LES LIGNES DE VIE ET LEUR TRAME
PROPOSITION THÉORIQUE ET MÉTHODOLOGIQUE
à l’élevage d’Uruguay Il existe deux types de tradition intellectuelle concernant l’analyse de l’élevage en Uruguay: une qui privilégie l’entrée par le problème de la stagnation de la production et l’autre qui considère d’abord sa modernisation (Moraes, 2001). Pour chacune des deux interprétations, les éleveurs sont analysés à travers le recours à des catégories opposées liées à la productivité : producteurs capitalistes et précapitalistes ; ou à la modernité éleveurs innovateurs et routiniers, progressistes et traditionnels (Moraes, 2001, de Torres, 2013a et 2013b). Plusieurs auteurs de la deuxième moitié du vingtième siècle ont cherché à résoudre le problème du développement de l’élevage en Uruguay (Astori, 1979, Barrán et Nahum, 1978, Paolino, 1990, Millot et Bertino, 1996).
Cette question est également devenue incontournable pour l’économie, l’histoire, la sociologie et l’analyse des politiques publiques (Piñeiro, 1990, Irigoyen, 1990, Alvarez Scaniello, 2007, Moraes, 2008, Rearte, 2011). Les études économiques sur la productivité de l’élevage qui ont montré une stagnation structurelle, soulèvent des problèmes d’accès aux technologies comme cause centrale, dont l’adoption permettrait d’améliorer la performance globale du secteur. Une première hypothèse signale qu’il n’existe pas en Uruguay de technologie pour l’élevage, ou bien qu’elle est insuffisante, et qu’on a donc besoin d’introduire des technologies matures d’ailleurs (Paolino, 1990; Moraes, 2001). Les études en économie, l’agronomie et l’histoire de la deuxième moitié du vingtième siècle déplorent quant à elles les limites d’adoption de l’ensemble du modèle technologique Néozélandais, qui aurait pu permettre d’assurer une véritable révolution verte 11 (Astori, 1979; Barrán et Nahum, 1978, Paolino, 1990; Millot et Bertino, 1996; Moraes, 2001). Ces analyses envisagent ce rejet des éleveurs comme une conduite des éleveurs de nature irrationnelle et précapitaliste, les privant d’une opportunité d’augmenter leur profit. Une deuxième hypothèse de l’analyse visitée soutient que la technologie a des effets sur les transformations sociales (De Torres, 2013) et qu’elle peut donc servir pour analyser l’évolution relative d’un groupe humain, du primitif au plus complexe ou de l’immaturité à la maturité (Ingold, 1997). Les travaux de sciences sociales plus récents ont participé lors de leurs études de l’élevage en Uruguay à l’établissement de la notion de « technologie comme machine théorie » (Ingold 1997).
C’est-à-dire qu’à considérer la technologie comme synonyme d’objets et non pas de processus l’élevage à ciel ouvert apparait alors comme un paysage vide de technologie (De Torres, 2013a). À l’époque où l’on concevait l’élevage à ciel ouvert comme étant opposé à la technologie importée, il représentait non seulement un problème pour la rationalité capitaliste, mais aussi une option archaïsante. Les discussions entre les diverses sciences sociales, à propos de l’élevage durant la deuxième moitié du vingtième siècle montrent en effet le renforcement d’une logique de marché comme une phase de développement civilisateur, ce qui signale aussi un changement d’époque (Piñeiro et Morales, 2008). L’envie de dépasser les conditions précédentes à celles de l’état moderne du vingtième siècle, a conduit à changer l’ancien paysage de la campagne uruguayenne, encore composé d’images coloniales, par un paysage d’images industrieuses, associées à la productivité maximale et la technologie moderne (De Torres, 2014, 2015). Comme l’observe Sabourin (2009) l’expansion des relations mercantiles pouvait alors être considérée comme une libération du joug des relations coloniales, donnant lieu à un élan qui commença à établir la confusion entre l’élevage et productions animales (Porcher 2011, 2013).
L’élevage ‘industriel’ cherche à maximiser la productivité de chaque unité de production, donc ses bénéfices, afin en vue de l’accumulation privée de la richesse. Ainsi la modernisation du secteur agricole en Uruguay s’est réalisée moyennant l’adoption de cette proposition technologique par l’ensemble des éleveurs. Ces analyses ont fini par imposer comme naturelle la logique de l’Homo economicus en matière de performance économique de l’élevage 12 (Barrán et Nahum, 1977 et 1977b, Millot et Bertino, 1996). C’est ainsi que cet Homo economicus se présente devant nous comme l’homme de la morale et du devoir, comme l’homme des sciences et de la raison. Mauss notait le caractère récent de la transformation des humains en machines à calculs complexes (Mauss, [1950] 2013 :272), et la nécessité de retrouver une profondeur historique afin d’éviter des attributions de sens à priori (Caillé, 2001).
Une double lecture de l’élevage par l’échange mercantile et par la réciprocité
Ce travail se propose de mobiliser la théorie de la réciprocité pour comprendre la nature des relations entre les populations bovines, humaines et végétales dans le cadre de l’élevage à ciel ouvert en Uruguay. Il s’agit d’examiner la spécificité des pratiques et prestations de réciprocité dans l’élevage en relation avec l’économie des échanges, principalement sous sa forme mercantile. Je présente ensuite de façon résumée la théorie de la réciprocité, développée par Dominique Temple et Mireille Chabal à partir des travaux de Karl Marx, de Marcel Mauss et de Stéphane Lupasco. Leurs apports permettront non seulement d’organiser la critique de l’économie naturelle (l’économie de l’échange mercantile) mais aussi de promouvoir la reconnaissance de son antagoniste, l’économie de la réciprocité actionnée en particulier par le travail de production d’humanité spécifique de l’élevage à ciel ouvert. Le sujet de ce travail est bien le processus de la construction mutuelle avec l’autre, selon Marx (1867), humain ou réciproque, qui permet la production de sentiments qui se déclinent également en valeurs éthiques (Chabal, 1998).
Le travail, auquel se réfèrent Marx et Chabal, renforce l’idée du besoin de produire ces valeurs : celles-ci ne sont pas innées, données ou allant de soi. Autrement dit, cette perspective propose de considérer la réciprocité anthropologique comme la matrice d’une conscience affective à l’origine de l’éthique. Cette idée de travail est également présente dans un autre corpus théorique présenté par Tim Ingold comme humaining. La transformation d’un substantif (l’adjectif humain) en verbe (humaning), permet de signaler le besoin de se produire ou de produire l’humanité. Déjours (1998) indique le même type de besoin dans la discussion sur la nature du travail. Il propose de substantiver « le travail » pour se référer au pouvoir de faire « advenir le sujet, de se transformer soi-même ».
Temple et Chabal comme Ingold font référence à Marx et à Mauss, en reprenant avec insistance l’idée d’une interpénétration réciproque par le travail. Cependant, Ingold ne va pas s’occuper d’une théorie de la morale économique mais plutôt d’une théorie de l’évolution par les lignes de vie. Ingold présente son apport sur la force d’hétérogènes de la logique de la vie qu’il appelle “écologie de la vie”, qui doit s’efforcer d’aller au-delà de l’humanité pour réfléchir anthropologiquement (Ingold, 2000, 2013a, 2015). L’anthropologie qu’il propose analyse l’évolution comme des répertoires d’existences et offre à la spéculation, en ce sens qu’elle permet des options pour le futur (Ingold, 2013). Ainsi, les formes des relations ne sont pas neutres et innocentes. Elles produisent des formes sociales plus ou moins durables, mais désirables. A cet effet, Dejours (1998: 10) signale que travailler n’est pas une activité neutre. Le travail ou bien il contribue à accroître le sujet, ou bien il contribue à le détruire.
En effet, j’ai voulu rattacher ces deux corpus théoriques parce que le premier, la réciprocité, permet de découvrir la dynamique de l’humaning ou travail humain (travailler), tandis que le second, l’humaning, à travers la trace laissée par les lignes de vie et leurs croisements avec d’autres lignes (noeuds et mailles), nous permet de recomposer l’historicité (la singularité) de l’élevage et de son évolution dans le cas de l’Uruguay. Ainsi je pourrai produire d’un côté une analyse des différentes relations structurantes de réciprocité relevées dans le travail de terrain et de l’autre rendre l’historicité de la trame humains-prairies-bovins. Je chercherai à montrer comment cette trame produit différentes temporalités ainsi que l’émergence de nouvelles trames et de nouvelles lignes de vie. Le résultat recherché est l’élargissement du répertoire des possibilités d’être, en relation avec les analyses économiques dominantes signalées dans l’introduction. Chabal, Temple et Ingold, reconnaissent tous les trois que le point de départ de la reconnaissance d’humanité est notre dette envers le monde à cause de la vie. Tandis qu’Ingold cherchera à restituer la dette en prenant une perspective de vie (hétérogènes), Temple et Chabal essayent d’expliquer la nature anthropologique matricielle de cette « obligation » de réciprocité.
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Table des matières
INTRODUCTION GÉNÉRALE
Cartographie de l’Uruguay – Travail de terrain
PARTIE 1/ PROPOSITION THÉORIQUE ET MÉTHODOLOGIQUE
Introduction à l’élevage d’Uruguay
Chapitre 1 / Une double lecture de l’élevage par l’échange mercantile et par la réciprocité
Introduction
Théorie de la réciprocité
Penser la réciprocité avec le monde vivant
L’affectivité
Chapitre 2 / Relier le travail d’être, ou être en tant que verbe
Ingold et l’humaning
L’occultation de la vie sociale des animaux et des plantes
Histoire de vie en commun avec les animaux et les plantes
Chapitre 3 / Hypothèse, objectifs et méthodologie
1.Hypothèses
2.Objectifs de la recherche
2.1 Objectif général
2.2 La recherche considère trois objectifs spécifiques
3.Méthodologie et techniques de recherche
3.1 Première étape
3.2 Deuxième étape
3.3 Techniques de recherche utilisées dans les différentes étapes
3.3.1 Entre la science et l’art
3.3.2 Vivre avec l’élevage
PARTIE II / LES LIGNES DE VIE ET LEUR TRAME
Introduction
Chapitre 1 / Lignes de vie végétale
1.1 La ligne de vie des herbes / mise en valeur de l’utilité potentielle
1.2 La ligne de vie des prairies artificielle / l’utilité en tant que justice
1.3 La ligne de vie du prairies naturelles / l’exploration comme outil pour la domestication
1.4 La ligne de vie des grassland / le retour à l’utilité
Chapitre 2 / Lignes de vie des bovins
2.1 LAVACHE conquérante
2.2 LAVACHE britannique
2.3 Lignes de vie sélectionnées pedigree sous la pression de l’industrie de la viande
2.3.1 LAVACHE machine
2.3.2 LAVACHE hightech
2.3.3 LAVACHE filet
2.3.4 LAVACHE poulet
2.3.5 LAVACHE freak
2.4 Famile de lignes de vie < tout n’est pas instrumental>
2.4.1 Domestiquer LAVACHE / un art difficile
2.4.2 LAVACHE show
2.4.3 LAVACHE climatique
2.4.4 LAVACHE animalia
Chapitre 3 / Noeuds et les textures de l’élevage
PARTIE III / ETNOGRAPHIE DES RELATIONS DE DON ET RÉCIPROCITÉ DANS LES TERRITOIRES DE L’ÉLEVAGE
Introduction : l’art de l’élevage
Chapitre 1 / L’art du pâturage
Chapitre 2 / L’art de la sélection
Chapitre 3 / L’art de soins
CONSIDÉRATIONS FINALES
BIBLIOGRAPHIE
ANEXE / Liste de illustration
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