Les jeux mobiles conversationnels comme récits interactifs
Que racontent les jeux mobiles conversationnels ? De quelle manière ? Cette double question suppose que des points communs narratologiques puissent être trouvés entre les différents JMC, dont ceux du corpus, indépendamment des contingences de leurs intrigues. Comme nous l’avons précédemment défini, les JMC sont des expériences vidéoludiques, nécessitant l’interactivité du joueur dans des situations dialogiques, pour faire avancer le récit. Les JMC se rapprochent ainsi des aventures textuelles, un genre que Mathieu Triclot replace dans l’histoire des premiers jeux vidéo à partir des années 1960 :
Un dernier groupe de jeux, plus tardif, complète le tableau [des premiers jeux vidéo] : celui de l’aventure en mode texte, dont Adventure en 1976 ou Zork en 1979 sont les premiers représentants. […] Le principe de ce type de jeu est de proposer au joueur une description littéraire de l’univers du jeu, avec lequel il peut interagir par des commandes en langage naturel, comme go north, pick sword, use key. […] La description littéraire permet […] de donner vie et consistance à des univers qui, sinon, demeurent absolument génériques. Le genre aventure fait exister pour la première fois des mondes riches, détaillés, il introduit de l’humour, de l’esprit, de la séduction dans les univers de jeu .
À l’instar de ces premières aventures en mode texte, les JMC proposent des univers de fiction décrits, circonscrits et emplis par le texte. Si les JMC déploient bel et bien un univers visuel, homogène à celui du smartphone, un jeu comme Zork s’inscrit littéralement dans le cadre logiciel de l’ordinateur. Les JMC se distinguent également des aventures textuelles par le type d’interactivité demandé au joueur : quand les aventures textuelles nécessitent l’emploi de commandes en langage naturel, les JMC invitent le joueur à sélectionner des réponses déjà pré-rédigées, choisies parmi un nombre restreint de propositions. Le joueur n’a pas d’activité d’écriture ; il sélectionne une image du texte (un texte en langage naturel, une émoticône, un nom de fichier…) qui cache, inscrit dans le code informatique, un lien hypertexte. Sa sélection mène à l’apparition d’un nouveau message et enchaîne le dialogue. Les réponses du joueur sont donc des choix de navigation dans une arborescence de liens.
Au-delà de leur ludicité, les JMC offrent ainsi une expérience de lecture hypertextuelle, qui les rapprochent de la littérature interactive : pour se dévoiler les récits des JMC nécessitent une interactivité du joueur-lecteur. C’est une lecture gestualisée, qui rappelle celle du livredont-vous-êtes-le-héros (LDVELH). Dans ces livres, le lecteur-joueur navigue de page en page, grâce à la numérotation de paragraphes, décidant du déroulement d’une aventure aux fins et détours multiples. Les LDVELH sont tant des jeux que des narrations, à l’instar des JMC. Ils ont connu leur essor dans les années 1980, pour tomber en désuétude, face notamment aux jeux vidéo de rôle pour les amateurs d’aventure. Comme l’explique Matthieu Freyheit:
Ce remplacement par l’image animée n’écarte pas la lecture, comme on a pu l’entendre. La différence en réalité est d’abord de support. Ce que le jeu vidéo rend obsolète, ce n’est ni l’aventure ni la lecture (on parlera même de jeux de catégorie texte-aventure) mais bien l’objet livre et les pratiques matérielles que le livre-dont vous-êtes-le-héros y intègre .
Ainsi peut-on opérer une réduction, temporaire, des JMC à leur texte, en les envisageant en tant que lecteur-joueur, et reprendre des éléments théoriques issus de l’étude du LDVELH. Sans croire qu’une nette séparation soit possible entre jeu et lecture, suspendons dans l’analyse l’importance et l’impact des types de gestualisation qui différencient LDVELH et JMC : pour l’un les pages tournées du livre, pour l’autre la navigation dans une application sur smartphone. Cette première partie propose de s’attacher aux configurations narratologiques des JMC, en leur arrogeant l’ascendance, la parenté du LDVELH.
Une différence frappe toutefois à l’examen des textes des JMC face à ceux d’un jeu vidéo d’aventure textuelle comme Zork ou d’un livre-dont-vous-êtes-le-héros comme Le Sorcier de la montagne de feu (annexes 10 et 11) : ces derniers s’adressent au lecteur-joueur comme des narrateurs à un personnage, quand les messages adressés au joueur des JMC sont censés émaner de personnages intradiégétiques, d’interlocuteurs du joueur. Dans Zork, le joueur se projette dans un rôle au travers d’un univers et ses actions sont décrites par les commandes en langage naturel. Dans un JMC comme Lifeline, présenté en introduction, l’action est contenue dans le fait même de dire quelque chose à quelqu’un. Le langage dans les JMC est performatif : l’énoncé de chaque réponse proposée au joueur réalise lui-même ce qu’il énonce. Dans les messageries instantanées imitées par les JMC, l’action est tout entière contenue dans l’échange de messages, la tenue d’une conversation écrite.
Le cadre communicationnel ainsi constitué inscrit les JMC dans le genre épistolaire, qui se définit comme relatif à la correspondance par lettres. L’émergence de la correspondance électronique a ouvert la littérature épistolaire à de nouvelles formes hybrides, de nouveaux types de récits prenant en compte de nouveaux moyens de communication. On peut penser par exemple au keitai shosetsu ou « roman de téléphone portable », né au Japon dans les années 2000, « qui consiste à écrire des histoires sur son smartphone, qui sont destinées à être lues uniquement sur ces appareils ». En centrant, une fois de plus, l’analyse des JMC sur leur texte, il convient aussi d’embrasser des motifs propres à la littérature épistolaire.
Nous proposons donc dans cette première partie du mémoire d’analyser la narration dans les jeux mobiles conversationnels, qui empruntent tant à la structure des livres dontvous-êtes-le-héros qu’aux formes du genre épistolaire. Cette analyse portera sur les configurations narratives qui montrent cette hybridation ; elle s’ouvrira à une analyse des thématiques observées au sein des jeux du corpus ; elle s’affinera à l’échelle du « personnel » des JMC, entendu comme ensemble des instances de discours dans les textes que ces jeux incorporent.
Configurations narratives des « conversations-dont-vous-êtes-le-héros »
Pour caractériser l’hybridité entre LDVELH et épistolaire, nous proposons le terme de « conversation-dont-vous-êtes-le-héros ». La première conséquence de cette expression est d’envisager la structure de la narration des JMC en comparaison avec les LDVELH : le JMC et le LDVELH proposent un récit ramifié, une arborescence de déroulements possibles de l’intrigue, menant à des fins multiples. La deuxième conséquence de cette expression peut paraître abusive : en effet, les JMC ne sont pas des conversations orales mais des échanges de messages entre interlocuteurs. On peut s’interroger donc dans un premier temps sur le partage entre parole et écriture produit dans les JMC, mais aussi sur l’adaptation du modèle épistolaire dans la forme de la messagerie instantanée. Cette dernière ne contient pas tous les textes dans les JMC ; dispersés dans le jeu, ils sont juxtaposés et entrecroisés par le joueur-lecteur, selon l’assemblage prévu par l’auteur.
Des fictions arborescentes et interactives : l’illusion de la narration linéaire
Les JMC suivent un double régime scriptural : en tant que récits, ils usent du langage naturel ; en tant que programmes, ils reposent sur du code informatique. La capture d’écran, issue du logiciel d’écriture Scrivener, montre comment David Dufresne a ramifié les dialogues de L’Infiltré, de manière schématique. Chaque réponse sélectionnée par le joueur (en gras sur l’image) est assortie d’une réponse de son interlocuteur Tolissac. On observe également qu’une réponse peut déclencher l’exécution d’une commande, pour mener à la consultation d’un texte hors de la messagerie (« [if not $fichePhilippot)[display : « Philippot ») », en l’occurrence dans le jeu une imitation de fiche des renseignements).
Les JMC rendent possibles des détours multiples par les conversations. Ils sont opérés de manière contingente ou nécessaire selon l’économie du récit, i.e. les péripéties clés qui relient le début du récit à sa fin. Comme nous le voyons avec cette copie d’écran, les réponses sont alignées en fonction de paliers : plusieurs réponses peuvent mener in fine à un même nœud conversationnel, selon les contingences de choix du joueur. Ce dernier est amené à des détours nécessaires lorsque le récit se ramifie vers une fin précoce de l’aventure : ce sera l’échec, l’action de trop, signée souvent par la mort de l’interlocuteur, signifiée par la fin de la connexion. En ce cas, les JMC permettent généralement de réitérer un pan des dialogues, de rebrousser chemin vers une bifurcation conversationnelle précédente. Seul le jeu Lifeline : Cellule de crise laisse cette possibilité au joueur en l’absence d’échec, en indiquant à la fin des réponses validées par le joueur le petit signe du rewind, ce qui lui permet théoriquement d’explorer plus librement l’arborescence des choix .
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Table des matières
Introduction
I – Les jeux mobiles conversationnels comme récits interactifs
A. Configurations narratives des « conversations-dont-vous-êtes-le-héros »
1. Des fictions arborescentes et interactives : l’illusion de la narration linéaire
2. Des situations dialogiques : l’écriture épistolaire oralisée
3. Des collages textuels : le principe de l’imitation
B. Le personnel des jeux mobiles conversationnels
1. Les interlocuteurs du joueur : entre personnages et automates
a. La présentification des personnages
b. Les messages automatisés : bots et IA
2. Auteurs et narrateurs : le dehors des conversations
3. Le lecteur-joueur : entre liberté et adhésion
a. Incipit et responsabilités : contextualisation et engagement du joueur
b. Les mécanismes de caractérisation du joueur
C. Genres fictionnels et imaginaires affinitaires : des récits d’enquête
1. Le roman policier et la cybernétique de l’imparfait
2. Le feuilleton journalistique et l’information en temps réel
3. La fiction documentaire et le monde par l’intime
4. La science-fiction et l’imaginaire de l’objet technique
5. La dystopie et le hacking
II – Les jeux mobiles conversationnels : la pseudo-panoplie comme gameplay
A. Pseudo-panoplie et gameplay : règles et usages
1. Interdépendances de la pseudo-panoplie à l’Operating System
a. La gestualisation : animation de la pseudo-panoplie
b. Paramètres de jeu et paramètres du smartphone
2. Un dénominateur commun : l’imitation d’une messagerie
a. Analyse sémiologique de la messagerie instantanée
b. Conversation dynamique et archivage : jeux mémoriels
3. Contingences narratives des dispositifs annexes à la messagerie
a. Cartographie et géolocalisation : caractérisation spatiale
b. Carnet de contacts : recensement des interlocuteurs
c. Boîte mail et messageries annexes : identités multiples
d. Galerie multimédia : artefacts et indices
e. Calendrier : référentiel temporel objectif
f. Applications fictives : énigmes hybrides
g. Notes : fragments poreux
h. Menu de l’OS : navigation et confusion
B. Fantasmagories du smartphone : imaginaires d’un être culturel
1. L’être culturel du smartphone : une « dé-possession » de l’objet
2. La métamorphose hardware du smartphone
a. Le smartphone « radio »
b. Le smartphone burner
3. La possession software du smartphone
a. Le smartphone crypté
b. Le smartphone buggé
c. Le smartphone piraté
III – Régimes d’expérience vidéoludique des jeux mobiles conversationnels
A. Approche phénoménologique des JMC : l’espace et le temps
1. L’espace des jeux mobiles conversationnels : labyrinthes
a. L’espace intermédiaire du jeu vidéo : un agencement relationnel
b. La portabilité du smartphone : un écran nomade
2. Le temps des jeux mobiles conversationnels : fil et boucle
a. Temps linéaire et arborescence du jeu : fils choisis
b. Temps cyclique et sauvegardes du jeu : boucles répétées
B. Approche éthique et morale des JMC : responsabilités interpersonnelles
1. La morale du joueur : le choix réduit
a. Le joueur démiurge : dilemmes moraux
b. L’inaction comme liberté : faire silence
2. L’éthique de l’auteur : travail réflexif
a. Another Lost Phone et la vie privée
b. L’infiltré et les fake news
Recommandations professionnelles
Conclusion
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