Reconstituer un itinéraire, y trouver les raisons de l’intérêt manifesté pour un sujet qui deviendra celui de la thèse, est un exercice désormais habituel. Il conduit à un résultat artificiel, nous en convenons toutes et tous, mais il est aussi un moment de retour sur les années de formation et sur les motivations conscientes et inconscientes qui nous ont animé.e.s.
Pourquoi l’Inde ?
Le sujet de ma thèse, en lien avec un itinéraire d’étudiante et d’apprentie chercheuse peu linéaire, a été nourri de chaque étape de ce parcours universitaire. En effet, j’ai obtenu une licence d’histoire puis un Master 2 Recherche en histoire contemporaine (soutenu en octobre 2011) dont le mémoire de fin d’études a été en partie rédigé en Inde lors d’un séjour de janvier à avril 2011. Puis, en 2012, je me suis inscrite en Master 2 Recherche en géographie (soutenu en octobre 2012) et j’ai choisi l’Université Jawaharlal Nehru à Delhi comme lieu de stage de recherche de janvier à mars 2012. Dès 2011, j’avais en effet exprimé à Odette Louiset mon désir de partir en Inde et elle m’avait mise en contact avec l’une de ses collègues, Vijayalakshmi Rao, professeure de littérature francophone à l’Université Jawaharlal Nehru de Delhi. Finalement, je suis partie en Inde où je suis restée pendant près d’une année, suivant une L3 en FLE à distance à l’université de Rouen et dispensant des cours particuliers de français à Delhi. C’est en rentrant en septembre 2013, que j’ai fait part à Odette Louiset de ma volonté d’entreprendre une thèse de géographie culturelle.
LE ROMAN COMME LABORATOIRE
Les considérations générales présentées dans l’introduction peuvent être précisées à partir du moment où le roman est accepté comme « laboratoire ». La relation entretenue entre la géographie et la littérature a évolué comme dans une série d’expériences qui s’accumulent. La saisie des romans a évolué elle aussi en conduisant à des définitions ou délimitations de corpus plus fermement orientés selon un besoin de démonstration. Ici, il s’agit de retrouver, à travers des fictions, la pertinence de l’hypothèse « genre » en géographie.
Géographie et littérature
Dans une discipline institutionnalisée en France après la guerre de 1870 sur un fondement positiviste qui prônait la description réaliste, naturaliste et explicative, il a fallu un changement de paradigme pour que la subjectivité trouve sa place. La « nouvelle » géographie des années 1960, en disqualifiant ces fondements de la géographie « classique » ou « vidalienne », a fondé une autre voie qui finalement, s’ancrait aussi dans un paradigme (néo) positiviste, certes d’un autre genre et d’une autre époque. Cette orientation « nouvelle » a provoqué des réactions dont celle de ceux qu’on a désignés comme les « géographes humanistes ». À l’espace isomorphe de la géographie quantitative et théorique, la géographie humaniste a opposé les territoires et lieux produits par les sociétés autrement qu’à l’aune des distances standards, en s’attachant aux multiples sphères (économiques, politiques, sociales… culturelles) qui organisent les groupes humains. La sphère symbolique a été prise en compte, sous la forme des représentations, de la sensibilité, des productions artistiques. La connaissance scientifique ne se posait plus en surplomb et il fut admis qu’elle se nourrissait aussi de l’imaginaire et des symboles. C’est à ce moment que la géographie a regardé la littérature comme un lieu d’expérience géographique et non comme une réserve de citations ou une source documentaire.
L’écriture scientifique en question
Comme les autres disciplines scientifiques, l’émergence de la géographie s’inscrit dans la disjonction qui s’opère progressivement entre sciences morales et littérature à partir du 17e siècle se concrétise au 19e avec l’autonomisation des disciplines, scientifiques d’un côté, littéraires de l’autre. La géographie aurait abrité deux « pôles épistémologiques » dès « la géographie des Grecs », empruntant à la fois la voie du qualitatif littéraire et du philosophique et celle du quantitatif des méthodes des mathématiques et des sciences de la nature, les deux s’opposant ou se complétant selon les circonstances (Lévy, 2006 : 2-3) . Pour une période beaucoup plus tardive, B. Levy fait référence à Alexandre de Humboldt (1769 1859), naturaliste et géographe, pour qui « seule la littérature est capable de retracer le sentiment de nature, tel qu’il se révèle dans les plus anciennes civilisations connues à son époque : les Grecs, les Romains, les Hébreux, les Indiens, les Européens du Moyen Âge, de la Renaissance et jusqu’au 18e siècle » (Lévy, 2006 : 3). Pour Humboldt, l’influence que porte la nature sur l’homme, sur « son vécu psychique et spirituel » (ibid.) est restituée au mieux dans la littérature qui, de ce fait, représente une source d’imagination scientifique et stimule l’intellect.
Pour autant, il semble que la géographie française, sous l’influence déterminante de Paul Vidal de la Blache (1845-1918) ait choisi une voie commune à l’ensemble des disciplines scientifiques : une approche objective du réel qui institue une distance avec l’approche littéraire subjective. La géographie « classique », qui voit le jour au sein de l’université dans la seconde moitié du 19e siècle, adopte cette position, se constituant « au départ comme science des relations entre le monde de la nature et celui des sociétés humaines, dans les contextes du darwinisme et de la cartographie thématique des données naturelles et humaines » (Pinchemel, 1995 : 14). Éric Dardel y voit une manifestation de la modernité occidentale :
« Le développement de la science géographique au XIXe siècle est une des manifestations caractéristiques de l’esprit moderne en Occident. Après le Moyen Âge et son inquiétude métaphysique, au terme de l’Humanisme attentif aux problèmes psychologiques, moraux ou politiques de l’Homme, le Monde occidental s’est tourné vers la Terre, l’Espace et la Matière. Sa volonté de puissance, impatiente de s’installer dans les dimensions du monde extérieur, s’empare de l’univers par la mesure, le calcul et l’analyse. À ce titre, la science géographique fait partie, avec la cosmographie, la géologie, la botanique, la zoologie, l’hydrologie ou l’ethnographie, de cette Géographie universelle, soucieuse de comprendre le monde géographiquement, dans son étendue et ses ‘régions’, comme source de forces et horizon de la vie humaine » (1952, 1990 : 1).
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Table des matières
INTRODUCTION GÉNÉRALE
CHAPITRE 1 – « Le roman comme laboratoire »
I – Géographie et littérature
A/ L’écriture scientifique en question
B/ Recours des géographes à la littérature comme source documentaire
C/ Les « romans-géographes »
II – Précisions méthodologiques
A/ Élaboration du corpus
B/ Un corpus fictionnel militant
CHAPITRE 2 – Littérature, édition et mouvements féministes – Les éditions Zubaan
I – Émergence et succès du genre romanesque en Inde
A/ Edition et stratégie colonialiste
La littérature indienne « avant le roman »
La diffusion des canons occidentaux
B/ Le roman, un genre inédit en Inde
Une nouvelle manière d’écrire
L’éducation à l’anglaise : les bases de la prose moderne
C/ Le « roman indien »
Le roman, genre littéraire importé
Langue(s) et appropriation du genre romanesque
Le roman au service du nationalisme
II – Genre romanesque, femmes et nationalisme
A/ Influence européenne sur le féminisme indien
La femme indienne au cœur des réformes
Développement d’un lectorat féminin et impact sur la société
Les femmes s’organisent
B/ Les femmes dans la fiction
L’image de mère et de gardienne de la nation
De sujets à auteures
C/ La littérature, espace de liberté
Langue et liberté d’expression
La littérature au service de l’émancipation féminine
III – Kali for Women et Zubaan : reconnaissance littéraire et féminisme(s)
A/ Les années 1970 : une nouvelle vague féministe
Un tournant décisif
« Féminismes » ou « mouvements des femmes » ?
L’impact sur la littérature : de nouvelles thématiques
B/ Zubaan, une maison d’édition féministe
Kali for Women : une inspiration internationale
Un catalogue ouvert aux études féministes
Valoriser les œuvres des écrivaines
CHAPITRE 3 – Le corpus
I – Romans anglophones
A/ Echoes in the Well (EIW)
B/ The Song Seekers (TSS)
C/ The Hussaini Alam House (HAH)
II – Romans écrits dans les langues indiennes et traduits en anglais
A/ Mai a Novel (MAN)
B/ The Hour Past Midnight (HPM)
C/ A Terrible Matriarchy (ATM)
III – Recueils de nouvelles
A/ Eating Women, Telling Tales (EWTT)
Chapitre 2 : L’histoire de l’amie de Badibua (EWTT2)
Chapitre 4 : L’histoire de Savitri (EWTT4)
Chapitre 6 : L’histoire de Sona (EWTT6)
B/ Secret Spaces, A Collection of Stories (SSp)
Suralakshmi Villa (SSp-SV)
Crooked House (SSp-CH)
Princess Poulomi (SSp-PP)
C/ Bodymaps: Stories by South Asian Women (BM)
The Offspring, Indira Goswami (1942-2011) (BM-Of)
The Bell, Bhuwan Dhungana (1947-) (BM-TB)
Once Again, Ambai (1944-) (BM-OA)
Matter of Choice, Yashodhara Misra (1951-) (BM-MC)
Fire, Kathleen Jayawardene (1949-) (BM-Fi)
Double War, Selina Hossain (1947-) (BM-DW)
CHAPITRE 4 – La maison
CONCLUSION GÉNÉRALE