En tant qu’espace vécu où se créer un rapport existentiel, forcément subjectif que l’individu socialisé établi avec la terre et en tant qu’espace social, où se construisent des rapports sociaux entre les individus, le territoire du quartier est vecteur de « lien social » entre ses habitants (DI MEO, 1996). « La notion de « territoire » ou de «spatialité » doit être conçue comme « expérience totale » de l’espace, qui fait se conjuguer en un même lieu les diverses composantes de la vie sociale : espace bien circonscrit par la limite entre intérieur/extérieur, entre l’Autre et le semblable, et où se donne à lire dans le rapport fonctionnel et symbolique à l’étendue matérielle, un ensemble d’idéalités partagées. » (C. CHIVALLON, 1999). Le territoire permet donc à travers sa médiation de construire des relations sociales entre ses habitants.
Les quartiers anciens sont en particulier chargés d’une dimension symbolique et affective, propre à générer un fort sentiment collectif d’appartenance à un territoire donné. « Ces hauts lieux censés incarnés l’âme d’une ville (…), ces espaces saturés de symboles et de significations » (J.MONNET, 1993), terrain de consensus de surface aujourd’hui, enjeu de luttes politiques et idéologiques hier, sont conçus aujourd’hui comme des « spatialités fédératrices » (BEGHAIN, 1998). Entre recherche identitaire et valeur d’échange ou lieu de partage, ces spatialités sont génératrices de sens identitaire collectif et individuel puisqu’on leur attribue la fonction « de structurer l’identité individuelle et collective » (M. LEROUX, 1998) et de « conjurer les incertitudes et les anxiétés d’une société qui ne peut maîtriser ses transformations » (F.CHOAY, 1992).
Questionnements vers la formulation de la problématique de recherche
« Mixité sociale », « cohésion sociale », « lien social » sont des expressions mobilisées par les politiques publiques pour légitimer leurs actions notamment en terme de politique du logement et de reconfiguration de l’action publique entre l’Etat, les associations et la participation citoyenne. La mixité sociale serait garante de la cohésion sociale en favorisant la création de liens sociaux entre des individus partageant le même espace vécu, appartenant à des groupes sociaux -professionnels différents. La reconfiguration de l’action publique en faveur d’un accroissement de la participation citoyenne au sein des Conseils de quartier et des associations reconnues d’utilité publique, favoriserait, elle, la confrontation, l’échange et la naissance de consensus entre les individus d’un même territoire géographique politiquement ou culturellement délimité, appartenant à des groupes sociauxprofessionnels différents (X. ENGELS, 2006).
Cependant, les nombreux chercheurs ayant observé les interactions des différents groupes sociaux résidant dans un même quartier ont illustré l’échec de ce paradigme de la proximité. On observe notamment de la part des couches moyennes, au sein des logiques résidentielles et scolaires (carte scolaire), la mise en œuvre de stratégie d’évitement (E.MAURIN, 2006) et de recherche de l’entre-soi (J.DONZELOT, 2004), contraires au principe de cohésion sociale. Le partage d’un même espace vécu par des individus appartenant à des groupes sociaux différents ne suffit donc pas à engendrer une cohésion sociale en son sein. En revanche, la reconfiguration de l’action publique en faveur d’un accroissement de la participation citoyenne a pour objectif de favoriser l’émergence de liens sociaux territoriaux entre des individus liés entre eux par le vécu d’un même territoire. Le développement des processus participatifs a ainsi pour ambition de faire émerger une conscience collective d’appartenance à un même territoire en tant qu’espace vécu et espace social. Le passage par la (re)présentation à ces instances participatives est donc un élément clé indispensable de la création des liens sociaux entre les individus d’un quartier dit « de mixité sociale ». Les associations de quartier revendiquent elles aussi l’émergence d’une conscience collective territoriale et valorisent l’idée de « faire et vivre tous ensemble » illustrant la référence essentielle au partage d’un même espace vécu. On peut alors s’interroger sur la qualité de ces liens sociaux territoriaux. Jusqu’où se développent ces liens sociaux territoriaux ? Ces liens sociaux transcendent-ils les différences sociales ? Quel degré de cohésion et de solidarité sociale peut-on réellement observer au sein des instances participatives agissant à l’échelle des quartiers ? Dans quelles mesures, les liens sociaux territoriaux permettent-ils l’émergence d’une réflexion globale sur les évolutions du contenu social du quartier ? La conception de l’espace vécu de ces militants contient-elle une réflexion sur le contenu social du quartier ? La conscience collective territoriale génère-t-elle une action sociale solidaire ? Cette question est d’autant plus intéressante si elle situe le cadre de la recherche dans des quartiers caractérisés par une certaine mixité sociale de la population. Elle permettra ainsi d’évaluer la capacité des liens sociaux territoriaux à transcender les différences sociales et à faire émerger une conscience collective territoriale solidaire dans un contexte d’exacerbation de la ségrégation et des différences sociales.
Les médiateurs du lien social territorial basé sur le principe de partage d’un espace vécu
Afin de mesurer en quoi le territoire en tant qu’espace vécu parvient à être un vecteur de « lien social », la recherche se portera sur l’analyse des instances de participation citoyenne dont la légitimité de principe et d’action s’inscrit dans le substrat territorial, à la fois en tant qu’espace social et en tant qu’espace vécu. La recherche se concentrera donc sur deux formes de participation citoyenne territorialisée, c’est-à-dire située et concentrée sur un territoire géographique politiquement ou culturellement délimité : les associations de quartier et les Conseils de quartier. Ces deux formes de participation citoyenne territorialisée ont en commun la conscience collective de partage d’un espace vécu commun et leurs actions s’inscrivant dans ce territoire visent à améliorer ou préserver cet espace vécu. Leurs discours professent le « renforcement du lien social », l’ouverture, la discussion, la nécessité de « mieux vivre ensemble » et « le bonheur de créer ensemble » (D.CEFAI, 2006). Ces deux formes de participation citoyenne sont cependant différentes du point de vue de leur organisation et de leurs objectifs. Les associations de sauvegarde de quartier développent foncièrement leurs actions sur l’idée du lien territorial et placent leurs champs d’action dans la sphère physique et matérielle du cadre de vie. Les Conseils de quartier eux sont issus d’une reconfiguration de l’action publique en faveur de la participation citoyenne. Créés à l’initiative des politiques publiques nationales, un des objectifs de ces instances de participation vise à renforcer les liens sociaux territoriaux à travers la création d’instances de concertation, consultation et participation des citoyens à la vie publique de leur quartier voire de leur ville.
Ainsi si ces deux instances valorisent le lien social territorial, le champs d’action des associations de sauvegarde de quartier se situe au niveau du cadre de vie essentiellement physique et matériel (qualité du bâti, de l’environnement, de la circulation et du stationnement…) tandis que celui des Conseils de quartier est élargit au concept de vie publique, incluant l’idée de cadre de vie physique et de qualité de vie économique, sociale et culturelle.
Cette distinction de champs d’action sera intéressante à comparer lors de l’analyse des revendications sociales formulées par les instances de participation à la vie locale.
Les territoires choisis
Dans le cadre de notre recherche, nous nous intéresserons à la participation citoyenne dans les quartiers anciens en voie de gentrification pour les raisons citées précédemment. Le choix des terrains géographiques d’études proprement dit a été éclairé par des lectures sur le phénomène de gentrification. Etant donné le temps imparti, afin de cibler rapidement les interlocuteurs, il a été décidé de consacrer la recherche sur des terrains d’études où les instances participatives avaient eu ou ont suffisamment de poids pour être citées dans la littérature sur la gentrification (même si cela ne l’était toujours que très brièvement) et / ou parfois disposer d’un site internet. A travers cette première étape de la recherche ont émergé trois terrains d’études particulièrement intéressants pour répondre à la problématique en raison de deux caractéristiques communes:
– le constat d’une gentrification en marche depuis les années 70-80 sur le territoire
– un passé marqué par une forte mobilisation des habitants pour la préservation du quartier et le maintien de des habitants au travers de structures associatives (Belleville à Paris, Les Pentes de la Croix-Rousse à Lyon) et au travers de Conseils de quartier (Bologne, Italie).
Présentation succincte des terrains d’études
Le quartier de Belleville à Paris.
Menacé d’être totalement rasé dans les années 80, le quartier de Belleville a été le théâtre d’une forte mobilisation des habitants pour sa sauvegarde et le maintien des populations sur place. Emblème d’une réhabilitation réussie grâce à la concertation entre la Mairie de Paris et les habitants et en particulier l’association « La Bellevilleuse », le quartier malgré ses 30% de logements sociaux connaît un phénomène de gentrification réel.
Le quartier Les Pentes de la Croix Rousse à Lyon.
Grignoté par des opérations de promoteurs immobiliers dans les années 80, le fameux quartier des soyeux lyonnais a été protégé grâce à l’intervention de deux associations d’habitants « La Croix Rousse n’est pas à vendre » et « Sauvons les pentes » militant contre la spéculation immobilière. Ayant rejoint l’Union des Comités d’Intérêts Locaux, fort contre-pouvoir associatif lyonnais, ces deux associations se sont imposées comme interlocuteurs privilégiés entre la Mairie de Lyon et les habitants sur les questions touchant à l’urbanisme. Les Conseils de quartier ont été créés à Lyon en 2001.
Le quartier Savena à Bologne en Italie.
La politique municipale communiste de Bologne a fait figure d’exemple dans les années 70 en matière de réhabilitation architecturalement et humainement réussie. Farouchement opposée à la gentrification de la ville, la municipalité accorde aux Conseils de quartier créés dans les années 50 de larges pouvoirs en matière de gestion urbaine aussi bien dans les domaines de la gestion des services sociaux, des équipements publics que de la maîtrise foncière. 30 ans plus tard, le système décentralisé bolonais a évolué et la ville aussi. Malgré la politique pionnière volontariste des bolonais, Bologne est aujourd’hui la ville la plus ségrégée d’Italie. L’analyse du fonctionnement des Conseils de quartier de Savena situé dans à proximité du centre historique et de celui de San Donato essentiellement composé de logements sociaux nous permettent de revenir sur ce que les plus grands urbanistes de l’époque ont appelé « le modèle bolonais ».
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Table des matières
Remerciements
Sommaire
Introduction
Partie I.
1. Présentation du cadre de la recherche
1.1. Explication de la problématique de recherche
1.2. Méthodologie
2. Cadre conceptuel et théorique
2.1. Les liens sociaux territoriaux au cœur des objectifs des politiques
publiques de cohésion sociale
2.2. Les enjeux des politiques publiques appliqués au cas des quartiers
anciens en voie de gentrification
Partie II. L’évolution de la participation des Conseils de quartiers italiens à la politique sociale de l’habitat : le cas bolonais
1. Le contexte italien: une tradition de décentralisation des
pouvoirs ancienne.
2. Des Conseils de quartier dans un souci de renforcer la cohésion
sociale en 1960
3. Dans les années 70, une politique municipale communiste
partisane de la participation des habitants aux projets de réhabilitation
3.1. Un combat municipal contre la gentrification du centre historique
3.2. Le quartier défini comme unité spatiale de référence et d’action
4. Retour d’expérience : les Conseils de quartier, gestionnaires de
la vie sociale
4.1. Un nouveau contexte politique et culturel
4.2. Les nouveaux Conseils de quartier : entre recherche d’efficacité en
terme de gestion et innovation en terme de participation
4.3. Les Conseil de quartier et la question sociale des problèmes
d’urbanisme
4.4. Les structures associatives, (ré)actrices face aux problèmes
sociaux liées au logement.
Synthèse
Lise Saporita Master 2 « Villes et Territoire »
Partie III. Le discours social des associations de sauvegarde de quartier et des conseils de quartier en France
1. Le contexte français
1.1. Luttes urbaines et émergence des processus participatifs
1.2. Présentation des études de cas
2. La mixité sociale : notion cadre de la mobilisation collective des
associations de quartier
2.1. L’émergence d’un collectif et la montée en généralité
2.2. Le mythe social du quartier, un thème de mobilisation spécifique
aux quartiers gentrifiés
2.3. La solidarité sociale, une conséquence de l’inaction publique
2.4. La dimension sociale des problèmes d’urbanisme : une montée en
généralité nécessaire dans les contextes de crise du quartier ?
2.5. Passé l’état de crise, une mobilisation collective pratiquant l’entresoi centrée sur le cadre de vie physique
Synthèse
3. La démocratie participative vue par ses militants : entre
rhétorique sociale et réalité des liens sociaux territoriaux
3.1. Espoirs de représentativité et réalités
3.2. L’opportunité du renforcement des liens sociaux territoriaux, motif
principal de la mobilisation
3.3. La redéfinition de l’intérêt général et de la citoyenneté comme
condition de la survie du Conseil de quartier
3.4. La mixité sociale et la représentativité: entre rhétorique et
pratiques
Synthèse
Conclusion
Bibliographie
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