ont des rôles différents. » (2007, p.141),
Le contre-transfert se développe lorsque les sollicitations amoureuses de la personne suivie fourvoient la professionnelle, à tel point que cette dernière croit que l’amour qui lui est porté s’adresse à ses atouts personnels. Par conséquent, l’intervenante doit lutter contre son affection afin de rester dans une posture professionnelle adéquate. (Paturet J-B., 2012, p.26).
Les conflits dans la professionnalité des travailleuses sociales
La profession désigne l’activité qui apporte un salaire, certes, mais surtout une place dans la société. Michel Autès (2013, p.223) la définit par ces mots : « La profession se distingue par le savoir, l’état, l’accès contrôlé par les paires qui seuls ont la capacité de reconnaître, et éventuellement de sanctionner, positivement ou négativement, le professionnel ».
La professionnalité, quant à elle, met l’accent sur la nécessité d’articuler pratique et théorie de manière réflexive, avec conscience et éthique. Elle a été expliquée par le professeur et sociologue François Aballéa (cité par Azémar Joël, 2000, p.3) en ces termes : « J’appelle professionnalité et j’attribue cette professionnalité à un individu ou un groupe, une expertise complexe encadrée par un système de références valeurs et normes de mise en œuvre, ou pour parler plus simplement un savoir et une déontologie sinon une science et une conscience. » Dès lors, la professionnalité appliquée au travail social ne peut qu’être instable puisque le travail social est lui-même en constante évolution, que ce soit dans ses techniques d’intervention ou dans les rapports sociétaux. De plus, certaines contraintes existant dans le cadre institutionnel menacent cette professionnalité. Autès (2013, p.1) souligne à travers la figure suivante que, dans cette ère industrielle et salariale, les travailleuses sociales ne peuvent qu’être tiraillées entre les aspects politiques (« pouvoir, domination et gouvernement des hommes ») et économiques (« production et circulation des richesses, administration des choses »). Elles doivent désormais prendre position dans la vie sociétale, afin que leurs valeurs, leur éthique ou encore leur affect puissent s’exprimer librement dans leur cadre professionnel.
La responsabilité éthique en travail social
D’après Brigitte Bouquet dans son article « Responsabilité éthique du travail social envers autrui et envers la société : une question complexe » (2009), la responsabilité comprend diverses significations. À son origine, elle signifie répondre de quelque chose (respondere en latin). D’une part, elle peut être altruiste, c’est-à-dire qu’elle s’inscrit dans une logique d’aide envers autrui. « […] ce qui suppose fraternité et solidarité, une relation éthique. Le ‘’je veux’’ précède le ‘’je dois’’.» (Bouquet B., 2009, p.44). C’est donc une responsabilité individuelle, ce que l’on appelle être responsable. D’autre part, elle peut s’avérer égoïste car la responsabilité implique aussi d’autres personnes avec leurs besoins et demandes : assumer ses responsabilités.
Un autre sens s’ajoute à ce terme, mettant en avant l’autorité et la juridiction : être tenu pour responsable. Sous cette autorité se particularise la responsabilité morale (s’accomplir en tant qu’humain, être libre de ses choix) et la responsabilité sociale qui peut relever du professionnalisme, du caractère pénal, civil ou encore politique de la société.
Il est essentiel de retenir que la responsabilité, découlant de tout une chacune, est indissociable de la liberté puisque pour réaliser une action, il est nécessaire d’avoir un minimum de marge de manœuvre. La responsabilité est éthique : l’action mène à être responsable de ses actes envers soi-même et envers autrui. L’éthique de responsabilité est donc prépondérante dans le travail social où les actes des intervenantes peuvent avoir des répercussions sur la vie des usagères ou usagers. Selon Ricoeur (cité par Bouquet B, 2009,p.45) cette éthique de responsabilité «a pour rôle d’examiner la situation qui pose problème, passer la décision au crible de la loi morale afin d’éviter une aspiration trop individuelle et de revenir à ‘’l’intuition fondamentale de l’éthique’’, c’est-à-dire à l’esprit du devoir que seul le discernement peut apprécier.»
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Table des matières
1 La gestion de l’affect : une thématique récurrente dans la profession d’AS
1.1 Des thématiques qui se sont ajustées à ma personnalité
1.2 Débat éthique autour de la professionnalité
2 Problématique : la place de l’affect dans les services sociaux
2.1 Une profession de plus en plus réglementée
2.2 Les conséquences de l’affect au sein de la collaboration
2.3 Les liens affectifs dans le cadre professionnel, un tabou
3 Les objectifs
3.1 Les Objectifs de recherche
3.2 Les Objectifs professionnels
4 L’affect et le travail social
4.1 Les manifestations affectives et émotionnelles
4.1.1 L’attachement
4.1.2 Les états affectifs et émotions
4.2 L’affect au sein de l’intervention sociale
4.2.1 L’alliance thérapeutique
4.2.2 Le transfert et le contre-transfert
4.2.3 L’analyse des affects dans la collaboration
5 La professionnalité des AS
5.1 La profession d’AS
5.2 Les conflits dans la professionnalité des travailleuses sociales
Figure 1 : Les états du social
Figure 2 : Les liens entre les sphères du travail social
5.3 La responsabilité éthique en travail social
6 L’accompagnement : un concept polysémique
6.1 Les éléments de définition
6.1.1 La relation d’aide
6.1.2 L’accompagnement
6.1.3 Les accompagnantes et les accompagnatrices
6.2 Les pratiques et les postures d’accompagnement
6.2.1 Les pratiques d’accompagnement
Figure 3 : Tableau synthétique des pratiques d’accompagnement
6.2.2 Les postures d’accompagnement
Figure 4 : Schématisation des postures professionnelles d’accompagnement
6.3 Du principe de réparation au principe de reliance
6.3.1 Un peu d’histoire
6.3.2 Le principe de reliance
6.3.3 Le principe de réparation
6.4 La conclusion
Figure 5 : Relation, démarche, fonction, posture
7 L’élaboration d’une méthodologie
7.1 La question de recherche
7.2 La technique de recueil de données
7.3 Des professionnelles issues de milieux différents
Tableau : présentation des profils des AS interrogées
7.4 Les hypothèses
8 La description et l’analyse des entretiens
8.1 Affect et professionnalité : ce qu’en disent les AS
8.1.1 L’espace conflictuel
8.1.2 La vision et la posture de l’AS
8.1.3 Les manifestations affectives et émotionnelles
8.2 Des thématiques mises en exergue et une réflexion personnelle
8.2.1 Les conflits qui ressortent dans la professionnalité de l’AS
8.2.2 Au-delà de l’accompagnement
9 Reprenons les hypothèses
10 Les pistes d’actions et de réflexion
10.1 Contrer les préjugés et faire valoir ses idées
Image du Capitaine Haddock
10.2 Comprendre ses émotions et savoir les accueillir
11 Le bilan final
11.1 Le bilan des recherches
11.1.1 La difficulté à analyser le niveau méso
11.1.2 Interroger essentiellement des AS de service d’aide financière
11.1.3 Approfondir ce qu’est l’affection avec les AS
11.2 Le bilan personnel
11.2.1 La rédaction de ce mémoire de bachelor
11.2.2 Une nouvelle étape : décrocher un travail
12 De la pensée estudiantine à la pratique professionnelle
13 Les références
14 Les annexes
14.1 Le guide d’entretien
14.2 Les réponses au guide d’entretien
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