Nous sommes en 1686. Tandis qu’Outre-Manche Newton s’apprête à livrer les Principia au monde savant, à Paris, un jeune amateur de sciences, dont les premières tentatives littéraires ont reçu un accueil favorable du cénacle des habitué(e)s de quelques salons parisiens, entreprend de mettre la philosophie naturelle à la portée des dames et des gens du monde. Une marquise, ignorante du système du monde mais non dénuée de finesse, lui donne la réplique lors de promenades nocturnes initiatiques. Le succès est immédiat, international et durable car, lorsque Fontenelle, presque centenaire, s’éteint en 1757, les Entretiens sur la pluralité des mondes ont déjà bénéficié de trente-trois éditions.
Trois siècles plus tard, historiens, linguistes et sociologues se penchent sur le phénomène de la vulgarisation scientifique. Presque tous érigent Fontenelle en créateur du genre. En revanche, la critique littéraire dénie parfois aux Entretiens toute visée vulgarisatrice. Les Entretiens sont-ils un ouvrage de vulgarisation ? La réponse apportée à cette question dépend naturellement de la définition choisie pour le concept. Afin de recueillir l’assentiment le plus large, nous avons adopté celle d’un dictionnaire courant aux qualités reconnues. Le Grand Robert de 1996 propose :
« VULGARISATION (1852) , VULGARISATION SCIENTIFIQUE (1867, Zola) : Fait d’adapter un ensemble de connaissances scientifiques, techniques, de manière à les rendre accessibles à un lecteur non spécialiste ; reformulation d’un discours portant sur un objet de science, destinée à être comprise d’un plus grand nombre de lecteurs. » .
Nul ne peut le contester : Fontenelle adapte pour sa marquise la cosmologie du moment et reformule à son usage la théorie des tourbillons cartésiens. Le triomphe éditorial de l’ouvrage prouve, quant à lui, qu’il fut compris d’un large public. Cette réponse positive à notre première question induit une remarque d’importance. Fontenelle, ami de quelques savants en vue (Varignon, La Hire, du Hamel), possède une culture scientifique étendue et variée . Ses centres d’intérêt vont des mathématiques à la chimie en passant par l’histoire naturelle. Mais c’est à la science des astres qu’il consacre le livre qui lui apportera la gloire. Pour autant, il n’est pas surprenant de voir l’astronomie figurer en tête de la chronologie des sciences vulgarisées. Est-elle la première des sciences ou doit-on considérer que la géométrie l’a précédée ? Entrer dans ce débat sortirait du cadre de notre propos. Quoi qu’il en soit, la connaissance astronomique est le fruit d’une longue histoire à laquelle tous les peuples de la Terre ont ajouté leur page. Grâce à son évidente utilité pour le repérage dans l’espace et le temps, le statut de science lui a été rapidement conféré. Mais l’intérêt que l’astronomie suscite auprès de chaque homme trouve également sa source dans les multiples questions qu’il se pose sur son origine, sa place dans l’Univers et son devenir. Comme le souligne Jean Claude Beacco, l’astronomie est « une science à forte composante métaphysique potentielle (…) et à forte potentialité poétique » . Les sentiments que provoque la contemplation du ciel étoilé chez les contemporains de Fontenelle sont, pour une bonne part, identiques à ceux qui nous animent aujourd’hui.
J’ai voulu traiter la philosophie d’une manière qui ne fût point trop philosophique ; j’ai tâché de l’amener à un point où elle ne fût ni trop sèche pour les gens du monde, ni trop badine pour les savants. » Fontenelle « .
De l’Académie, dépositaire des savoirs, aux salons, plaques tournantes de leur diffusion
Ce paragraphe a pour seule ambition de dresser un rapide panorama de la place de la science et du savant dans la culture des Lumières. La description sommaire fournie ici sera exploitée lorsque nous essaierons de dégager les caractéristiques de la vulgarisation pendant la période 1686-1793.
La science dans les institutions
Depuis 1666, la science française est dotée d’une institution, l’Académie Royale des Sciences, dont le règlement est établi en 1699. Plus que dans les autres académies du royaume, il est nécessaire d’avoir fait ses preuves pour y être admis. L’astronomie dispose d’un « sanctuaire » flambant neuf : l’Observatoire Royal, sur lequel la famille Cassini règne à partir de 1669. Dans l’étude qu’il lui consacre, Roger Hahn insiste, entre autres, sur trois caractères importants de l’institution académique. Tout d’abord, l’individualisme de ses membres : l’académicien, même s’il participe parfois à des entreprises collectives (expéditions scientifiques), travaille avant tout à sa propre gloire. Ensuite, le caractère de « modèle » de l’Académie des sciences dont le membre est « l’intellectuel exemplaire du dix-huitième siècle » . Enfin, l’expansion de l’activité scientifique pendant le siècle des Lumières, caractérisée par sa professionnalisation, l’apparition de champs de recherches nouveaux, l’ouverture à la science d’un public de plus en plus large, le développement du nombre des publications, la précision croissante des instruments nécessités par les expérimentations.
Elisabeth Badinter reprend à son compte l’analyse de R. Hahn et ajoute deux éléments nouveaux : d’une part, l’absence de rupture, pendant la première moitié du siècle entre savant et homme de lettres (Voltaire, lui-même, rêve un moment à la consécration de l’entrée à l’Académie des sciences), d’autre part, l’intervention du public cultivé à titre de médiateur entre le savant et ses pairs, inaugurant une relation triangulaire qui perdure à notre époque.
Une synthèse de toutes ces remarques pourrait être formulée de la manière suivante : l’homme de science acquiert un statut social au XVIIIe siècle dans le cadre de l’institution académique. Figure emblématique de l’intellectuel, il met en place les nouvelles règles du débat scientifique : le public cultivé devient l’arbitre entre le savant et ses pairs. Le développement d’une littérature scientifique « à la portée des gens du monde » entre parfaitement dans cette logique. Le savant qui diffuse largement ses travaux acquiert la notoriété tout en donnant à ses lecteurs le savoir nécessaire pour se forger une opinion sur les grandes questions scientifiques qui traversent la période.
La science dans les salons
Au XVIIe siècle déjà, quelques dames de la noblesse contribuent à la diffusion des nouvelles théories dans le public cultivé en accueillant dans leur salon les scientifiques en vue. C’est chez Mme de la Sablière que Fontenelle, tout jeune rédacteur au Mercure galant , fait ses premières armes, introduit par ses oncles Pierre et Thomas Corneille. Il y rencontre Mme de la Mésangère, fille de Mme de la Sablière, dont il fera sa marquise des Entretiens sur la pluralité des mondes, tandis que Mme de la Sablière est la « femme savante », stigmatisée par Molière et Boileau :
« Qui s’offrira d’abord ? Bon, c’est cette savante Qu’estime Roberval, et que Sauveur fréquente. D’où vient qu’elle a l’œil trouble et le teint si terni C’est que sur le calcul, dit-on, de Cassini, Un astrolabe en main, elle a dans sa gouttière A suivre Jupiter, passé la nuit entière. » .
Fontenelle a aussi ses entrées au château de Sceaux où la duchesse du Maine tient salon. Et ce n’est pas un hasard si une des pièces maîtresses de l’actuel Musée d’Ile-de-France qui occupe le domaine est « la leçon d’astronomie de la duchesse du Maine ». Ce tableau peint vers 1705 par le portraitiste François de Troy représente la duchesse suivant attentivement la leçon de Nicolas de Malézieu qui a la charge de l’instruire et de la divertir. Sur la table de travail, on distingue une sphère armillaire et aux pieds de la duchesse, un globe céleste.
Au XVIIIe siècle, d’autres salons parisiens ouvrent leurs portes à ceux que l’on ne tarde pas à rassembler sous le vocable « philosophes ». Les hôtesses les plus réputées sont Mme de Lambert, à qui Fontenelle réserve la primeur de ses célèbres éloges académiques, Mme de Tencin, Mme du Deffand et Mme Geoffrin. Mme du Deffand, dont la passion pour les sciences s’émoussera lors de sa rupture avec d’Alembert, convie régulièrement Pierre-Charles Le Monnier, ainsi que le rapporte l’écrivain anglais Horace Walpole de passage à Paris :
« J’ai eu beaucoup de peine à la convaincre de ne pas rester debout jusqu’à trois heures par amour de la Comète ; elle avait, dans ce but, prié un astronome d’emmener ses télescopes chez le président Hénault, pensant que la chose pouvait m’amuser. » .
Les salons s’enflamment lors des phénomènes exceptionnels : passages de comètes, éclipses. Ils se passionnent pour les grandes expéditions scientifiques : expéditions en Laponie et au Pérou pour mesurer un degré de méridien (1735 1744), observation des passages de Vénus devant le Soleil (1761 et 1769). Ils interviennent dans les grandes querelles entre cartésiens et newtoniens sur la figure de la Terre et, d’une manière plus anecdotique, ils jouent un rôle non négligeable dans les élections à l’Académie. La place particulière tenue par les femmes dans cette science des salons est probablement une des causes de l’apparition des ouvrages de vulgarisation destinés aux dames.
Au cours du siècle, la curiosité scientifique se cristallise sur les aspects spectaculaires de la science expérimentale. Parallèlement, les dames s’émancipent et sortent des salons. Les gens du monde se pressent dans les cours publics dispensés par quelques pédagogues talentueux. Le plus couru est celui de l’abbé Nollet qui réunit dans son appartement la fleur de l’aristocratie venue assister à ses célèbres expériences. Dès ses débuts en 1735, le succès est retentissant. L’abbé devenu académicien publie ses Leçons de physique expérimentale à partir de 1743, tout en s’acquittant de la charge de professeur du dauphin et de la famille royale. Au fil des vingt et une leçons, il passe en revue les propriétés des corps, la statique, la mécanique, la lumière, le magnétisme et l’électricité. La dix-huitième leçon, consacrée à l’astronomie, occupe les cent soixante premières pages du sixième et dernier volume paru en 1748. Après avoir cité en note les traités d’astronomie de Jacques Cassini, Pierre-Charles Le Monnier et l’abbé Lacaille auxquels il « renvoie ceux qui se destinent à être astronomes de profession », il expose ses ambitions :
« Je n’ai eu en vue pour le présent que les personnes du monde à qui il convient de savoir ce qu’il y a de plus commun et de plus intéressant dans cette matière, et qui n’ont pas le loisir ou la commodité de puiser ces connaissances dans les sources. » (p. 4-5) .
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Table des matières
Introduction
I. Première partie : De 1686 à 1793
A. De l’Académie, dépositaire des savoirs, aux salons, plaques tournantes de leur diffusion
1. La science dans les institutions
2. La science dans les salons
3. Un livre savant malgré les apparences
B. Observation du monde solaire et acceptation de la mécanique newtonienne
1. Le système solaire
2. Le domaine stellaire
3. Les tests de la théorie de Newton
C. Des traités de cosmographie aux premières leçons d’astronomie
1. Sciences et astronomie dans les collèges d’Ancien Régime
2. Les « Leçons » de Lacaille : un ouvrage de haut niveau
3. Deux livres de cosmographie fort dissemblables
4. Quelques mots sur l’ouvrage de Louis Cotte
D. Une mosaïque de vulgarisateurs
1. Les ouvrages principaux
a) Bernard le Bovier de Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes, 1686
b) Nicolas Bion, L’usage des globes célestes et terrestres et des sphères, suivant les différents systèmes du monde, précédé d’un traité de cosmographie, 1699
c) Abbé Pluche, Le spectacle de la nature, 1732
d) Voltaire, Eléments de la philosophie de Newton, 1738
e) Jérôme Lalande, Abrégé d’astronomie, 1774
2. Les ouvrages secondaires
a) Abbé Dicquemare, Idée générale de l’astronomie, 1769
b) Lettres sur l’astronomie pratique par M***, 1786
3. Les caractéristiques de la vulgarisation pendant la période
E. Cosmologie allemande et popularisation anglaise
a) Jean-Henri Lambert, Cosmologische Briefe über die Einrichtung des Weltbaues, 1761
b) Johann Elert Bode, Erläuterung der Sternkunde und der dazu gehörigen Wissenschaften, 1778
c) William Derham, AstroTheology, 1714
d) James Ferguson, Astronomy explained upon sir Isaac Newton’s principles, 1756
F. La femme, destinataire privilégiée d’écrits vulgarisateurs
a) Madame Leprince de Beaumont, Magasin des enfants, 1758
b) Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes, 1686
c) John Harris, Astronomical dialogues between a gentleman and a lady, 1719
d) Francesco Algarotti, Il newtonianismo per le dame, 1737
e) James Ferguson, An easy introduction to astronomy for young gentlemen and ladies, 1768
f) Leonhard Euler, Lettres à une princesse d’Allemagne sur divers sujets de physique et de philosophie, 1768-72
g) Jérôme Lalande, Astronomie des dames, 1786
G. Conclusion
II. Deuxième partie : De 1793 à 1853
A. La science : grandeur et décadence ?
1. De 1793 à 1827
2. De 1827 à 1853
B. L’Univers s’agrandit par l’observation et le calcul
1. Le triomphe de la mécanique céleste
2. L’étude du monde stellaire
3. De nouveaux moyens d’exploration
C. De l’enseignement de l’astronomie à celui de la cosmographie
1. Les établissements d’enseignement secondaire
2. Le disciple de Laplace et l’héritier de Lalande
3. La loi Guizot et ses conséquences sur la lecture
4. Académiciens de province et enseignants rédigent des manuels de cosmographie
5. Un livre de cosmographie pour un large public
D. Savants et enseignants diffusent la connaissance
1. Les ouvrages principaux
a) Pierre-Simon Laplace, Exposition du système du monde, 1796
b) Louis-Benjamin Francœur, Uranographie, 1812
c) Jean-Baptiste Ajasson de Grandsagne, Traité élémentaire d’astronomie, 1835
d) Auguste Comte, Traité philosophique d’astronomie populaire, 1844
e) François Arago, Astronomie populaire, 1854-57
2. Les ouvrages secondaires
a) Pauilhé, Astronomie des gens du monde, 1820
b) Perrault-Maynand, Uranographie de la jeunesse, 1832
c) Desdouits, Leçons élémentaires d’astronomie, 1844
d) Arnauld Berquin, Astronomie pour la jeunesse, 1852
3. Les caractéristiques de la vulgarisation pendant la période
E. L’héritier et l’humaniste
a) John Herschel, Traité d’astronomie, 1831
b) Thomas Squire, Astronomie enseignée en vingt-deux leçons, 1823
c) Adolphe Quételet, Astronomie élémentaire, 1826
d) Alexander von Humboldt, Cosmos, 1845-62
F. Les littérateurs vulgarisent pour les dames
a) Margaret Bryan, A compendious system of astronomy, 1797
b) Louis Aimé Martin, Lettres à Sophie sur la physique, la chimie et l’histoire naturelle, 1811
c) Charles Liskenne, Lettres à Palmyre sur l’astronomie, 1825
d) Comte de ***, Petite astronomie des dames, 1826
e) Comte Foelix, Astronomie des dames, 1849( ?)
f) Sophie Ulliac-Trémadeure, Astronomie et météorologie à l’usage des jeunes personnes, 1843
G. Conclusion
III. Troisième partie : De 1853 à 1880
A. Le savant se retire dans sa tour d’ivoire
1. La science dans les institutions et son image dans le public
2. L’affaire Le Verrier
B. L’astronomie française manque le tournant
1. La mécanique céleste rencontre les premiers écueils
2. L’observation : des catalogues stellaires aux canaux martiens
3. Les débuts de l’astrophysique
4. Les amateurs
C. Brève tentative de bifurcation et retour à la prédominance des humanités
1. La bifurcation
2. La cosmographie après la bifurcation
3. La croisade des militants laïcs
D. Une relève assurée par les vulgarisateurs professionnels
1. Les ouvrages principaux
a) Frédéric Petit, Traité d’astronomie pour les gens du monde, 1866
b) Amédée Guillemin, Le ciel, 1863
c) Jean Rambosson, Histoire des astres, 1874
d) Camille Flammarion, Astronomie populaire, 1879
e) Etude comparée des ouvrages de Guillemin et Flammarion
2. Les ouvrages secondaires
a) Jean Loison, Abrégé élémentaire d’uranographie, 1861
b) Audoynaud, Entretiens familiers sur la cosmographie, sans date
c) Emile Darcey, L’astronomie, 1878
3. Les caractéristiques de la vulgarisation pendant la période
E. Un nouveau venu dans le concert des nations
a) Richard Proctor, Lessons in elementary astronomy, 1871
b) Simon Newcomb, Popular astronomy, 1878
F. Les dernières astronomies des dames
a) E.D. Esnault, Abrégé d’astronomie destiné aux dames et aux jeunes personnes, 1869
b) Camille Flammarion, Astronomie des dames, 1903
G. Conclusion
Conclusion Générale