« Oublié et négligé »
Ceux qui s’intéressent au rôle des langues dans la gestion des entreprises s’accordent généralement à faire remonter la naissance du champ disciplinaire à la prise de conscience générée par le fulgurant article de Marschan, Welch & Welch (1997) intitulé « Language: The forgotten factor in multinational management ». Il y est d’abord constaté que la question de la langue est absente de la recherche en gestion bien qu’elle joue un rôle essentiel dans les entreprises internationales. La première partie de l’affirmation, l’absence de la question de la langue dans la littérature de gestion, ne surprend personne et se trouve aisément démontrée par la statistique : dix ans plus tôt, Holden (1987) analysait 463 textes de littérature de gestion en langue anglaise et concluait que « seul un faible nombre des auteurs traitent un tant soit peu des questions de langue » et que ceux qui les traitent le font « de façon brève et superficielle ». La seconde partie de l’affirmation, le rôle essentiel joué par la langue dans les entreprises internationales, n’est pas plus difficile à faire valoir. Preuve en est le fait que la langue parlée dans un pays influe crucialement sur le choix que fait une entreprise de s’y installer ou pas. Par exemple, un constructeur japonais souhaitant s’installer en Europe choisira le Royaume-Uni pour ne pas avoir à gérer la superposition de trois couches linguistiques : japonais, anglais et langue locale. Partant de ce constat, Marschan et al. explorent les stratégies déployées par les acteurs de l’entreprise pour suppléer à un défaut de compétence dans la langue officielle, en l’occurrence l’anglais, dans le cadre de la communication des filiales vers le siège de la multinationale finlandaise Koné. Ils identifient cinq stratégies :
1. un comportement passif (laisser passer l’information sans comprendre et sans intervenir) ;
2. l’utilisation d’un intermédiaire dans la filiale (le salarié connaît quelqu’un qui parle anglais dans son entourage professionnel) – est introduit le concept de « nœud linguistique » (language node) qui sera fréquemment repris dans la littérature ultérieure ;
3. l’exploitation de liens informels en dehors de la filiale (le salarié connaît quelqu’un qui parle sa langue au siège) ;
4. l’exploitation de liens formels en dehors de la filiale (une personne est mutée de la filiale au siège ou inversement pour servir officiellement d’intermédiaire linguistique) – cette solution suppose que les décisionnaires soit conscient du rôle délicat joué par la langue dans les interactions siège-filiale ;
5. l’apprentissage de la langue officielle (corporate language) ou, surtout, l’acquisition de compétences dans cette langue (« buying-in of required language skills ») par le biais du recrutement.
On en conclut premièrement que l’importance du « facteur langue » dans la recherche en gestion – facteur explicatif, facteur de complexité –a été jusqu’alors sous-estimée, et deuxièmement que les processus informels (les trois premiers items), rarement pris en considération, jouent pourtant un rôle essentiel dans la facilitation de la communication entre siège et filiales. Cet article peut être considéré comme le bigbang du champ disciplinaire « langue et management ». C’est souvent le premier, le plus ancien que l’on cite. C’est en rayonnant autour de cet article et de ses moins fulgurants companion papers sur le cas Koné (Marschan-Piekkari, Welch, & Welch, 1999a, 1999b), en y revenant toujours comme à leur plus grand – ou leur seul – dénominateur commun, que vont se développer dans les années 2000 les recherches sur les langues dans l’entreprise.
Cinq ans après l’appel de Marschan et al., Feely & Harzing (2002) surenchérissent avec un article intitulé « Forgotten and neglected—Language: The orphan of international business ». Négligé, orphelin : ces mots très forts traduisent la volonté des auteurs d’intéresser davantage de chercheurs à la question de la langue. L’article introduit notamment le concept de barrière linguistique : la différence des langues est un problème pour les entreprises internationales dans la mesure où elle crée une barrière linguistique entre siège et filiales, entre les anglophones et les autres. Cette barrière pose problème à la fois pour ceux dont la langue de communication est la langue native (communication faussée, erreur d’attribution due à l’assimilation de la langue avec la culture, alternance codique) et pour ceux dont elle est une langue seconde (perte d’habileté rhétorique, perte de face, distorsion des relations de pouvoir). Cet article fait également des suggestions intéressantes sur les raisons de l’oubli qu’il diagnostique : premièrement la multidisciplinarité («Part of the reason may be that business researchers and linguists alike have been deterred by the crossdiscplinary nature of the subject ») ; deuxièmement le fait que la recherche en management soit largement dominée par les chercheurs américains dont la sensibilité aux questions de langue est minimale ou inexistante ; troisièmement le primat longtemps incontesté de Hofstede (2001, 2010) sur le management interculturel, lequel a négligé d’intégrer la langue dans sa fameuse mesure de la distance culturelle ; quatrièmement et dernièrement le caractère insaisissable de la langue, que l’on ne sait pas aborder à travers des mesures opérationnelles. D’où l’idée défendue par les auteurs d’opérationnaliser le concept de barrière linguistique – ce qu’ils tenteront de faire dans Harzing & Feely (2008).
On trouve encore aujourd’hui des articles qui entrent en matière avec le constat que « la langue est le « facteur oublié » (Marschan et al., 1997) de la recherche en management ». Oubliée, la langue ne l’est pourtant plus vraiment dans la recherche en management, bien qu’elle reste un facteur souvent oublié par les managers eux-mêmes. On se trouve au contraire face à un foisonnement de recherches qui partent dans différentes directions, flirtent avec différentes disciplines, aboutissent à différents résultats, principalement qualitatifs, largement incommensurables mais non incompatibles entre eux, ce qui incite Harzing & Pudelko (2013) à décrire le champ comme « essentiellement a-théorique et fragmenté ». Une littérature largement exploratoire, donc, qui aspire à peupler le vide laissé par l’oubli originel. Il est difficile, dans ces conditions, de rendre compte exhaustivement de l’état de l’art. Nous décrivons dans la suite, sans prétendre toutes les citer, les principales pistes explorées depuis 1997 par la littérature sur les langues dans l’entreprise. Nous organisons cette description en distinguant quatre types d’approches : les approches axées sur la communication internationale ; celles centrées sur l’anglais lingua franca ; celles qui se focalisent sur les aspects moins immédiatement perceptibles du problème linguistique, ce que nous appelons le côté obscur de la langue ; enfin celles qui se préoccupent des modes d’actions de l’entreprise sur la langue.
La communication internationale
Le fait que la diversité linguistique au sein de l’entreprise internationale présente un obstacle à la bonne communication au sein de celle-ci ne nécessite guère de preuve. Cet obstacle est précisément ce que Feely & Harzing (2002) appellent la « barrière linguistique ». Or une bonne communication semble une condition sine qua non à la bonne coordination des différentes unités et donc au bon fonctionnement de l’entreprise. Un courant de recherche s’intéresse à décrire précisément les impacts de la diversité linguistique – et de l’anglicisation des entreprises – sur la communication au sein de l’entreprise internationale. On peut séparer ce courant en deux approches dominantes centrées sur deux niveaux d’analyse distincts : d’un côté le rapport siège-filiale, de l’autre l’équipe internationale. Les enjeux de la communication et donc les problèmes posés par la langue à ces deux niveaux sont assez différents : l’objectif de la communication dans la relation siège-filiale est la coordination et le rapport de pouvoir y est nécessairement asymétrique ; dans l’équipe internationale au contraire, l’idéal visé est la coopération entre égaux.
Les relations siège-filiales
Un nombre important de travaux de recherche sur la langue et l’entreprise se centrent sur les relations entre filiales et maison-mère. Rien d’étonnant à cela : le rapport avec une filiale nouvellement créée, ou l’amélioration du rapport avec une filiale existante, est l’événement idéal pour intéresser un dirigeant d’entreprise aux questions de langue. Harzing & Feely (2008) analysent que la barrière linguistique est susceptible d’affecter négativement la relation entre une entreprise et ses filiales à travers un cycle de « miscommunication » (Coupland, Giles, & Wiemann, 1991) : constatant l’échec des méthodes de coordination informelles et décentralisées qui fonctionnent généralement bien entre unités de même langue, le siège peut être tenté d’instaurer une relation plus formelle et centralisée pour s’affranchir notamment des distorsions linguistiques – intuition confirmée par l’étude empirique à grande échelle de Björkman & Piekkari (2009) – mais il donne ainsi le signe de vouloir augmenter son contrôle de la filiale, générant une crise de confiance qui contribue à aggraver encore les difficultés de communication entre les deux unités.
En considérant le cas particulier de la relation entre les expatriés venus du siège et le personnel local dans les filiales taïwanaises de différentes entreprises, Du Babcock & Babcock (1996) trouvent que l’on peut remédier à ces difficultés de communication en jonglant entre les langues au lieu de se confier exclusivement à la lingua franca. Sans surprise, les expatriés disposant de compétences opérationnelles dans la langue locale sont les plus à même d’établir une communication efficace entre le siège et la filiale. En l’absence d’expatriés pour jouer les language nodes, l’entreprise qui crée une filiale dans un pays étranger se trouve face à un dilemme. Quelle langue de travail adopter dans la filiale ? Quelle langue d’échange entre la filiale et le siège ? Pour la première question, la réponse est souvent : la langue locale, étant donné que la filiale est censée interagir avec le marché local. La réponse à la seconde question (anglais / langue du siège ou langue locale ?) conditionne grandement la qualité de la relation. L’exemple de sociétés danoises installées en France montre que la réponse choisie est généralement un mélange ad hoc de plusieurs solutions (« muddling-through solutions »), dont le succès dépend crucialement des compétences linguistiques et de la bonne volonté des personnes en présence ; la relation ainsi établie est éminemment vulnérable puisqu’elle demande à être renégociée en cas de changements de personnes d’un côté ou de l’autre (Andersen & Rasmussen, 2004).
Enfin il est bon de garder à l’esprit que le choix de la langue de communication entre un siège et sa filiale dépend des pays concernés. Dans une des seules études quantitatives de grande échelle menées sur le sujet, Harzing & Pudelko (2013) proposent de distinguer 4 groupes de pays au sein desquels les problématiques linguistiques sont similaires : pays anglophones ; pays nordiques (et Pays-Bas) ; pays d’Europe continentale ; pays asiatiques. C’est dans les deux derniers groupes que l’usage de l’anglais comme langue d’échange peut poser problème, particulièrement lorsqu’une entreprise de ces pays établit une filiale dans un pays des deux premiers groupes. Le principal risque est alors celui d’une distorsion de pouvoir, la filiale prenant l’avantage dans la relation parce ses salariés maîtrisent mieux la langue d’échange que ceux du siège. Les multinationales issues de pays asiatiques éviteraient cet écueil en utilisant la langue du siège pour les échanges avec les filiales, ce qui suppose un recours massif à l’expatriation, mais sans donner à cette langue de statut officiel.
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Table des matières
Sommaire
Introduction
1 Le concept d’anglicisation
2 Positionnement (inter)disciplinaire
3 Pour un réductionnisme assumé
4 Annonce du plan
Chapitre premier : Les langues et l’entreprise, revue de littérature
1 « Oublié et négligé »
2 La communication internationale
2.1 Les relations siège-filiales
2.2 Les équipes internationales
3 L’anglais lingua franca
3.1 L’hégémonie anglo-saxonne
3.2 Une histoire d’ELF
3.3 Au-delà de l’anglais
4 Le côté obscur de la langue
4.1 Une fusion houleuse
4.2 L’adoption d’une langue officielle
5 Agir sur les langues dans l’entreprise
5.1 Des pratiques aux principes : la gestion des langues
5.2 Des principes au pratiques : les politiques linguistiques d’entreprise
6 Ce qu’il reste à dire
Chapitre 2 : Méthodologie
1 Un puzzle de cas
1.1 Justification de l’approche
1.2 L’opportunisme méthodique
1.3 Un assemblage « judicieux »
1.4 Représentativité des cas
1.5 Synthèse sur les cas
2 Accès au terrain
3 Collecte des données
3.1 Entretiens thématiques
3.2 Observation passive
3.3 Recherche-action
3.4 Techniques projectives
3.5 Données quantitatives
3.6 Synthèse sur la collecte de données
4 Traitement des données
4.1 Codage
4.2 Citations
4.3 Anonymisation
Chapitre 3 : Éléments d’une controverse
1 Scènes vécues
1.1 Scène première : « Votre sujet, ce n’est pas un sujet »
1.2 Scène seconde : « C’est vous le don Quichotte ! »
2 Une controverse économico-sociolinguistique
3 Les acteurs de la controverse
3.1 Le monde politique
3.1.1 Le législateur français
3.1.2 Le législateur européen
3.1.3 La Délégation générale à la langue française (DGLF)
3.1.4 Les autres administrations
3.1.5 Les associations de défense de la langue française
3.2 Le monde de l’entreprise
3.2.1 Les dirigeants d’entreprises
3.2.2 Les syndicats
3.2.3 Les salariés
3.3 L’industrie des langues
3.3.1 La formation professionnelle
3.3.2 La traduction et l’interprétation
3.4 Le monde de la recherche
3.4.1 Linguistes et sociolinguistes
3.4.2 Économistes
3.4.3 Gestion
3.5 La presse
3.6 Synthèse sur les acteurs de la controverse
4 Quelques particularités de la controverse
4.1 L’asymétrie du débat
4.2 Le rôle du législateur
4.3 L’interdisciplinarité impossible
Chapitre 4 : Haro sur le tout-anglais !
1 La thématique linguistique
1.1 La qualité de l’expression et de la communication
1.2 Les qualités intrinsèque de la langue
1.3 La défense du français
1.4 Sic transit lingua franca
2 La thématique sociale
2.1 La protection du consommateur
2.2 La protection du salarié
2.2.1 La sécurité
2.2.2 Le bien-être au travail
2.2.3 La non-discrimination
2.3 La cohésion sociale
3 La thématique macro-économique
3.1 Justice économique et flux financiers
3.2 La valeur économique du plurilinguisme
4 La thématique micro-économique
4.1 La performance des entreprises
4.2 La compétitivité des entreprises
5 Les thèmes périphériques
5.1 Les anglicismes
5.2 L’Union européenne
5.3 L’enseignement des langues en France
5.4 L’anglais dans le monde de la recherche
Conclusion
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