Dans les années 80, la 3e Révolution industrielle voit le jour avec l’apparition des nouvelles technologies de l’information et de la communication. La théorie des organisations qui s’est développée lors de la Révolution industrielle précédente, visait à améliorer les performances de l’entreprise. À l’aune de ce nouveau cycle, la théorie des organisations évolue vers une approche sociologique qui place l’individu comme un « acteur social complexe » et qui influence les changements organisationnels de l’entreprise. Il s’agit de prendre en compte l’individu comme moyen de faire évoluer le système organisationnel pour obtenir de meilleurs résultats que la concurrence. En France, cette approche centrée sur l’individu a favorisé le développement de nouvelles stratégies d’aménagement de l’espace de travail se basant sur la culture d’entreprise (MINTZBERG 2004), l’emploi du temps des employés, l’ergonomie des postes de travail ou encore les lieux de pauses alimentaires. Les prochaines pages se pencheront spécifiquement sur les lieux de pauses alimentaires, leurs impacts sur le travail des employés et ce qu’ils reflètent des stratégies managériales mises en place.
ORIGINE ET DIFFUSION DU MOT SÉRENDIPITÉ
Du conte à la création du mot
La « sérendipité » ne fait son entrée dans les dictionnaires généralistes français qu’en 2011 à la faveur des éditions 2012 du Petit Larousse illustré et du Robert. Ce dernier parle d’une « Aptitude à faire une découverte inattendue et à en saisir l’utilité. » (p. 2880), alors que Le Petit Larousse relève une « Capacité, art de faire une découverte, scientifique notamment, par hasard; […] ». Avant cette introduction, c’est par le biais des dictionnaires anglais-français, comme le Collins, que les francophones ont pu croiser la « Serendipity : nm. Heureux hasard. » En fait, ce terme d’origine anglo saxonne apparaît en France à partir des années 1950 dans les milieux scientifiques, littéraires et artistiques, soit quarante et un ans après son entrée dans le premier dictionnaire anglais, The Century Dictionnary, en 1909. Mais son origine est encore plus lointaine.
En effet, l’origine de la sérendipité, et surtout le phénomène qu’il illustre, se trouve dans des contes orientaux auxquels fait référence par exemple VOLTAIRE (1784) dans « Le chien et le cheval », un des récits fictionnels de Zadig ou la Destinée. Mais c’est le britannique Horace WALPOLE (1717-1797) qui instaure avant lui le mot et sa définition le 28 janvier 1754, dans une lettre adressée à son ami Horace MANN, diplomate à la cour de Florence avec qui il entretient des échanges épistolaires réguliers :
« […] Serendipity, a very expressive word, which, as I have nothing better to tell you, I shall endeavour to explain to you: you will understand it better by the derivation than by the definition. I once read a silly fairy tale, called « The Three Princes of Serendip; » as their Highnesses travelled, they were always making discoveries, by accidents and sagacity, of things which they were not in quest of: for instance, one of them discovered that a mule blind of the right eye had travelled the same road lately, because the grass was eaten only on the left side, where it was worse than on the right–now do you understand Serendipity? One of the most remarkable instances of this accidental Sagacity, (for you must observe that no discovery of a thing you are looking for comes under this description.)[…] «
(« […] Serendipité, un mot très expressif, qui, comme je n’ai rien de mieux à vous raconter, je vais essayer de vous expliquer : vous le comprendrez mieux par son origine que par sa définition. J’ai lu autrefois un conte de fées saugrenu, intitulé « Les Trois princes de Serendip »; tandis que leur altesses voyageaient, elles faisaient toute sorte de découvertes, par accident et sagacité, de choses qu’elles ne cherchaient pas du tout : par exemple, l’un d’entre eux découvrit qu’une mule aveugle de l’œil droit avait voyagé plus tôt sur la même route, parce que l’herbe n’avait été mangé que sur le côté gauche, où elle était moins belle qu’à droite — maintenant comprenez-vous le sens de sérendipité ? L’un des exemples les plus remarquable de cette sagacité accidentelle, (car vous devez remarquer qu’aucune découverte de quelque chose que vous recherchez ne correspond à cette description. ») […])
Dans ce passage, WALPOLE explique la formation de Serendipity à partir de la racine du mot Serendip qu’il tire du conte Persan The Three Princes of Serendip. Le terme Serendip parfois écrit Sarendip désignait en langue ancienne persane l’île de Ceylan, aujourd’hui le Sri Lanka. Ce conte met en scène le voyage de trois princes qui ne cessent de faire des découvertes à partir d’indices repérés avant même qu’ils ne les recherchent. Dans son dernier livre, Sérendipité, du conte au concept, Sylvie CATELLIN (2014) souligne que ce conte a connu dès la moitié du XVIe siècle un succès dans toute l’Europe. C’est certainement les traductions de ce conte persan, du turc à l’italien par Armeno CHRISTOFORO puis, celle de l’italien au français par le Chevalier de MAILLY, qui ont permis cette diffusion.
Le conte des trois princes est issu de la littérature orale, de poèmes basés sur des faits réels qui se transmettent pendant des siècles sans aucun écrit. En 1010, le célèbre poète persan FERDOWSI (925-1020) achève de retranscrire une partie de ces poèmes en 60 000 distiques (MADANCHI 2013). Il s’agit de l’épopée nationale persane Shâhnâmeh – Le Livre des Rois – (BENOIT 2013). L’histoire, ou plutôt « le motif fictionnel », se diffuse largement à travers de nombreux ouvrages que Sylvie CATTELIN (op. cit.) retrace en détail dans son livre : du Récit de la belle au souffle parfumé et la révélation des secrets enfouis au Huit Paradis d’Amir KHOSROW (1253-1325), en passant par la retranscription de Béroalde de VERVILLE (1556 1626), en 1610, jusqu’à Zadig ou la Destinée de VOLTAIRE. L’histoire de ces trois princes qui parviennent à faire toutes sortes de découvertes inattendues, par accident et sagacité, parcourt très vite les frontières d’Europe, d’Extrême-Orient et même d’Afrique. Un parcours qui met en exergue l’universalité de cette forme de créativité ou du moins, l’intérêt qu’elle suscite à travers le monde entier et à toutes les époques.
Il est intéressant de remarquer l’influence de la culture et de l’époque des auteurs sur les changements apportés à l’histoire et sur l’interprétation du concept de sérendipité. Chaque réécriture est une nouvelle manière d’interpréter ces moments inattendus qui peuvent être source d’idées novatrices. Pour WALPOLE, ces découvertes faites par accident et sagacité sont mises à jour par des individus qui ne les cherchaient pas ou qui étaient en recherche d’autre chose :
« They were always making discoveries, by accidents and sagacity, of things which they were not in quest of. » (« Ils [les princes] faisaient toujours des découvertes, par accidents et sagacité1 , de choses qu’ils ne cherchaient pas »).
L’influence de WALPOLE sur la définition du terme en anglais est bien sûr très marquée, mais certains éléments se sont ajoutés ou disparaissent pour faire place à d’autres nuances au fil des auteurs et des époques. En voici trois exemples :
1- THE CENTURY DICTIONARY AND CYCLOPEDIA (1909) : « n. The happy faculty, or luck, of finding, by “accidental sagacity », interesting items of information or unexpected proofs of one’s theories; discovery of things unsought: a factitious word humorously invented by Horace Walpole. » (« L’heureuse faculté, ou la chance, de trouver, par « sagacité accidentelle », des éléments d’information intéressants ou des preuves inattendues de ses théories ; découverte de choses non recherchées : un mot factice inventé avec humour par Horace Walpole ».)
2- THE AMERICAN HERITAGE DICTIONARY OF THE ENGLISH LANGUAGE (2000) : « n. The faculty of making fortunate discoveries by accident. » (« La faculté de faire des découvertes heureuses par accident. »).
3- CREATIVE COMMONS ATTRIBUTION WIKTIONARY (2014) : « n. An unsought, unintended, and/or unexpected discovery and/or learning experience that happens by accident and sagacity. » (« Une découverte non recherchée, involontaire, et/ou inattendue et/ou une expérience d’apprentissage qui se produit par accident et sagacité. »).
Dans la définition de 1909 et des années 2000, sont mentionnés la « faculté », la « chance » mais aussi l’aspect positif et « heureux » de la découverte. Ces aspects ne figurent pas dans les textes de WALPOLE, ils peuvent donc être issus de la réflexion d’autres auteurs.
Avant même que le mot n’existe, la réflexion autour de ce sujet existait déjà. Le physicien britannique Robert HOOKE écrit en 1679 : …la plus grande partie de l’invention est un peu un accident heureux en dehors de notre pouvoir (VAN ANDEL et BOURCIER 2013, p. 327). Dans cette citation, il y a bien l’idée d’un incident heureux qui ne serait pas lié aux capacités du chercheur. On remarque que la définition des années 2000 est moins nuancée que celle de 1909 et 2014, il n’y a pas de précisions sur le fait de rechercher ou non ce que l’on trouve. Une nuance importante puisque le hasard porte sur le fait de trouver quelque chose que l’on ne cherchait pas et non sur la découverte en elle-même, qui résulte du travail du chercheur.
Si la sagacité et l’idée d’accident sont généralement liées pour définir la sérendipité, l’une ou l’autre idée est mise en exergue en fonction des auteurs. Dans le cas de Zadig ou la Destinée, l’accent est mis sur la sagacité, la perspicacité du personnage plutôt que sur l’évènement fortuit ou le hasard. Dans cette œuvre VOLTAIRE s’inspire des trois princes de Sérendip. Zadig, le héros, parvient à décrire une chienne et un cheval alors qu’il ne les a pas vus grâce à des indices qu’il repère avant même de savoir qu’il en aurait besoin. La méthode employée par Zadig dans le récit se rapproche d’un raisonnement scientifique, celui-ci interprète les indices à l’instar d’un médecin. Cette faculté d’interpréter les causes à partir des , influence au XIXe siècle la littérature comme la science. Des écrivains comme Edgar Allan POE (1809-1849), William Wilkie COLLINS (1824-1889), Conan DOYLE (1859- 1930) s’en inspirent pour créer les débuts du roman policier. Tandis que Thomas HUXLEY (1825-1895), paléontologue français, illustre sa méthode de recherche en la comparant à celle de Zadig. Cette forme de raisonnement, qui consiste à choisir l’hypothèse la plus pertinente pour expliquer un fait, est baptisée « abduction » par le sémiologue américain Charles Sanders PEIRCE (1839-1914) dans les années 1860, un concept proche de la sérendipité. Pour ce dernier l’abduction est l’opération logique qui consiste à imaginer qu’un fait surprenant est vrai, de manière à expliquer une observation : On observe le fait surprenant C; si A était vrai, C s’expliquerait comme un fait normal ; partant, il est raisonnable de soupçonner que A est vrai » (PIERCE cité par CATELLIN 2014, p. 73).
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Table des matières
INTRODUCTION
CHAPITRE 1 – SÉRENDIPITÉ : ORIGINE ET ENJEUX ACTUELS
CHAPITRE 2 – ALIMENTATION AU TRAVAIL : ÉVOLUTION ET DIVERSITÉ DES
PRATIQUES
CHAPITRE 3 – DYNAMIQUE DE LIEUX DE PAUSES ALIMENTAIRES MODERNES
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
SITOGRAPHIE
TABLE DES FIGURES ET TABLEAUX
TABLE DES CARTES, CROQUIS ET CLICHÉS PHOTOGRAPHIQUES
TABLE DES ANNEXES
ANNEXES
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