Les machines peuvent­elles penser ?

La question « Les machines peuvent­elles penser ? »

Quel est le sens donné par Turing à la question “ Les machines peuvent­elles penser ? ” ? Turing précise, au début de Computing Machinery… , que les machines dont il va être question dans ce texte sont exclusivement les calculateurs électroniques ­ les ordinateurs ­ considérés indépendamment de ce que la technique rend possible en 1950, et en tant qu’ils peuvent être définis comme des “ machines universelles de Turing ”. Or, la notion de “ machine de Turing ” appartient à la logique mathématique, ce qui n’est certainement pas le cas de la question de la “ pensée ” des machines. Bien plus, il est permis de considérer que, dans son champ spécifique, la définition de la “ machine de Turing ” est précisément construite sur l’exclusion de toute une part de l’idée de “ pensée ” au sens usuel ­ c’est ­à­ dire humain ­ du terme. Certes la machine “ calcule ”, et Turing affirme qu’elle calcule comme le fait un individu humain ; cependant, la portée de l’idée de “ procédé mécanique ”, du point de vue des problèmes de logique mathématique envisagés par Turing, repose fondamentalement sur l’idée que le calcul opéré par la machine exclut toute invention mathématique, toute “ ingéniosité ”. Quel est donc le lien théorique qui unit la question de la “ pensée ” des machines à la notion de “ machine universelle ” ?

Ce problème détermine l’intelligibilité de la démarche de Turing dans Computing Machinery…, et son examen exige que soit tout d’abord rappelées les grandes lignes du travail de logique mathématique, aboutissant à la définition de la “ machine universelle ”, par lequel Turing se fit connaître en 1937 . La notion de “ machine universelle ”, au­delà de sa portée proprement mathématique, renforce la plausibilité de l’équivalence intuitive entre procédure de calcul et procédé mécanique. Sa définition met en jeu la théorie hilbertienne du signe mathématique et implique la possibilité, pour la machine, de simuler ce que nous appellerons ici les conditions intuitives du calcul pour un individu humain. Or, nous verrons que la discussion que Turing eut avec Wittgenstein, lors des Cours sur les fondements des mathématiques données par ce dernier en 1939 à Cambridge, relativise l’équivalence intuitive entre procédure de calcul et procédé mécanique. En vérité, la question “ Les machines peuvent­elles penser ? ”, si elle ne relève pas, en tant que telle, du domaine de définition de la notion de machine universelle, à savoir la logique mathématique, semble être, non pas requise, mais appelée par la définition scientifique donnée de cette notion par Turing. C’est à partir de la simulation des conditions intuitives du calcul pour un individu humain, et de la perspective ouverte par la définition de ces conditions intuitives, que se pose, à propos de la machine, la question de la “ pensée ”, au sens humain du terme, c’est­à­dire au sens où tout individu humain est d’abord considéré comme pensant. Le signe mathématique, en effet, comme le montrait Jean Cavaillès, à propos de la théorie hilbertienne du signe, au moment même où Turing élaborait la notion de machine universelle, est inséparable de l’acte de pensée qui le pose, et la notion de machine universelle doit elle­même renvoyer à cet acte.

La “ machine universelle ”

Turing, au printemps de 1935 , suit un cours de M.H.A. Newman, sur les fondements des mathématiques et étudie, dans ce cadre, les théorèmes d’incomplétude de Gödel. L’article qu’il publie en 1937, On Computable Numbers, with an Application to the Entscheidungsproblem , poursuit la réflexion qu’il avait engagée à cette occasion. Le travail de Turing porte alors sur le “ problème de la décision ”, auquel il entend étendre la démonstration de Gödel, et s’inscrit donc dans le contexte des recherches suscitées par la fameuse “ crise des fondements”: la théorie cantorienne des ensembles, qui apparaissait, à la fin du 19e siècle, comme le principe d’une synthèse possible des diverses branches des mathématiques, conduisait à des antinomies, lesquelles, du fait même du statut fondateur de la théorie, ébranlaient l’édifice mathématique tout entier. Le caractère non ­contradictoire des mathématiques – leur consistance – jusque là non problématique, demandait à être démontré. Le programme des travaux à accomplir en ce sens, parmi lesquels l’examen du “ problème de la décision ” ­ das Entscheidungsproblem ­ avait été établi par Hilbert, notamment au cours du Congrès de Paris en 1928.

Le “ problème de la décision ” met en jeu la notion essentielle de “ procédure effective ” de calcul. L’outil théorique forgé par Turing dans On Computable Numbers…, la “ machine de Turing ”, a d’abord pour fonction de clarifier cette notion. Les antinomies sur lesquelles débouchait la théorie cantorienne des ensembles étaient liées à la nécessité de raisonner sur des ensembles infinis, c’est ­à­ dire de poser un infini actuel. Or, il semblait qu’abolir toute référence à l’idée d’un infini actuel imposât de rejeter une bonne partie de l’Analyse classique. Hilbert, qui s’y refusait , propose, vers 1920, une théorie du signe mathématique ­ principe d’une axiomatisation générale – dont il espère qu’elle permettra une démonstration rigoureuse de la consistance des mathématiques. Il remarque ainsi que le contenu intuitif des raisonnements peut être réduit à la seule perception des formes matérielles des signes mathématiques : il est possible de considérer une démonstration mathématique comme une suite de figures matérielles – des symboles écrits sur du papier ­ comparables aux pièces d’un jeu d’échecs ; peu importe, pour le déroulement d’une partie d’échecs, que le “ cavalier ” représente un cavalier dans le monde réel : son rôle dans le jeu est défini uniquement par une règle de déplacement spécifique. On considérera, de la même façon, que la manipulation des signes utilisés dans une démonstration mathématique est entièrement déterminée par des règles, et non par une signification qui leur serait attribuée vis à vis du monde réel. Pour reprendre un exemple proposé par Jean Dieudonné, l’énoncé “ x + y = y + x ” sera regardé uniquement comme un certain assemblage des signes “ x ”, “ y ”, “ + ” et “ = ” . Tout raisonnement mathématique devient par là un ensemble fini d’éléments parfaitement déterminés : des signes matériels et des règles. Il en est ainsi y compris lorsque sont utilisées des expressions telles que “ quel que soit ”, ou “ il existe ”, qui, si leur contenu était pris en compte, feraient nécessairement référence à un infini actuel : dans le cadre de la démarche hilbertienne, de telles expressions ne sont plus elles­mêmes que des formes matérielles. La théorie du signe mathématique défendue par Hilbert constitue, nous le verrons, l’une des conditions de la définition de la notion de machine par Turing.

Le principe mis en avant par Hilbert permettait d’examiner en tant que tels les procédés de démonstration utilisés dans les raisonnements, sous la forme des règles définissant les assemblages de signes. Il devenait possible d’élaborer une “ théorie de la démonstration ”, qui dégage des mathématiques les procédés déductifs utilisés, et en examine les propriétés. Les mathématiques devenaient elles ­mêmes objet pour une théorie de second niveau, la métamathématique. La théorie de la démonstration donnait corps, en particulier, à la notion de système formel, laquelle permet de formaliser le processus de dérivation de théorèmes à partir d’axiomes ou à partir d’autres théorèmes eux­mêmes dérivés d’axiomes.

Or, par cela même, la notion de système formel implique que l’on dispose d’une définition suffisamment précise de ce qu’est une “ procédure effective ” : comment caractériser de manière rigoureuse, sous la forme d’une méthode définie, le processus même de dérivation, c’est­ à ­dire la mise en oeuvre d’une règle ? En 1934, Gödel, reprenant une suggestion de Herbrand, proposait l’idée d’une relation entre procédure effective et fonctions récursives ; Kleene, en 1936, démontra l’équivalence entre le concept de “ lambda­définissabilité ” élaborée par Church quelques années plus tôt et la récursivité ; Turing, pour sa part, s’attache à l’idée, jusque là admise implicitement, qu’une “ procédure effective ” peut être assimilée à un procédé mécanique : il imagine une machine théorique ­ la “ machine de Turing ” ­à partir de laquelle une fonction calculable peut être définie comme une fonction susceptible d’être calculée par une telle machine. La notion de “ machine de Turing ” constitue une formalisation de l’équivalence admise entre procédure de calcul et procédé mécanique. Turing montrera ensuite, en 1937, dans un appendice à On Computable Numbers…, que sa définition et celle de Church font référence aux mêmes classes de fonctions. Est ainsi formulée la “ thèse de Church­Turing ”, selon laquelle les fonctions calculables sont celles que calcule une machine de Turing, c’est­à­dire des fonctions récursives générales.

La “ machine de Turing ” 

L’idée d’une équivalence entre calcul et machine, exploitée par Turing dans On Computable Numbers… ne renvoie pas au calcul simplement en tant que celui­ci constitue une procédure, mais en tant qu’il est effectué par un être humain. La machine envisagée par Turing doit être capable de calculer tout nombre calculable par un individu humain. Ce point, nous le verrons, est décisif, et, en tout état de cause, conduit à définir, d’une manière générale, la “ machine de Turing ” comme un procédé mécanique destiné à “ lire ” et “ écrire ” sur un support des suites de figures matérielles ayant valeur de signes, de telle sorte que certaines de ces suites soient les nombres “ calculés ” par elle.

La “ machine de Turing ” peut être envisagée à deux niveaux ; en tant que “ machine simple de Turing ”, et en tant que “ machine universelle ”. C’est par le biais de ce second niveau, qu’elle permet à Turing de proposer une solution au “ problème de la décision ”. On la décrira tout d’abord comme un dispositif constitué, d’une part, d’une tête de lecture­ écriture et d’un ruban de longueur infinie divisé en cases sur chacune desquelles peut figurer un symbole et un seul, et d’autre part, d’“ un nombre fini de conditions q1, q2, …, qk […] appelées des ‘ m­configurations ’ … ” . Les actions de ce dispositif sont déterminées à tout moment par la combinaison de sa “ m­configuration ” et du symbole figurant sur la case “ observée ” (“ scanned ”) à ce moment par sa “ tête ”. Ces actions peuvent consister à écrire un symbole sur la case “ observée ”, effacer un symbole, déplacer la “ tête ” d’une case vers la droite ou vers la gauche, enfin changer de “ m­configuration ”.

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Table des matières

Introduction
Première partie : la question « Les machines peuvent­elles penser ? »
Chapitre I : La “ machine universelle ”
Chapitre II : Les conditions intuitives du calcul pour un individu humain ; la plausibilité de l’équivalence entre procédure effective de calcul et procédé mécanique
Deuxième partie : « Computing Machinery and Intelligence »
Chapitre I : Les deux hypothèses de Turing
Section I : La méthode : le jeu de l’imitation et l’infirmation de l’opinion commune
Section II : L’hypothèse de la victoire d’une machine universelle au jeu de l’imitation: le “ comme si ” de l’examinateur
I ­ Les “ objections ”
II ­ Les “ arguments ”
L’objection­ argument “ de la conscience ”
Chapitre II : La solidarité des deux hypothèses de Turing
Section I : La critique du jeu de l’imitation
Section II : La “ pensée ” de la machine victorieuse au jeu de l’imitation
Troisième partie : Le jeu de l’imitation et la notion de pratique
Chapitre I : Le jeu de l’imitation et la problématique cartésienne : la machine et le jugement
Chapitre II : Le « je » de la machine
Section I : Hilary Putnam et le jeu de l’imitation : l’argument des “ cerveaux dans une cuve ”
Section II : Le “ je ” de la machine et la double hypothèse de Turing
I Le “ je ” de la machine et l’hypothèse de la victoire d’une machine au jeu de l’imitation
II Le “ je ” de la machine et la seconde hypothèse de Turing
Chapitre III : Le jeu de l’imitation et la problématique kantienne : la reconnaissance d’autrui
Section I : La reconnaissance d’autrui comme personne à partir de la parole
Section II : La non­reconnaissance d’autrui à partir d’une “ parole ” de la machine
Conclusion
l’idée de pratique à la lumière de la victoire de la machine ou le renversement de la problématique kantienne
Annexe : la machine de Turing
Bibliographie

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