L’origine de l’association
Pour commencer l’étude de l’association Somatophylaques, il importe de revenir à ses origines. Le 7 novembre 2011, l’association apparaît dans le Journal officiel des Associations et Fondations d’Entreprise17. C’est l’acte de naissance officiel de l’association aux yeux de la loi. L’association est d’abord née par la volonté et la réunion de trois amis provenant d’une association de reconstitution historique médiévale, les « Blancs Manteaux ». En la quittant, les trois premiers fondateurs ont créé l’association Somatophylaques afin d’accomplir autre chose que ce qui se faisait dans cette association de reconstitution médiévale classique. Emportant une sorte d’héritage de cette dernière notamment les valeurs propres au milieu de la reconstitution historique et l’aspect familial et amical profondément marqué dans l’association « Blancs Manteaux ». La nouvelle association a aussi ajouté les spécificités qui n’existaient pas auparavant et dont les trois membres fondateurs ressentaient le besoin, à savoir : plus de rigueur historique dans le travail du geste martial ; un nouveau cadre de loisir plus souple ; et le choix d’une période historique différente. Le choix de la période est assez intéressant, car il fut motivé par des désirs très personnels tels que l’envie de Dimitri Zaphirato de faire de la reconstitution grecque, motivé en partie par ses origines propres ; ou telles que les relations, déjà existantes, entre Rémy Campo, policier municipal à Hyères, et le musée et site archéologique grec d’Olbia. À ce groupe de fondateurs se sont greffés, dès le commencement, trois autres membres qui ont tous en commun leur appartenance à notre propre groupe d’amis (j’entends par là, amis de l’auteur). Ils provenaient tous de la même promotion de licence 2 d’histoire, deux d’entre eux faisaient du rugby avec nous dans l’équipe universitaire de la faculté de lettres. Ce bref retour nous permet d’emblée plusieurs constats qui auront de l’importance dans la suite du développement. Premier constat, l’association Somatophylaques existe, car le « modèle classique » de reconstitution historique ne correspondait pas aux attentes des fondateurs. Elle s’est donc créée en opposition à ce dernier. Autre aspect intéressant, le choix de la période historique ne s’est effectué qu’à partir de motivations personnelles de certains membres qui ont convaincu les autres. Ensuite, l’origine du groupe vient à la fois de quelques amis partageant la même passion pour l’histoire vivante, d’autres partageant les mêmes études d’histoire et enfin pour certains partageant la même pratique sportive.
La spécificité de l’étude du geste martial
À quel type de recherche participe l’association ? Nous l’avons vu dans les statuts, l’association vise à la production d’un savoir scientifique sur la période grecque classique et principalement sur la manière de faire la guerre à l’époque. La méthode de recherche privilégiée de l’association consiste à appliquer des protocoles expérimentaux qui nécessitent cinq phases essentielles :
– L’étude et l’analyse des sources historiques (textuelles, iconographiques, archéologiques) ainsi que la lecture attentive des thèses et hypothèses des historiens contemporains.
– La reconstitution matérielle la plus fidèle possible des pièces archéologiques pertinentes pour l’objet d’étude du protocole.
– Une phase d’expérimentation longue ne se contentant pas de simples expériences ponctuelles, mais bien d’une répétition de diverses expériences avec un entraînement régulier permettant l’acquisition d’habitudes corporelles nécessaires à la réalisation probante d’un geste martial, et à la compréhension profonde des objets reconstitués.
– Une analyse objective des résultats des expériences afin de comprendre ce qu’elles nous démontrent et quelles en sont les limites.
– Un retour vers les sources historiques éclairées sous le nouveau jour de la pratique de l’expérimentation gestuelle et le recommencement des étapes du protocole.
La particularité de l’association est qu’elle étudie un objet très difficile à cerner, le geste martial. Contrairement à des archéologues travaillant par exemple sur la taille du silex, l’association ne cherche pas en finalité à comprendre comment tel silex est devenu un « biface » aiguisé. Là où l’archéologue va expérimenter avec son corps pour tenter d’obtenir avec les matériaux adéquats un objet similaire à celui retrouvé en contexte de fouille (avec pour finalité la compréhension de ce dernier), l’association va expérimenter, avec des objets biomécaniquement compatibles avec les pièces archéologiques retrouvées (ce qui n’implique pas forcément une reconstitution parfaite) et le corps des pratiquants, des techniques gestuelles avec pour finalité de les redécouvrir pour mieux les comprendre. La finalité est différente. D’un côté, on vise la compréhension de l’objet (qui passe forcément par une compréhension gestuelle) et de l’autre on vise à comprendre le geste (qui passe forcément par une reconstitution des objets). Mais comprendre un geste disparu impose des contraintes très difficiles et très longues à surmonter pour des hommes modernes ayant perdu la corporalité de la période étudiée. Pour effectuer la première phase du protocole, l’association Somatophylaques s’en remet principalement à des chercheurs extérieurs ou intérieurs au groupe. Ici, notre présence est déterminante, car nous travaillons personnellement sur l’époque grecque antique et principalement sur le combat phalangique. Nous faisons figure de référent, d’expert dans le domaine. D’autres membres de l’association font aussi des études d’histoire et il est courant que certains d’entre eux apportent des connaissances ou des interrogations nouvelles utiles pour cette première phase d’étude. À ce niveau-là du processus, aucune contrainte spécifique ou limite ne vient interférer avec les méthodes classiques de la recherche en histoire, l’association faisant confiance en notre formation professionnelle dans ce domaine. Ainsi nous constatons que l’association se décharge de cette phase du protocole qui est confiée à un spécialiste. Certains membres déclarent même qu’il leur serait égal, voire qu’ils aimeraient bien travailler sur d’autres périodes, si tant est qu’un chercheur souhaiterait réellement s’investir dans un protocole expérimental long avec l’association. La preuve en est que durant l’Assemblée Générale de janvier 2016, les membres ont émis aucune objection à attaquer un protocole expérimental sur la phalange macédonienne à partir du moment où nous-mêmes nous chargions d’en réaliser la première étape. L’étape de la fabrication du matériel est une étape clé du processus expérimental et c’est pourquoi nous lui consacrons une sous-partie spécifique à la fin de cette seconde partie du mémoire. Contentons-nous ici de dire que la fabrication du matériel, lorsqu’elle est bien réalisée, n’interfère en rien avec la production scientifique de la recherche. Là où tout se complique réellement pour la recherche, c’est au moment des expérimentations. En effet, pour expérimenter la guerre, il faut un groupe assez conséquent d’hommes. Or, lorsque plusieurs hommes expérimentent le même geste avec le même matériel, il arrive que des écarts se fassent entre les ressentis de chacun du fait des différences corporelles existant entre chaque individu. En dehors de cette problématique physique, qui existait aussi à l’époque antique, la recherche est parfois stoppée par des divergences d’opinions profondes qui tournent autour des problèmes d’efficacité et d’effectivité des techniques. Nous l’avons vu dans la première partie de ce mémoire, les membres obtempèrent facilement auprès des instructeurs qui parfois les obligent à faire des gestes qui leur semblent de primes abords faux. Il arrive parfois qu’ils proposent eux-mêmes des hypothèses qui semblent absurdes à celui qui a étudié les sources. Pourtant ces propositions sont généralement émises pour plusieurs raisons. La première est que les membres prennent plaisir à participer à une expérience scientifique. L’action stimulante de la recherche qui n’est pas habituelle chez ceux ne travaillant pas dans ce type de domaine fait partie du plaisir que les membres peuvent ressentir au sein de cette activité. Ainsi le loisir des membres passe par la participation passive (en tant que cobaye), mais aussi parfois active (en proposant des hypothèses) aux recherches. De fait, refuser de tester des hypothèses qui semblent absurdes à ceux qui ont étudié les sources, c’est priver les membres de ce plaisir et de ce loisir. Or les membres sont bénévoles. Ils effectuent donc un travail de manière gratuite (d’un point de vue économique) et volontaire. Leur « rémunération », ou devrions-nous dire le « contre don » de leur participation est le plaisir qu’ils retirent à participer à la recherche. Dans ce cadre, l’association expérimente de manière régulière des points techniques proposés par certains individus du groupe. Seconde raison, le protocole d’expérimentation est une méthode scientifique où la découverte spontanée est très présente. Ainsi il n’est pas rare qu’en tentant une expérience que l’on pensait au préalable anodine, un mouvement ou une posture que nous n’avions pas pensé étudier ou découvrir devienne une évidence aux yeux de tous, et qu’après confrontation avec les sources, cette dernière concorde à merveille et éclaire sous un nouveau jour la recherche. Or, pour que cela arrive, il faut laisser place à des expériences proposées par d’autres personnes que les « instructeurs », quand bien même cela ne mènerait à rien. On voit ici que l’activité de loisir et l’intervention d’« amateurs » dans le domaine de la recherche ne posent aucun problème et sont même plutôt constructives. Les conflits que nous voulions aborder quand nous parlions de divergences d’opinions profondes ont plutôt lieu entre les instructeurs eux-mêmes. Les deux instructeurs, nous l’avons vu, sont d’un côté nous-mêmes, historien de formation, et Dimitri ZAPHIRATO.
Une mise en valeur patrimoniale régulière s’appuyant sur une passion de l’histoire
À la question 31 du questionnaire, qui portait sur les types de prestations préférés des membres, la moitié des membres a affirmé que c’était les prestations dans le cadre d’institutions patrimoniales qui avaient toutes leurs préférences. Ceux qui précisent les raisons de cette réponse expliquent qu’il est important de mettre en valeur des sites archéologiques, avec les connaissances associatives, et de leur donner de la visibilité. Pour eux, cette réponse va de soi et le lieu le plus adapté pour une intervention sur la Grèce antique est forcément un site archéologique grec ou du moins un musée en rapport avec cette période. De plus ils trouvent que le public de ce type d’institution est souvent plus réceptif à leur discours historique que des publics de « beaufs » de village. Ce phénomène est relevé par Audrey TUAILLON DEMESY (2013)82 et établit un pont supplémentaire entre les Somatophylaques et le monde de l’histoire vivante. Du côté des institutions, faire venir une troupe d’histoire vivante permet de s’offrir une visibilité non négligeable aux retombées positives en nombre de visiteurs. D’ailleurs, lorsqu’en 2015 le musée d’histoire de Marseille a accepté durant les JNA de faire venir l’association Somatophylaques, le rôle attribué était précisément de faire de la publicité pour le musée et les JNA. En ce sens, l’association répond à la cinquième étape importante du processus de patrimonialisation décrit par Daniel FABRE (2013) : « désigner, classifier, conserver, restaurer, publiciser »83. Si nous analysons en détail la prestation de 2015 aux JNA du musée d’histoire de Marseille, qui a valu à l’association d’être à nouveau réquisitionnée pour les JNA de 2016 dans la même institution, nous comprenons bien le rôle d’appât qui est initialement dévolu aux Somatophylaques. En effet, lors des JNA, le musée organise un grand rassemblement, appelé « village de l’archéologie » qui mobilise une grande partie des acteurs officiels de la recherche archéologique tels que l’INRAP, le DRASSM, des laboratoires scientifiques de la MMSH, et de nombreux archéologues. Dans ce dispositif visant à faire découvrir à un large public les métiers autour de l’archéologie, l’association avait initialement un but uniquement attractif. Les membres en investissant l’espace public (défilés dans les rues de Marseille) devaient rediriger le public vers les acteurs officiels de la recherche. Ce rôle d’intermédiaire fut accordé, car l’association avait déjà une réputation de sérieux historique auprès des musées du sud de la France. Mais loin de se contenter de faire figure d’appât visuel, l’association a proposé un véritable contenu scientifique et a mis en valeur une autre forme d’archéologie, l’archéologie expérimentale. L’opération fut un succès et les entrées du musée ces jours-là ont fortement augmenté par rapport aux chiffres de l’année précédente. Pourtant certains archéologues se sont plaints, lors des réunions de programmation pour l’année 2016, que l’association avait en réalité détourné l’attention du public au lieu de se contenter d’être un médiateur. En effet les démonstrations de combats ont attiré une grande foule de visiteurs qui, par la suite, ne s’est pas entièrement dirigée vers les archéologues placés à l’intérieur du musée. Ces plaintes, bien que formulées poliment, font ressentir à nouveau le conflit entre amateurisme et professionnalisme, loisir et science, notamment à travers des propos tels que : « oui c’était très bien, et cela a plu au public (les démonstrations hoplitiques), mais cela a un peu dévié du but initial, c’est-à-dire diriger le public vers les vrais acteurs de l’archéologie ». Ainsi l’association ne serait pas un « vrai acteur » de la recherche archéologique. Pourtant nous l’avons vu précédemment, si certaines limites existent à la recherche en archéologie expérimentale, cette dernière est tout de même productrice de savoir. La transmission de ce savoir et la médiation culturelle sont les dernières phases d’un processus de patrimonialisation. L’augmentation des chiffres de visites en rapport avec la venue des Somatophylaques est sans équivoque : un bien plus grand nombre de personnes sont venues visiter le musée et le site archéologique lorsque l’association a planté son camp sur le site. Sans parler de bonne ou de mauvaise mise en valeur, le constat est là. Ainsi nous rejoignons les propos d’Audrey TUAILLON DEMESY quand elle affirme que : « Les démonstrations d’histoire vivante au sein des musées, même si elles ne mobilisent pas un public différent de celui habituellement présent, en font venir un nombre bien plus important. En ce sens, l’histoire vivante apparaît comme un accélérateur d’accès au musée ». Cette affirmation se vérifie notamment avec les retours positifs des divers responsables des musées qui font intervenir les Somatophylaques dans leurs institutions. Ainsi la directrice de la Vieille Charité à Marseille, qui a déjà collaboré avec l’association, a insisté pour que durant les JNA de cette année, le défilé de l’association s’allonge jusqu’à sa structure afin d’augmenter le nombre de visiteurs. Un autre problème avec les démonstrations de combat devant un grand public est la spectacularisation de la pratique. En effet, afin d’effectuer des combats en toute sécurité avec le public, ce dernier est clairement mis à l’écart du lieu de l’action. Une distanciation s’effectue donc entre d’un côté les acteurs, c’est-à-dire les membres de l’association, et les spectateurs. Cette distanciation est matérialisée par un espace scénique dévolu aux démonstrations. Au musée d’histoire de Marseille, la démonstration a lieu dans l’ancien bassin de la corne du Lacydon89, dans laquelle le public n’a pas le droit de descendre. À Olbia, des barrières métalliques ont été installées pour délimiter la zone des combats Lorsque de tels dispositifs n’existent pas, ce sont les membres de l’association qui le définissent d’eux-mêmes en plaçant à certains points stratégiques des « gardes » qui empêchent les spectateurs d’entrer dans l’espace nécessaire minimum à la réalisation de combats avec des lances91. La mise en spectacle des démonstrations mène parfois à des affrontements où le public, comme pour un match sportif, s’identifie à un des groupes de combattants et l’encourage. Ce faisant, les participants aux combats sont plus attentifs à ne pas se faire toucher et à vaincre par tous les moyens, même si ces derniers ne sont ni techniques ni historiques. Le spectre de la compétition flotte à nouveau sur la pratique qui perd en historicité, notamment lorsque des phalangistes, pour éviter de se faire toucher, rompent la formation pour ensuite revenir au combat. Ce comportement, impossible dans un contexte de bataille antique, permet au pratiquant dans un contexte moderne d’augmenter sa « durée de vie » sur le champ de bataille et donc sa « durée de vie » dans le spectacle. Car pour les membres, la plupart habitués à être des spectateurs, passer de l’autre côté de la barrière, dans le camp des acteurs, au centre de l’attention, à un « effet grisant ». Même si tous les membres ne sont pas sensibles à cet effet — notamment ceux au caractère timide qui sont heureux que les casques, cachant leur visage, les aide à surmonter cette épreuve —, beaucoup de nouveaux dans l’association goûtent à ce plaisir particulier. Cet effet grisant s’estompe avec l’habitude et la répétition des interventions publiques, si bien que les comportements dus à la spectacularisation sont surtout présents chez les nouveaux membres, de fait, moins enclins à « mourir » quand ils sont pourtant atteints. Cette motivation, rarement explicitée par les « nouveaux », est pourtant perceptible sur le terrain, notamment quand l’un d’eux est pour la première fois mis en image sur un support médiatique comme un journal ou la télévision et qu’il partage cette information sur les réseaux sociaux avec beaucoup d’exaltation.
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Table des matières
INTRODUCTION
I Une association comme base
1) Le cadre juridique, les statuts et le règlement
a) L’origine de l’association
b) Une association de loi 1901
c) Des statuts spécifiques et un règlement intérieur explicite
2) Les actions de l’association
a) Les week-ends d’entraînements
b) Les prestations
c) Un groupe d’histoire vivante particulier
3) Sociologie des membres
a) Des membres d’âges et de milieux différents, mais une prédominance jeune et étudiante
b) L’entrée dans le milieu
c) Les motivations
II L’histoire comme but, le loisir comme moyen
1) La production scientifique s’appuie sur des pratiques sportives de loisir
a) La spécificité de l’étude du geste martial
b) Une pratique physique mensuelle ou hebdomadaire, le lien avec les AMHE
c) Les résultats mitigés de la production scientifique associative
2) Un rapport passionnel au patrimoine
a) Une mise en valeur patrimoniale régulière s’appuyant sur une passion de l’histoire
b) Apprentissage, sauvegarde et transmission de savoir-faire et patrimoine techniques
3) Loisir, moteur de l’envie des membres
a) Les 3 types de loisirs vécus par les membres
b) L’histoire vivante comme un jeu
c) Une production matérielle nécessaire effectuée par « bricolage »
III – Un groupe social comme résultat
1) Une distinction forte entre ce que fait l’association et ce qui se fait ailleurs, être un « Somato »
a) Les normes associatives
b) Les manœuvres de combat et les entraînements comme créateurs de liens sociaux et de normes
c) L’identité Somatophylaques et l’histoire vivante
2) La fête et l’entraide
a) La fête comme lien social
b) La sambuca
c) Une entraide Somatophylaques
3) L’expression de l’identité
a) L’identité moderne dans la pratique martiale et les entraînements
b) Les boucliers et la barbe, symboles de l’association
c) Les tensions identitaires au sein de l’association
Conclusion
Bibliographie mémoire anthropologie
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