Le dialogue entre Socrate et Calliclès
Le dialogue entre Socrate et Calliclès prend une tournure différente puisque contrairement à Polos qui s’est avéré être un opposant léger, Calliclès affirme lui une vive opposition à la pensée de Socrate. En effet, il fait lui-même le diagnostic de la chute de Polos en affirmant que si celui-ci s’est avoué vaincu, c’est parce qu’« il s’est laissé si bien entortiller par [s]es discours qu’il a dû recevoir le mors, faute d’avoir osé dire ce qu’il pensait » [482e], autrement dit, il a eu honte d’avouer combien il admire l’injustice. En ce qui concerne le dialogue entre Socrate et Calliclès, c’est quatre points de l’argumentation qui semblent plus spécifiquement poser quelques difficultés. Tout d’abord, Calliclès nie que les gens réglés soient les plus heureux et les gens injustes les plus malheureux [493b 494b]. Ce mouvement rejoint d’ailleurs les premier et deuxième points du dialogue entre Polos et Socrate, à savoir les thèses affirmant qu’il est un plus grand mal de commettre l’injustice que de la subir, et que les gens injustes et méchants sont malheureux tandis que les gens honnêtes et justes sont heureux. La thèse ici énoncée n’est en fait qu’une reformulation du second point qui posait problème à Polos (les gens injustes et méchants sont malheureux tandis que les gens honnêtes et justes sont heureux), et qui était profondément lié au premier (il est un plus grand mal de commettre l’injustice que de la subir). D’ailleurs, on remarque que Socrate fait d’ores et déjà appel au récit mythique ici, puisqu’il mentionne plusieurs références portant sur une autre vie après la mort et notamment le récit d’un Sicilien13 [493a-d]. Nous avons donc comme un mythe avant le mythe. Pourquoi Socrate en use-t-il ici ? C’est un point que nous développerons plus précisément ultérieurement. Mais déjà, nous constatons que Calliclès n’est pas convaincu par la thèse qui vient d’être énoncée. Lorsque Socrate explique à Calliclès ce qu’il entend par « maîtrise de soi » [491d-e], consistant à « se dominer, à commander en soi aux plaisirs et aux passions (τῶν ἡδονῶν καὶ ἐπιθυμιῶν) », ce dernier rétorque [492a].
En vertu de ces considérations, nous ne sommes pas surpris de constater que Calliclès résiste quant à l’affirmation de la différence du bien et du bon avec l’agréable [494e-495c].
C’est justement cette confusion qui constituait la raison de sa première désapprobation concernant la thèse d’après laquelle « les gens réglés sont les plus heureux et les gens injustes les plus malheureux ». Calliclès affirme [494d] que l’on peut vivre agréablement en se grattant, et lorsque Socrate lui demande : « Si cette vie est agréable (ἡδέως), elle est donc heureuse (εὐδαιμόνως)» ? », il répond : « Sans aucun doute ». D’après Calliclès, vivre agréablement revient donc au même que vivre heureusement. En effet, l’action de se gratter satisfait un désir (le désir de se gratter). Or, puisque pour Calliclès le bien consiste dans le plaisir, il s’agit de satisfaire ses désirs pour être heureux, indépendamment de la nature du désir en question et de ses effets à plus long terme, par exemple, sans prendre en compte le fait que nous risquons d’être irrités à force de nous être abondamment grattés. Ici, les exemples donnés par Calliclès concernent des désirs du corps (la soif, la faim, le fait de se gratter), cela souligne donc combien il accorde de l’importance à celui-ci dans la mesure où il affirme que la satisfaction des désirs liés au corps rend heureux.
En somme, Calliclès nie également la thèse de Socrate énonçant que « le châtiment est meilleur pour l’âme que l’incontinence » [505b-505d]. On observe alors que Socrate reprend l’argumentation qu’il avait développée dans sa discussion avec Polos puisque ce point-ci rejoint le troisième point qui posait problème et qui affirmait que ceux qui agissent injustement et échappent au châtiment sont plus malheureux que ceux qui payent la peine de leur faute. L’idée principale dans ces deux formulations est que la punition est un bien pour l’âme lorsqu’elle est un moyen de la remettre dans le droit chemin, c’est-a-dire dans la voie vers la vertu et la justice. Charles H. Kahn souligne un élément particulièrement intéressant sur ce mouvement de l’argumentation : « Une fois que Calliclès admet que certains plaisirs sont meilleurs, certains pires, il a en effet accepté le boulesthai ou le choix rationnel comme critère décisif de vertu et de bonheur, à la place de l’epithumia ou du désir pur. » En effet, Calliclès reconnaît qu’il y a différents plaisirs [499b], et il convient avec Socrate que l’orateur qui suit la vertu réfléchit continuellement aux moyens de faire naître la justice dans l’âme et d’en bannir l’injustice [505b]. Il lui accorde également qu’il n’est pas avantageux pour l’homme de vivre avec une âme mauvaise, et qu’ainsi il faut l’éloigner de ses désirs tant qu’elle est déraisonnable pour espérer la rendre meilleure. Comme l’envisage très bien Kahn, Calliclès devrait, après ces approbations, réévaluer ses positions et consentir enfin à considérer que le châtiment est meilleur pour l’âme que l’incontinence, pourtant ce n’est pas ce qui advient [505b-c].
Calliclès semble alors faire preuve de mauvaise volonté dans ce passage du dialogue puisqu’il a préalablement accordé à Socrate tous les points qui permettaient d’arriver à la thèse de départ : qu’il n’est pas souhaitable de vivre avec une âme mauvaise, que pour la rendre meilleure il faut l’éloigner des désirs qui la feront perdurer dans ces maux, autrement dit que le châtiment peut s’avérer nécessaire à l’âme lorsque celle-ci a été corrompue par l’injustice.
En dépit de ces considérations, il refuse d’attribuer toute vérité à la thèse de Socrate et fait mine de ne pas comprendre ce qu’il veut dire. Nous pourrions aller plus loin et dire que Calliclès fait preuve de mauvaise foi ici : il sait en fait tout à fait ce que veut dire Socrate. Cependant, lui accorder ce point éliminerait toute cohérence entre ses revendications et la manière dont il mène sa vie, toute harmonie entre ses mots et ses actes. Calliclès ne peut donc souscrire à l’idée que le choix rationnel est un critère décisif de bonheur contre l’epithumia, les passions, les appétits, car il se contredirait lui-même, et il le sait. Ainsi, il aura admis que certains désirs sont meilleurs que d’autres, mais refusera d’accorder ce qui pourtant semble nécessaire après de telles considérations, à savoir qu’un choix entre ces désirs doit être entrepris et que c’est le choix de satisfaire les meilleurs des désirs qui contribuera au bonheur, mais surtout qu’il s’agit du choix de la rationalité et non du corporel.
Le point central dans l’argumentation de Socrate, dont ni Polos ni Calliclès ne consentent à accorder la justesse, est celui affirmant qu’il est un plus grand mal de commettre l’injustice que de la subir (si cela n’est pas formulé comme tel dans le dialogue avec Calliclès, les mêmes enjeux sont pourtant bien présents) et en somme, que les gens injustes sont donc malheureux. Or, on peut tout à fait comprendre pourquoi il ne va pas de soi au premier abord de soutenir une telle thèse. Prenons pour exemple les comportements des jeunes enfants : on voit qu’eux-mêmes semblent agir comme s’il valait mieux commettre l’injustice plutôt que la subir. L’enfant qui fait une bêtise a conscience de sa faute, c’est pourquoi il préfère dénoncer son semblable lorsqu’on lui demandera qui est l’auteur de ce faux-pas, tout simplement parce qu’il sait que sa bêtise sera suivie d’une punition et qu’il estime que toute punition est un mal, il n’est donc pas souhaitable de s’infliger un tel châtiment. Bien sûr, un tel exemple est railleur vis-à-vis de Calliclès, mais il ne s’agit pas de le comparer à un enfant, dont il est peu probable qu’il ait une conscience morale aussi développée. Cependant, l’exemple de l’enfant nous est utile pour illustrer un point, à savoir que considérer qu’il vaut mieux commettre l’injustice plutôt que de la subir est une réaction intuitive, c’est-à-dire la pensée immédiate qui nous traverse lorsqu’on nous pose la question et, en somme, la réaction qui semble naturelle comme nous l’apprend souvent l’observation des jeunes enfants, mettant en doute l’existence d’un sens moral inné. Il n’est pas supposé ici que chaque individu réponde instinctivement qu’il est pire de subir l’injustice, mais simplement que l’on peut comprendre une telle réponse immédiate.
En effet, subir l’injustice suppose que l’on soit par exemple jugé et puni pour un acte que l’on n’a pas commis, ce qui n’est souhaitable pour personne. Nous serions en position de nous demander si, lorsque la réponse intuitive consiste à s’opposer à la thèse de Socrate, le sujet n’appréhende pas en premier uniquement cet aspect de la proposition, et ne considère l’autre que dans un second temps. Ainsi, il se dit : commettre l’injustice, c’est mal ! Mais subir l’injustice, que c’est terrible ! Pourtant, s’il réfléchit plus longuement aux enjeux de cette proposition et qu’il prend ses distances avec son corps, peut-être admettra-t-il qu’il est finalement bien pire de la commettre. Cependant, concernant Calliclès, il ne semble pas qu’il s’agisse seulement d’une réaction intuitive mais bien d’un jugement réfléchi puisqu’il refuse catégoriquement la thèse de Socrate. Pour quelles raisons ? Parce que sa définition du bien ne s’apparente pas à celle de ce dernier ? En effet, il semble que la réponse qu’on puisse donner soit la suivante : Calliclès cherche le plaisir et évite la peine, il entend maximiser le bien, non pas au sens moral, mais appréhendé comme l’agréable ; c’est pourquoi il ne peut adhérer aux thèses de Socrate. Les passages cités p.15, [492a] et [494a-b], en font acte : Calliclès considère que c’est le plaisir trouvé dans la satisfaction des désirs qui rend heureux. Cette conception du bonheur place le corps au centre des préoccupations et suppose qu’il faut se soucier de lui si l’on souhaite accéder à une vie bonne, au sens où Calliclès l’entend.
Cependant, Socrate a une conception bien différente du bonheur et du bien, comme nous l’avons déjà évoqué, puisque dans cette vision c’est l’âme qui se voit attribuer une place d’exception. Ainsi, pour un Socrate qui pense la supériorité de l’âme sur le corps et qui envisage le bien et le mal pour l’âme, le plus grand des maux sera associé à celle-ci [478e] ; tandis que pour un Calliclès qui porte un intérêt tout particulier au corps et qui tient pour identique souffrance et malheur, c’est au corps que le mal suprême sera associé. Commettre l’injustice étant un mal pour l’âme, et subir l’injustice une souffrance pour le corps, par les châtiments corporels que cela peut entraîner, les deux interlocuteurs ne pourront alors jamais s’accorder car il sera toujours pire pour Socrate de commettre l’injustice et pour Calliclès de la subir, en vertu de leurs conceptions respectives au sujet du bien et, par extension, du bonheur.
Ces trois points de désaccord entre Socrate et Calliclès mettent en lumière ce qui faisait également obstacle à la persuasion de la supériorité de l’âme sur le corps avec Polos : le corps lui-même, c’est-a-dire une certaine conception du désir qui était déjà présente chez Polos consistant à privilégier la satisfaction des désirs liés au corps. Cependant, un second élément semble intervenir dans cette limite du logos à pouvoir persuader de la supériorité de l’âme, et elle est particulièrement illustrée dans le dernier mouvement de l’argumentation qui fait défaut. En effet, Socrate soutient que la mort n’a rien d’effrayant, mais que c’est l’injustice qu’il faut craindre [522b-523b]. Il explique à Calliclès qu’il serait lui-même jugé comme le médecin accusé devant des enfants par un cuisiner, car il ne pourrait se défendre en disant la vérité aux juges, à savoir qu’il agit selon la justice et dans leur intérêt. Il argue que cette impossibilité à se défendre est néanmoins préférable à l’injustice. Socrate préfère donc une vie de justice, même si, ne pouvant se défendre, cela devait le conduire à la mort ; tandis que d’après son interlocuteur, la flatterie et l’injustice sont préférables à celle-ci. En effet, il semble que la mort soit pour lui un très grand mal, dans la mesure où elle signifie la destruction du corps auquel il accorde une si grande importance, et c’est pourquoi il s’intéresse peu à l’âme et à ce qui s’y rapporte, c’est-à-dire la justice. Calliclès indique à Socrate [483a-b].
Il identifie donc le fait de subir l’injustice comme étant le plus désavantageux et ajoute que ce n’est pas le fait d’un homme mais d’un esclave. De plus, Calliclès affirme qu’il n’y a que pour ces derniers que la mort est préférable à la vie, ce qui souligne le caractère redoutable qu’il lui accorde. En effet, comment ne pas craindre la mort si l’on y voit la destruction de notre corps, celle-ci constituant la condition la moins enviable ? La peur de la mort et de la souffrance apparaît alors être un second facteur à la difficulté de persuader de la supériorité de l’âme sur le corps. En outre, cette cause est profondément liée à la première, à savoir la confusion entre le bonheur et le plaisir et la conception inadéquate des désirs. Cependant, c’est cette seconde cause qui apparaît comme étant la plus fondamentale puisque Socrate s’emploie pendant tout le dialogue à réfuter ces conceptions et à convaincre ses interlocuteurs du contraire. En effet, la peur de la mort et de la souffrance, qui nous fait refuser de croire que le châtiment peut être un bien pour l’âme, est solidaire avec une certaine conception des désirs, c’est-a-dire celle qui entend donner une primauté au corps et à la satisfaction des désirs qui en résultent, mais c’est cette conception qui s’avère être à la source de la crainte grandissante quand il s’agit de penser sa finitude.
Si les interlocuteurs de Socrate ne parviennent pas à saisir la supériorité de l’âme, c’est donc parce qu’ils sont trop attachés aux contingences du corps et des désirs qui en résultent, c’est pourquoi ils croient que tout désir est bon à satisfaire. Si la nécessité d’une poursuite de la justice leur échappe, c’est parce que leur corps fait obstacle à cette recherche. Citons un passage du Phédon [67e-68c] tout à fait éclairant pour caractériser le personnage de Calliclès.
Le Phédon
Nous examinerons dans un second temps les obstacles que rencontre l’argumentation dans le Phédon, tout d’abord les insuffisances internes au raisonnement de Socrate puis les obstacles plus fondamentaux à la pensée de l’âme séparée du corps. Ainsi, nous dégagerons les similitudes et les divergences entre les deux dialogues afin de déterminer si les obstacles sont identiques ou s’ils se distinguent en fonction de la nature des interlocuteurs. Cela nous permettra finalement de déterminer si Socrate a recours au mythe en vertu de ces derniers ou bien en vertu du sujet traité.
L’insuffisance des arguments de Socrate
Tout au long du dialogue, Socrate défend la thèse déclarant que l’âme survit à la mort du corps. Les arguments en faveur de celle-ci qui vont être à l’origine d’objections de la part des interlocuteurs sont les suivants : tout d’abord l’âme ressemble au divin [79e], elle est toujours même qu’elle-même, invisible, indissoluble, objet pour l’intelligence etc., elle s’en va donc vers son semblable, c’est-à-dire le divin, l’immortel, l’invisible [81a]. Ensuite, c’est l’hypothèse de l’âme harmonie qui est évoquée, d’après laquelle l’âme serait la synthèse des contraires qui constituent le corps, une combinaison des opposés qui maintiennent la cohésion du corps lorsqu’ils sont en proportion convenable.
En outre, Simmias et Cébès émettent quelques doutes concernant cette thèse de la survie de l’âme sur le corps et affirment que le raisonnement de Socrate n’a finalement pas permis de la démontrer. Simmias estime que les arguments de Socrate ne sont pas suffisants pour la valider. En effet, il craint que l’âme ne soit détruite en premier par sa structure semblable à une harmonie alors que le corps met du temps avant d’être totalement dissout. Il s’en prend donc à la théorie de l’âme harmonie et entreprend une analogie entre celle-ci et l’harmonie musicale d’une lyre avec ses cordes pour en souligner les limites [85c-86d]. Dans le cas de l’harmonie musicale, celle-ci périt en même temps que la lyre et ses cordes. La théorie de l’âme harmonie ne permet donc pas de penser l’immortalité de l’âme selon lui car l’harmonie périt en même temps que le corps, rendant la notion même d’harmonie convenable pour penser le corps mais pas pour penser l’âme.
Cébès, bien qu’il ne soit pas d’accord avec l’objection de Simmias, ne pense pas non-plus qu’ils aient parlé de manière suffisante pour démontrer la survie de l’âme sur le corps. En effet, il craint que l’âme ne périsse à l’instant même où elle quitte le corps, à force d’en avoir usé un bon nombre. Tout comme Simmias, il utilise une image pour exprimer son objection auprès de Socrate : celle du tisserand [87b-88c]. A la question « lequel de ces deux genres de choses dure le plus longtemps, un homme, ou un vêtement qu’on utilise et qu’on porte ? » Cébès répond que c’est l’homme qui meurt en dernier, après avoir épuisé une longue série de vêtements, mais en premier si on se réfère au dernier vêtement de la série.
Cela lui permet de mettre en évidence les rapports entre l’âme et le corps : l’âme dure plus longtemps que le corps, de la même manière que le tisserand en comparaison du vêtement ; tout comme un homme épuise de nombreux vêtements au cours de sa vie, l’âme use d’un bon nombre de corps. Cébès entend alors montrer que l’âme, au moment de périr, se trouve porter le dernier vêtement tissé, c’est-à-dire le dernier corps dont elle s’enveloppe. Puisque le corps périt sans cesse, on pourrait donc penser que la mort en tant que telle servirait plutôt à qualifier la destruction de l’âme. Ainsi, ce qui doit être souligné pour Cébès, c’est que la thèse de l’âme de forme divine préexistant avant la naissance n’implique pas que celle-ci est immortelle, mais simplement qu’elle dure longtemps. L’âme finirait alors par périr, épuisée à force d’avoir trop vécu. Dans cette perspective, c’est donc la vie elle-même qui finit par tuer l’âme.
Ces objections sont jugées tout à fait justes par Socrate lui-même et l’atmosphère qui leur fait suite est décrite par Phédon et Echécrate [88c] qui parlent d’ « impression pénible », de « trouble » et d’ « incertitude », en raison du caractère convaincant de leurs critiques, et particulièrement en ce qui concerne celle de Cébès. Simmias et Cébès soulèvent donc les limites de l’argumentation de Socrate visant à démontrer non seulement la subsistance de l’âme après la mort du corps, mais plus que cela, l’immortalité de l’âme. Cependant, leurs objections ne visent pas tous les raisonnements tenus auparavant, puisqu’ils affirment avoir été convaincus notamment par celui portant sur la réminiscence. Il ne s’agit donc pas pour Socrate de recommencer sa démonstration mais uniquement de réfuter leurs objections afin que ses interlocuteurs soient finalement convaincus. Il réfute ainsi dans un premier temps l’objection de Simmias [92a-95a], puisque la conception que ce dernier a de l’harmonie n’est en fait pas celle de Socrate. Ensuite, il revient sur l’argument de Cébès qu’il recentra sur la question de l’immortalité et de l’indestructibilité de l’âme [95a-e]. Que l’âme préexiste à son entrée dans le corps et qu’elle use d’un bon nombre de corps ne prouve effectivement en aucun cas qu’elle soit immortelle, puisqu’elle pourrait, comme le craint Cébès, être détruite après s’être consumée dans ses multiples incorporations. Socrate appuie alors l’incertitude de Cébès qui subsiste après son raisonnement, mais indique que la possible destruction de l’âme, si elle nous est désagréable, ne doit pas susciter en nous la crainte puisqu’à l’heure où elle adviendra nous ne serons plus là pour en souffrir. En outre, en plus d’avoir réagi à leurs objections, Socrate se lance dans un dernier raisonnement qui se clôt par la démonstration de l’immortalité de l’âme [105c-e] et de son indestructibilité [105e-107a]. Or, Cébès et Simmias affirment successivement être convaincus par ce dernier raisonnement [106e-107c]. Ainsi, si certains éléments du développement de Socrate ont d’abord été sujet à des désaccords, on constate qu’ils parviennent finalement à s’entendre sur les points qui posaient problème.
De l’impossibilité d’une connaissance en cette vie
Si certains mouvements de l’argumentation font difficulté et suscitent des réactions de Simmias et Cébès, on peut montrer aussi l’existence d’obstacles plus fondamentaux à la pensée de l’âme séparée. A plusieurs reprises, les interlocuteurs de Socrate partagent eux-mêmes leurs doutes quant à la possibilité même d’une connaissance en cette vie. Simmias avoue notamment [85c-86d] : « […] à mon avis Socrate,- et sans doute est-ce aussi le tien -, arriver à une connaissance claire en ce domaine ou bien est impossible en cette vie ou bien est extrêmement difficile. »
Ainsi, un des éléments qui semble faire défaut quant à être persuadé de l’immortalité de l’âme en cette vie se situe au niveau du corps, qui fait lui-même obstacle à la connaissance.
Ce point est soulevé par Socrate dans un passage au début du dialogue [65b-67b]. Le corps, suscitant en nous tout un tas d’appétits et d’impulsions, nous rend esclaves, incapables de discerner le vrai, et il nous faut alors nous en séparer si nous souhaitons suivre le chemin de la connaissance car « à cause de lui il ne nous sera jamais possible de penser, et sur rien20 ».
L’âme ne saisit donc la vérité que lorsqu’elle se sépare du corps dans la mesure où il la trompe sans cesse. Socrate va plus loin et affirme que les philosophes en viennent à affirmer que c’est seulement lorsque nous aurons cessé de vivre que nous pourrons accéder à la pensée. Cela va donc dans le sens de l’impossibilité d’une connaissance en cette vie.
D’ailleurs, l’attitude finale de Criton révèle à quel point le corps fait obstacle à la connaissance puisqu’il en est lui-même une belle illustration. En effet, Criton se soucie du devenir du corps de Socrate et lui demande comment ce dernier souhaite qu’on l’ensevelisse après sa mort [115b-e]. Il accorde donc une importance toute particulière au traitement qui lui sera infligé, et si c’est le cas, c’est bien parce qu’il a soin que celui-ci n’en subisse pas de mauvais. Si Socrate était parvenu à le persuader, il ne serait pas venu à l’esprit de Criton de poser une telle question, dans la mesure où il aurait dû comprendre que le corps inerte de Socrate ne serait plus Socrate, mais seulement une enveloppe corporelle dans laquelle son âme avait pris place à un moment donné. En vérité, on ne doit donc pas se tourmenter de la sorte quant à savoir de quelle manière nous devrons traiter le corps sans vie de Socrate. En effet, une fois le poison bu et à l’heure où le corps aura perdu toute ses couleurs, Socrate sera déjà loin. Puisque Criton n’est pas parvenu à assimiler ces informations, c’est que le discours de Socrate et ses arguments n’ont pas été suffisamment convaincants. De plus, en assistant à la scène finale et aux pleurs de Simmias et de Cébès après que leur ami a bu le poison, on constate également leur part de faiblesse. Malgré tout le discours de Socrate et leur assentiment envers ses arguments, ils ne parviennent pas à contenir tout leur chagrin. Il semble que les obstacles aux arguments soient donc plus profonds. Ce corps et les soucis qu’il inflige à notre esprit apparaissent alors ici tout à fait constituer une limite pour penser l’âme.
Or, que le corps fait obstacle, nous l’avions déjà formulé dans l’examen des limites de l’argumentation de Socrate dans le Gorgias. Notons cependant que pour ce dialogue-ci, il s’agissait moins d’obstacle à la connaissance qu’au sujet d’opinions sur le bien et le mal. Polos et Calliclès, trop guidés par les désirs dictés par leur corps, ne parvenaient pas à distinguer le bien de l’agréable et à appréhender le bonheur autrement qu’à travers des critères tels que les affects ou les passions, ils échouaient alors à adhérer aux thèses de Socrate. En outre, ce dernier soulève lui-même dans le Phédon les limites à son argumentation face à un Calliclès ou un Polos : le corps de ces derniers. Ainsi, c’est ce corps qui pourrait nous empêcher d’accéder à une connaissance en cette vie, ce qui nous est plus que suggéré par Socrate [66d-67b].
Les limites à la pensée de l’âme
L’échec de tout discours
Après avoir étudié les limites de l’argumentation pour parler de l’âme séparée du corps dans le Gorgias puis dans le Phédon, nous constatons des similitudes et des dissemblances.
En effet, dans les deux dialogues, les réactions des interlocuteurs ne sont pas les mêmes à bien des niveaux. Dans le Gorgias, Polos et Calliclès ne sont pas convaincus par les arguments de Socrate, mais les justifications rationnelles qu’ils déploient pour le réfuter sont insatisfaisantes. Ainsi, nous avons vu que, les concernant, c’est le corps qui constitue un obstacle à la pensée de l’âme. Dans le Phédon, si Simmias et Cébès font d’abord part de leurs objections concernant certains arguments de Socrate, et de manière pertinente, ils arrivent finalement à s’accorder avec lui. Dans ce dialogue, c’est donc davantage le logos lui-même qui fait obstacle, puisqu’il ne suffit pas à les convaincre pleinement de l’immortalité de l’âme.
Dans le Phédon, Socrate souligne lui-même combien le corps peut faire obstacle à la pensée, et même si ce n’est pas l’obstacle fondamental au sein de ce dialogue, il est traité notamment avec le cas de Criton, qui nous offre un exemple d’échec à penser l’âme lorsqu’il se soucie de la dépouille de Socrate. Dans le Gorgias, nous avons également une illustration de cet obstacle puisque Calliclès lui-même est l’expression de tout ce qui résiste au logos sur l’âme chez les hommes avec son engagement pratique à une vie de succès et de pouvoir qui semble aller de pair avec la poursuite d’un maximum de plaisirs et de désirs. Tout comme Kahn l’écrivait dans son article, Platon combine des éléments logiques et personnels à l’intérieur des réfutations, le débat devenant donc un examen de la vie des interlocuteurs. En réfutant Polos et Calliclès, Socrate réfute alors leur manière de vivre et leur conception du désir, toutes deux liées intimement au corps, ce qui, nous l’avons vu, fait obstacle à la connaissance. S’agissant de Calliclès, la critique est encore plus vive puisqu’il résiste davantage aux arguments de Socrate et ne se laisse jamais convaincre, en raison de sa conception radicalement opposée à ce dernier sur les thèmes de la justice et de la morale qui lui sont si chers. Ainsi, les interlocuteurs de Socrate dans le Gorgias, et particulièrement Calliclès, ne sont pas convaincus, et ce, moins en raison d’une faiblesse supposée des arguments de Socrate que parce qu’ils ne sont pas disposés à l’être. En effet, c’est moins l’inconsistance du discours de Socrate qui les empêche d’y adhérer que leurs propres convictions ; c’est d’ailleurs parce que Socrate tente de réfuter ces convictions que Calliclès affirme une opposition encore plus nette, se sentant attaqué dans sa personne même. Mais si Calliclès ne parvient pas à être convaincu au terme du dialogue, cela en va différemment en ce qui concerne les interlocuteurs de Socrate dans le Phédon.
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Table des matières
I. Les limites de l’argumentation pour parler de l’âme séparée du corps
1. Gorgias
1.1 Le dialogue entre Socrate et Polos
1.2 Le dialogue entre Socrate et Calliclès
2. Phédon
2.1 L’insuffisance des arguments de Socrate
2.2 De l’impossibilité d’une connaissance en cette vie
3. Les limites à la pensée de l’âme
3.1. L’échec de tout discours
3.2. Le privilège des philosophes ?
II. La raison du mythe
1. A qui s’adressent les mythes ?
1.1 Un outil de persuasion pour les non-savants
1.2 Une puissante consolation ?
2. La fonction des mythes de l’âme
2.1 Inspirer le goût de la vertu
2.2 Le mythe donne à voir
III. Le contenu du mythe
1. Gorgias
1.1 Le mythe du jugement des âmes
1.2 Les premières conséquences tirées par Socrate
1.3 Calliclès au centre de la fin du dialogue
2. Phédon
2.1 La géographie terrestre
2.2 Le jugement des âmes après la mort
2.3 Conclusions
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