LES INTERMEDIAIRES DE L’EMPLOI CADRE : DES PASSEURS DE LA LOGIQUE EMPLOYABILITE 

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Les embauches des jeunes diplômés entre pénurie et surchauffe

Grâce aux enquêtes rétrospectives réalisées par l’ONEVA, Observatoire des Entrées dans la Vie Active du CEREQ, on dispose d’outils statistiques permettant de comparer sur longue période l’insertion des jeunes étudiants depuis les années 1970 sur des échantillons représentatifs (Martinelli, Vergniès, 1995 ; 1999). Ces enquêtes permettent de saisir de façon assez fine les conditions d’insertion en dynamique des cohortes de jeunes étudiants avec divers indicateurs (taux de chômage, durée de chômage, type de contrat, niveau de qualification, salaires) et de comparer la qualité de l’insertion suivant les différentes filières. Les jeunes diplômés sont concernés par un ‘chômage d’insertion’, influencé par la conjoncture, mais relativement protégés par rapport aux autres jeunes. Dans les années 1970 et 1980, la relation formation / emploi semble stable pour les étudiants universitaires, en lien avec l’accroissement des débouchés en terme d’emplois cadres, que ce soit cadres du secteur public (enseignants, professeurs, fonctionnaires supérieurs) ou cadres des entreprises (Charlot, Pottier, 1989). Les étudiants de filières universitaires scientifiques semblent attirés progressivement par le secteur privé, qui se reflète notamment dans le choix des filières. Les effectifs se déplacent des filières traditionnelles préparant à l’enseignement et à la recherche (sciences fondamentales et naturelles) vers des filières de formation en sciences de l’ingénieur et de la vie (électronique, informatique, mécanique, chimie, biochimie, biologie). Le même phénomène se retrouve, mais atténué, entre les filières juridiques (accroissement du droit privé par rapport au droit public) et en sciences économiques et de gestion (développement des formations spécialisées comme MSG, MST, de la filière AES et des DESS). En lettres et sciences humaines, l’effort de professionnalisation des études universitaires est moins perceptible (à part en LEA) et les emplois littéraires dépendent toujours fortement de la politique de recrutement de l’Education Nationale. Mais la qualité de l’insertion suit toujours la hiérarchie des filières : les diplômés des science de nature et de la vie ont beaucoup plus de difficultés à trouver un emploi que ceux des sciences exactes, les étudiants en psychologie et sociologie ont beaucoup moins de débouchés ‘naturels’ dans la fonction publique que d’autres étudiants littéraires aspirés par l’enseignement.

L’arrêt brutal des recrutements à partir de 1990

Les offres diminuent très rapidement à partir de 1989, pour atteindre leur niveau le plus bas en 1993, période de dramatisation du chômage des cadres. En 1990, Jean Prével (pdt de l’APEC) et Alain Lebaube (journaliste du Monde) interprètent le tassement des offres d’emploi en 1990 comme une ‘mutation’ de ces offres. Celles-ci deviennent plus ciblées, mais cela ne remet pas en cause le diagnostic de pénurie des cadres diplômés (Le Monde, 5 septembre 1990). Mais les offres continuent à baisser en 1991 et l’APEC intervient pour relativiser cette diminution des offres, qui ne serait que conjoncturelle. « Aussitôt les mêmes ‘futurologues’ qui prévoyaient l’explosion se font un devoir (ou un plaisir ?) de pronostiquer l’implosion. Selon ces prophètes du tout ou rien, nous irions maintenant vers une recrudescence qu’ils auraient envie de qualifier d’exponentielle du chômage des cadres » (J. Menin, pdt de l’APEC, 1991, op. cit.). Ce décalage entre les offres qui se raréfient et les demandes qui augmentent aboutit à faire exploser le nombre de candidatures par offres d’emploi, qui passe ainsi pour l’APEC de 40 candidatures par annonce en moyenne en 1991 à 70 candidatures en 1992. Ce qui choque d’autant plus au début des années 1990, c’est que le secteur des services marchands est fortement touché, notamment les services aux entreprises, alors que la crise des années 80 avait surtout touché l’industrie. Des secteurs considérés comme pleins d’avenir, comme la publicité, le conseil aux entreprises, le recrutement, l’audit (Dany, 1997), le consulting (Benamouzig, 1994), le notariat, l’immobilier, sont fortement touchés par le ralentissement de l’activité. Ils commencent même à licencier des jeunes cadres confirmés qu’ils s’arrachaient à prix d’or un an avant. Les cabinets de conseil aux entreprises sont confrontés à une certaine stagnation de leur activité, car « soumises à une pression en faveur de la réduction de leurs coûts, les entreprises ont commencé à s’interroger sur la ‘valeur ajoutée’ de certaines prestations des cabinets d’audit et de conseil et sur le bien-fondé des tarifs pratiqués » (Dany, 1997, p.380). Le cas de l’audit étudié en 1992-93 par F. Dany (1997) semble confirmer l’hypothèse de recrutements en accordéon de L. Chauvel10. Mais les offres d’emploi cadres reprennent de nouveau depuis 1993, pour atteindre presque une situation de surchauffe en 2000-2001. Et l’on recommence à parler dans la presse de difficultés de recrutement pour les entreprises, de politiques de fidélisation pour les jeunes diplômés11. Mais un choc extérieur, comme l’a montré la guerre du Golfe en 1991, peut toujours remettre en question les prospectives en terme de recrutements. Les attentats aux Etats-Unis le 10 septembre 2001 peuvent éventuellement entraîner le même type de comportements : freinage des recrutements en raison des difficultés à anticiper l’évolution à court et à moyen terme pour les directions d’entreprises. Un autre indicateur du dynamisme du marché de l’emploi cadre peut être utilisé pour montrer cette diminution forte des recrutements externes de 1990 à 1995, avec une forte augmentation des sorties et un recours à la promotion interne accrue pendant cette période. Le Panel Conjoncture de l’APEC est une enquête réalisée auprès d’un échantillon de 4.000 entreprises sur leurs pratiques de gestion du personnel de l’année écoulée et sur leurs prévisions pour l’année à venir. L’année 1991 est par exemple caractéristique : 20 % des entreprises ne peuvent pas faire de prévisions d’embauches pour l’année, étant donné le retournement de conjoncture ! L’indicateur ‘sorties’ (disponible à partir de 1992) ne permet pas malheureusement de distinguer les départs relativement ‘neutres’ en terme de GRH (départs en retraite liés à l’âge du salarié), d’une politique volontaire de diminution / renouvellement du personnel (préretraites, licenciements), des départs à l’initiative du salarié (démission). On peut cependant remarquer que si les recrutements externes ont fortement augmenté depuis 1995, le niveau de sorties reste lui aussi élevé.

La vulnérabilité des cadres : la banalisation de l’accident de carrière ?

Plusieurs auteurs interprètent le chômage des cadres comme l’indice de l’éclatement du mythe de l’homogénéité de la catégorie. « Les différences liées aux générations, au capital social et scolaire, aux trajectoires professionnelles, réapparaissent en force et portent atteinte à l’image de relative homogénéité du groupe qui prévalait au sein des Trente glorieuses » (Pichon, 1999, p. 54). Le coup de projecteur porté sur la catégorie cadre, qui avait été très peu étudié dans les années 1980, rappelle en effet que cette catégorie sociale est composée d’une myriade de professions plus ou moins stables. Contrairement à l’idée de généralisation de l’insécurité, tous les cadres ne sont pas exposés au même risque de chômage. C’est l’éternelle (re)découverte de l’hétérogénéité de la catégorie, aussi bien en terme de profil (jeunes cadres diplômés de Grandes écoles versus cadres âgés promus) qu’en terme de professions (commerciales versus techniques) ou de taille d’entreprise (PME versus grandes entreprises). L’accident de carrière s’est-il banalisé sur toute la période ? Ou a-t-il été principalement la caractéristique des années de reenginering 1990-1995 ? Le marché du travail des cadres dans les années 1990 Avant de réfléchir à la vulnérabilité et l’employabilité des cadres suivant leur profil, il me semble essentiel de présenter l’évolution de l’emploi cadre dans les années 1990, notamment en terme de type de professions. Pour la première fois depuis les années 1960, entre 1990 et 1991, le groupe des CPIS (Cadres et Professions Intellectuelles Supérieures) n’a pas augmenté en effectifs. La décomposition des emplois de ‘cadres d’entreprise’ par professions permet de comprendre quelles professions ont été touchées de plein fouet par le ralentissement de l’activité entre 1990 et 1991 : les fonctions études, essais, recherche ; les cadres des banques et assurances ; les cadres technico-commerciaux ; les états-majors administratifs et techniques, qui toutes enregistrent un recul de leurs emplois en terme d’effectifs.

L’employabilité des cadres : le problème des fins de carrière

Le problème principal du ‘chômage des cadres’ se pose surtout en terme de retour à l’emploi, d’employabilité ou d’inemployabilité des cadres de plus de 45 ans, qui sont en moyenne moins diplômés que les jeunes générations. Là réside sans doute la spécificité du chômage des cadres, le chômage de longue durée, voire le chômage d’exclusion des cadres âgés, dont l’explication est sans doute aussi difficile à établir que pour le chômage de longue durée en général (Demazière, 1995a). Cette faible employabilité des cadres, qui a amené R. Castel (1995) à parler de « possible inemployabilité des qualifiés », n’est cependant pas un indicateur de déstabilisation de la société salariale. La répartition par âge des cadres au chômage dans l’enquête Emploi révèle qu’ils sont majoritairement âgés de plus de 45 ans, sauf en 1993, année de dramatisation du chômage des cadres. Les jeunes cadres de moins de 30 ans sont par contre de moins en moins représentés dans ce groupe sur toute la décennie.

La faible employabilité des cadres d’entreprise âgés

« Toutes choses égales par ailleurs », l’âge semble par contre être la variable explicative clé du retour à l’emploi des cadres d’entreprise, puisque en moyenne sur la période, moins de 25 % des cadres de plus de 50 ans retrouvent un emploi dans l’année contre environ 80 % des jeunes cadres de moins de 30 ans. L’écart d’employabilité entre cadres âgés, cadres confirmés (30-45 ans) et jeunes cadres (moins de 30 ans) reste stable sur toute la période. Mais l’employabilité des cadres au chômage semble diminuer entre 1986 et 1996, puisque les difficultés de reclassement des cadres au chômage sont croissantes sur toute la période (André-Roux, Le Minez, 1997). Si les jeunes diplômés ont profité à plein de la reprise, cela ne semble pas être le cas des cadres âgés au chômage25. L’inemployabilité peut être aussi calculée comme la part de chômeurs de longue durée dans l’ensemble des chômeurs d’une catégorie d’âge (Marchand, Thélot, 1997a). Le graphique suivant montre l’augmentation forte de l’inemployabilité des cadres au chômage de plus de 45 ans. En 1995 et 1996, plus de 60 % de la catégorie des cadres d’entreprise au chômage de plus de 45 ans connaît un chômage de longue durée et cette part reste relativement stable. Pour les 30-45 ans, la situation semble s’améliorer, même si cette inemployabilité recommence à augmenter en 1998. Sur la fin de la période (1998-1999), l’évaluation de l’inemployabilité des moins de 30 ans ne peut pas en revanche être appréciée à partir de cette base de données, étant donné le très faible effectif de jeunes cadres au chômage (moins de 10 personnes réelles).

L’éternelle (re)découverte de l’hétérogénéité de la catégorie

Les différenciations internes au groupe, notamment selon l’âge et le diplôme, camouflées dans les périodes de croissance de la catégorie, semblent donc redécouvertes dans les périodes de restructuration du système économique. « Les différences liées aux générations, au capital social et scolaire, aux trajectoires professionnelles, réapparaissent en force et portent atteinte à l’image de relative homogénéité qui prévalait au sein des Trente glorieuses. » (Pichon, 1999, p.54). Le chômage des cadres écorne le mythe de l’homogénéité de l’ensemble flou. « Etant inégalement cadres (selon la définition sociale qui existe à un moment donné), les cadres sont inégalement exposés au chômage. Les premiers touchés sont ceux dont l’appartenance au groupe est la plus fragile, en particulier ceux qui le sont devenus à la faveur d’une conjoncture exceptionnelle et singulière, étroitement dépendante des employeurs. » (Pinto, in Bourdieu, 1993, p 581). Les cadres expérimentés diplômés de Grandes Ecoles sont toujours fortement épargnés par le chômage, à part quelques exceptionnels ‘accidents de carrière’ des cadres dirigeants (Bouchiki, Kimberly, 1996). Les cadres administratifs et commerciaux composent environ deux tiers des cadres d’entreprise au chômage, et parmi eux les promus cadres en cours de vie active de plus de 40 ans forment plus de la moitié des chômeurs de longue durée. On peut imaginer que les diplômés d’écoles fragilisés sont notamment des anciens élèves des petites écoles de commerce et de gestion qui se sont fortement développées et dévaluées dans les années 8033. Ces cadres administratifs et commerciaux promus sont plutôt salariés de PME, beaucoup moins dans les grandes entreprises et pratiquement absents dans les cadres dirigeants. Les cadres techniques les plus fragilisés ne sont pas les ingénieurs diplômés d’écoles, mais les cadres de la production et les technico-commerciaux, professions largement pourvues par la promotion interne d’anciens techniciens.

Echantillon et cadre théorique : les carrières au pluriel

Pour étudier le chômage dans les carrières des cadres au pluriel, il me semblait essentiel de confronter les résultats statistiques de l’enquête Emploi avec des entretiens semi-directifs sur un échantillon représentatif de cadres. Plusieurs études m’ont en effet convaincu de la complémentarité des méthodologies qualitatives et quantitatives en sociologie de l’emploi et sociologie du chômage (Nicole-Drancourt, 1991 ; Imbert, 1993 ; Demazière, Dubar, 1997). « Le questionnaire ne fournit pas la grille de lecture des trajectoires qu’il permet pourtant de reconstruire avec une certaine précision. En revanche, la liaison entre les événements, l’explicitation des changements ou transitions sont très présentes dans l’entretien, autorisant la mise au jour des processus sociaux à l’oeuvre dans l’infléchissement des trajectoires » (Imbert, 1993, p. 144). Comme je n’étais pas membre de l’INSEE, il me fallait donc construire un échantillon qualitatif sans lien avec l’enquête Emploi. Mais comment rencontrer des cadres au chômage et construire cet échantillon ?

Les carrières des cadres : promus / formés / diplômés

On distingue en général deux voies d’accès au groupe cadre, la promotion interne et la certification initiale par un diplôme de l’enseignement supérieur, qui sont fortement liées à l’origine sociale et au sexe. Le statut cadre est pour certains la validation de leur expérience professionnelle, tandis que pour d’autres, elle est la reconnaissance automatique de leur niveau de diplôme supérieur (en général bac+4). Mais il est très différent d’accéder au statut cadre grâce à la reconnaissance unique de l’expérience professionnelle ou par le passage en cours de vie active par une formation permanente attribuant un titre d’ingénieur. Le détour par la formation permanente me semble donc être une troisième voie, principalement spécifique à la ‘filière technique de promotion’ (Chapoulie, 2000). Je présenterais donc tout d’abord les carrières de cadres promus, ce qui permet de réintroduire un débat aussi vieux que la sociologie des cadres sur les ‘vrais’ et les ‘faux’ autodidactes (en lien avec leur origine sociale). A travers deux portraits de cadres, Denis et Cédric, qui ont tous les deux fait leur carrière dans la grande distribution. Les cadres promus : les ‘vrais’ et les ‘faux’ autodidactes La promotion interne est une voie d’accès qui ne régresse que lentement, contrairement aux prévisions, puisque plus de la moitié des cadres d’entreprise (au sens de l’INSEE) n’est pas diplômée du supérieur en 1997 (niveau inférieur à bac+2), comme le montre le tableau suivant. La part des non diplômés du supérieur a diminué seulement de 49,4 % à 47,0 % entre 1990 et 1997, et demeure très élevée parmi les cadres de production et les technico-commerciaux. Comme l’a montré P. Trouvé (1997) sur la population des agents de maîtrise dans l’industrie, malgré la hausse du niveau de certification de la population, la promotion interne n’a pour autant pas disparu. Pour l’accès au statut cadre, on peut faire l’hypothèse que « ce processus demeure plus fréquent dans le monde des PME industrielles traditionnelles, dans les fonctions d’encadrement de la production et dans les fonctions commerciales mobilisant des savoirs techniques relativement simples ou banalisés » (Bouffartigue, 2001b, p. 43). Des fonctions comme études et recherche sont par contre moins accessibles sans diplôme du supérieur, qu’il soit obtenu en formation initiale ou permanente.
Les ‘cadres-maisons’ ou les ‘autodidactes’ ont souvent été promus au sein du marché interne d’une entreprise, sur la base de leur loyauté à l’égard de l’organisation ou de savoirs techniques. Mais ils ont parfois utilisé aussi une mobilité externe sur des ‘marchés professionnels’ en période de croissance de l’emploi cadre (surtout dans les années 1980) pour obtenir une promotion en changeant d’employeur, souvent dans le même secteur, par des sauts de puce (mobilités intra-entreprises, parfois sur le même bassin d’emploi). Les techniciens promus sont en augmentation dans ce groupe, notamment dans les plus jeunes générations, fait qu’il faut relier à l’augmentation des diplômés niveau bac+2 (IUT, BTS), qu’ils soient plutôt à dominante technique, administrative ou commercial. Les jeunes diplômés acceptent parfois un déclassement à l’embauche, mais espèrent rapidement pouvoir passer cadre après quelques années d’expérience. L’identité professionnelle des cadres promus est donc souvent une ‘identité d’entreprise’ (Dubar, 1991), notamment de l’entreprise où ils ont vécu la plus grande progression de carrière. Elle peut être aussi plus largement une identité sectorielle, liée au secteur où ils ont acquis leur expérience professionnelle (la grande distribution, l’informatique, le transport) ou une identité professionnelle (commercial, technico-commercial, informaticien, formateur, expert-comptable), qui se rapproche de ‘l’identité de
169 réseau’, mais est fondée davantage sur une expérience professionnelle que sur un diplôme. Les trajectoires sociales des cadres autodidactes doivent être replacées plus largement dans les trajectoires sociales de leur propre famille. Ils sont en général issus de milieu populaire (père ouvrier ou employé), donc sont souvent en mobilité inter-générationnelle, à part quelques rares exemples de contre-mobilité, souvent lié à un arrêt précoce des études pour raisons de santé ou raisons personnelles. En effet, l’autodidaxie par rapport au critère de diplôme peut camoufler une contre-mobilité. Pour ces ‘faux autodidactes’, le passage par la formation continue peut être un moyen de rattraper le niveau scolaire adapté à la trajectoire ‘modale’ de leur classe sociale d’origine (Pitrou, 1977 ; de Montlibert, 1977 ; Fossé-Polliack, 1992). J’ai choisi de présenter les portraits de Denis et de Cédric pour montrer que l’entrée par la ‘petite porte’ dans des professions commerciales, se fait souvent plus par défaut que par véritable ‘vocation’, quelle que soit sa trajectoire sociale. Ces professions exigent un tel dynamisme, que ce sont souvent des postes réservés aux jeunes, comme l’a déjà remarqué L. Boltanski sur les postes de technico-commerciaux. « A côté des jeunes ingénieurs sortis des Ecoles qui apprennent là sur le tas, le métier des affaires avant d’accéder aux postes de pouvoir, on trouve dans ces emplois des jeunes cadres commerciaux issus des business schools ou des facultés de droit, mais aussi […] d’anciens techniciens qui doivent pour ‘rester dans la course’ faire, sans arrêt, la preuve de leur don exceptionnel pour la vente, de leur fidélité et de leur dynamisme » (Boltanski, 1978, p. 7). Les carrières des commerciaux ou de technico-commerciaux exigent un investissement en temps énorme, des déplacements auprès des clients ou des fournisseurs, surtout dans la grande distribution. Les objectifs sont aussi plus faciles à atteindre dans un nouveau secteur en expansion que dans un secteur en stagnation ou en déclin, où la concurrence fait rage. Les femmes sont d’ailleurs minoritaires dans ce groupe des autodidactes. Ces femmes cadres ont souvent suivi la ‘filière de promotion administrative’ (Chapoulie, 2000), qui permet de passer des postes d’employé à profession intermédiaire, puis à cadre, même si l’on rencontre de rares femmes commerciales. Dans mon échantillon qualitatif, sur 17 cadres classés dans la catégorie ‘autodidactes purs’ ou ‘techniciens promus’, on compte seulement 4 femmes, plutôt dans des professions administratives que commerciales. Les divorcés ou séparés, qu’ils soient hommes ou femmes, avancent souvent que les horaires très élevés sont la principale raison de l’échec de leur couple. En général autour de 35-40 ans, se pose d’ailleurs la question de la reconversion dans des métiers moins chronophages, que ce soit pour fonder un couple pour les femmes toujours célibataires, ou pour voir grandir leurs 170 enfants pour les hommes.

Comment fait-on carrière dans la grande distribution ? De fil en aiguille …

Denis, 42 ans, avec un diplôme de CAP est représentatif des ‘cadres maisons’ qui ont fait leur carrière principalement dans la grande distribution (ici les GSB, Grandes Surfaces de Bricolage), et qui ont ensuite des difficultés à faire reconnaître leur expérience non certifiée par un diplôme. Au départ, sa carrière devait être toute autre, puisque ce n’est pas son ‘vrai’ métier comme il le précise tout de suite. Fils d’un cadre autodidacte à la SNCF et d’une mère au foyer, avec un frère qui suivra cette même voie (cadre SNCF), lui avait choisi de suivre ses envies : devenir cuisinier. Un peu par hasard, à cause du Club Cuisine de la Maison des jeunes de Nancy où il allait passer tous les mercredis avec ses deux copains, et finalement, ‘de fil en aiguille’, ils se sont retrouvés tous trois en école hôtelière. Après un an comme saisonnier, en 1970 il trouve une place en cuisine (où il restera quatre ans), rencontre une infirmière, s’installe avec elle et se marie. Malheureusement, au bout de deux ans, ils s’accordent sur le fait que les horaires de ces deux métiers sont incompatibles avec une vie de couple. « Je commençais à 6h jusqu’à 3-4h de l’après-midi et je reprenais de 18h à 23-24h, et elle faisait 6h-15h ou 15-21h, plus la nuit, les astreintes, les gardes …on se parlait par petits papiers ». La négociation conjugale sera vite réglée : comme sa femme est liée par contrat à l’hôpital qui lui a financé une partie de ses études, il doit changer de métier. Il arrête donc l’activité en restaurant et cherche un emploi de cuisinier avec des horaires ‘normaux’ dans la restauration collective des services publics (lycées, hôpitaux) de Nancy. Mais en attendant, il se cherche un ‘job’ alimentaire, car comme tout jeune marié, il a besoin d’argent. Il mobilise son réseau en parlant de sa recherche à ses amis. L’un d’entre eux, décorateur dans un grand magasin, le fait rentrer un mois après comme magasinier au rayon bazar pour ‘dépanner’ en 1974. Et il y fera sa carrière. Dans ce magasin, il est nommé au bout de trois mois adjoint au responsable. « Et de fil en aiguille, je m’y suis plu, j’ai aimé les contacts, la gestion des stocks, les relations avec les fournisseurs et les horaires me convenaient, j’ai laissé tomber l’idée de chercher dans mon métier ». Un an après, il suit toujours son même copain décorateur qui vient de rentrer dans un nouveau magasin Castorama à Nancy, ce qui montre là encore l’importance des réseaux informels dans la mobilité externe. Et ensuite, « j’ai fait toute ma carrière chez Castorama » : vendeur moquette-carrelage, puis adjoint responsable quincaillerie, puis chef de rayon, puis chef de secteur. Pendant cette période, son couple commence à vaciller, principalement car ils n’arrivent pas à avoir d’enfants, mais aussi peut-être en raison des horaires importants de la grande distribution (il rentrait souvent à 21h ou 22h le soir). Mais de cela il ne veut pas parler, puisque cela n’a pas de lien direct avec sa recherche d’emploi actuelle. Pour continuer à faire carrière comme cadre dans la grande distribution en 1993, aussi bien en terme de salaires que de responsabilités, il faut accepter d’être mobile. Il refuse une première proposition en Allemagne, mais accepte la deuxième proposition : remonter un magasin qui allait fermer avec un nouveau concept, un magasin discount dans le bricolage, à Reims. En terme de salaire, il est satisfait puisqu’il gagne désormais 250 KF, sur 13 mois, avec des primes d’objectifs et des stock options. Après discussions, sa femme et lui s’étaient mis dit qu’ils pouvaient vivre séparés toute la semaine (du lundi au vendredi), pour une période maximum de deux ans. Mais la distance n’améliore pas les relations de couple et sa femme le quitte au bout d’un an et demi, et ils divorcent très rapidement fin 1994. Denis se sent en partie responsable de cet échec, car il n’a pas réussi à articuler vie familiale et vie professionnelle, « j’ai mal managé ma partie vie familiale ». Comme les malheurs n’arrivent en général jamais seuls, il tombe gravement malade en 1995 et est hospitalisé pour deux mois, qui se transforment en quatre mois avec les complications, ce qui est très mal vu par sa direction. « J’ai eu des pressions, des problèmes. » La confiance est rompue, il cherche à être muté dans le Sud pour rejoindre la nouvelle compagne qu’il vient de rencontrer en vacances, une comptable dans un centre de recherche qui habite Aix, mais la direction lui propose Strasbourg. Il essaye de faire le forcing pour obtenir sa mutation, mais n’obtient qu’un licenciement transactionnel. Denis se sent quand même en position de force, car il a une proposition d’embauche dans le Sud. En effet, dans un salon professionnel deux mois auparavant, il a rencontré un de ses anciens directeurs qui travaille sur un projet similaire de magasins discount près d’Aix-en-Provence dans un groupe familial bien installé dans la région. Grâce à son réseau, il retrouve donc aussitôt un emploi dans la région Sud, ce qui lui permet de s’installer avec sa nouvelle compagne. Pendant un an, il monte le projet à partir de rien, en faisant des allers-retours entre Aix et Nice chaque semaine, et espère faire ses preuves sur ce projet afin de se spécialiser sur le montage de nouveaux magasins au sein du groupe. Mais au bout d’un an, la direction change brutalement de stratégie pour lutter contre la concurrence dans un autre secteur, et le projet est ajourné, il est aussitôt licencié pour raisons économiques. Trois mois plus tard, ce même groupe lui propose de reprendre la direction d’un magasin qu’il faut ‘relever’ à Manosque, « ça devait être le 8e ou le 10e directeur qui arrivait, donc l’équipe était … liquéfiée », un emploi d’attente, puisque son projet doit normalement repartir dans un an. Il accepte cette ‘mission’, remotive l’équipe, remet le magasin aux normes, change la gamme des produits et services, change de fournisseurs, et finalement remonte le chiffre d’affaires du magasin. Mais au bout d’un an et demi, il commence comme à Castorama à faire pression auprès de sa direction pour devenir chef de ce fameux projet, et se rend compte qu’il a été abandonné, sans que la direction ne le mette au courant du changement de stratégie. Et les directions n’aiment pas que les cadres aient des exigences ou perdent confiance. « Là c’est pareil, les relations avec ma direction ont changé, on ne m’appelait plus par mon prénom mais par mon nom, j’ai commencé à comprendre que ça n’allait pas. Et quatre mois après j’ai été licencié pour des causes farfelues. » Comment se débarrasser d’un responsable d’un centre de profit ? La recette est simple : ôtez lui son budget publicité ; mettez lui un commercial dépressif, ancien directeur rétrogradé ; et attendez quatre mois. Au bout de ce délai, vous pouvez lui annoncer qu’il n’a pas atteint ses objectifs. Les conditions de son départ sont plutôt rapides : apprenant qu’il est licencié un matin, il doit partir aussitôt, mais quand il revient le lendemain pour chercher des explications, il apprend qu’il y a déjà un nouveau directeur dans son bureau ! Le choc est très violent au niveau symbolique. Pour essayer de se consoler, Denis se dit qu’il n’est sans doute pas responsable, car douze directeurs de GSB ont été licencié en quatre mois dans ce même groupe, qui tous dirigeaient des établissements avec des trésoreries mauvaises, en raison d’impayés de clients. Les rumeurs disent que le directeur aurait voulu ‘faire des exemples’… Cédric est lui aussi un cadre ‘autodidacte’ dans la grande distribution, sauf qu’à la différence de Denis, en tant que fils de bonne famille, sa trajectoire aurait dû être toute autre.

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Table des matières

PREMIERE PARTIE : LA DESTABILISATION DES STABLES ?
INTRODUCTION : DU POSTULAT A L’HYPOTHESE : ITINERAIRE D’UNE THESE
CHAPITRE 1 : LA DRAMATISATION DU CHOMAGE DES CADRES 
1.1. Les acteurs du drame : syndicats, journalistes, experts en Ressources Humaines
1.2. La figure du ‘cadre précaire’ progressivement nuancée
1.3. La figure du ‘cadre nomade’ dans le nouvel esprit du capitalisme
CHAPITRE 2 : LA VULNERABILITE ET L’EMPLOYABILITE DES CADRES 
2.1. Les mesures de l’augmentation du taux de chômage 1991-93
2.2. Les embauches des jeunes diplômés entre pénurie et surchauffe
2.3. La vulnérabilité des cadres : la banalisation de l’accident de carrière ?
2.4. L’employabilité des cadres : le problème des fins de carrière
2.5. L’éternelle (re)découverte de l’hétérogénéité de la catégorie
CHAPITRE 3 : LE CHOMAGE DANS LES CARRIERES DES CADRES 
3.1. Méthodologie : des récits de carrière de cadres licenciés, croisés avec des entretiens de consultants intermédiaires de l’emploi
3.2. Les carrières des cadres au pluriel : les promus, les formés, les diplômés
3.3. La gestion réelle des entreprises à travers les circonstances du départ, entre restructurations de multinationales et conflits personnels dans des PME
CONCLUSION PARTIE 1 : UNE CATEGORIE ET SES FIGURES 213
DEUXIEME PARTIE : LA RECHERCHE D’EMPLOI DES CADRES
INTRODUCTION : LA RECHERCHE D’EMPLOI DES CADRES
CHAPITRE 1 : LES INTERMEDIAIRES DE L’EMPLOI CADRE : DES PASSEURS DE LA LOGIQUE EMPLOYABILITE 
1.1. Les intermédiaires de l’emploi et le modèle de l’employabilité
1.2. Le marché du conseil destiné aux cadres au chômage
1.3. Comment expliquer le consensus autour de la logique employabilité ?
1.4. Les consultants : des passeurs de cette logique du projet de vie et des réseaux
1.5. La logique de l’employabilité est-elle la logique compétence dans l’espace de la recherche d’emploi ?
CHAPITRE 2 : LA ‘LOGIQUE EMPLOYABILITE’ OU LA DISSIMULATION DES INEGALITES SOCIALES 
2.1. La volonté de travail et l’activisme : des variables résiduelles ?
2.2. Les projets des cadres au chômage : une « logique de l’honneur » réductrice ?
CHAPITRE 3 : LE POIDS DES CONSEILS ET DES CONTRAINTES : APPROCHE SOCIOLOGIQUE DES PROJETS 
3.1. Quels status de substitution proposés par les intermédiaires de l’emploi ?
cadre-en-recherche, créateur-d’entreprise, cadre-en-reconversion, cadre-à-temps-partagé
3.2. L’ethos des cadres en accord avec la logique de l’employabilité, ou comment rationaliser et psychologiser sa vie professionnelle
3.3. Appréhender les projets à travers les transactions multiples
3.4. Genèse et évolution des projets professionnels des cadres
CHAPITRE 4 : LE RESEAU ET L’AMITIE : L’OPPORTUNISME DANS LES RELATIONS SOCIALES 
4.1. Une sur-recherche d’emploi qui s’intensifie et se diversifie
4.2. Les annonces : le recrutement à distance qui favorise la discrimination
4.3. Les gens du privé jugent négativement le système public d’emploi
4.4. Il y a réseau et réseau : la redécouverte des liens faibles
CONCLUSION PARTIE 2 : QUELS COACHS POUR QUELS CADRES ? 
TROISIEME PARTIE : LE MONDE PRIVE DES CADRES AU CHOMAGE
INTRODUCTION : LA FAMILLE, SUPPORT DE LA BANALISATION OU DE LA DRAMATISATION DE L’ACCIDENT DE CARRIERE ? 
CHAPITRE 1 : LE MONDE PRIVE A L’EPREUVE DU CHOMAGE 
1.1. Le monde privé au croisement des rapports sociaux de sexe et de classe
1.2. Le chômage, révélateur des places dans une configuration familiale ?
CHAPITRE 2 : LES HOMMES CADRES AU CHOMAGE : COMMENT GARDER SA PLACE ? 
2.1. Les Chefs de famille déplacés
2.2. Les Compagnons gardent mieux leur place ?
2.3. Un père se définit par des ressources et un travail
CHAPITRE 3 : LES FEMMES CADRES AU CHOMAGE  COMMENT RESTER AUTONOMES ? 
3.1. La menace ou la tentation du foyer pour les Femmes en couple
3.2. La solitude des Chef(fe)s de famille monoparentales
3.3. La quête existentielle des Célibattantes ?
CONCLUSION PARTIE 3 : RETOUR SUR LA CENTRALITE PARADOXALE DU TRAVAIL 
CONCLUSION GENERALE : DE NOUVELLES FORMES DE CARRIERE DES CADRES ?
1. Des carrières nomades aux transitions professionnelles des cadres
2. Intérêt d’une comparaison internationale des carrières des cadres

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