Les intérêts des activités de négociation graphique dans l’acquisition des normes en orthographe grammaticale

Différencier orthographe lexicale et orthographe grammaticale

    Pour définir l’orthographe revenons sur l’origine de ce mot, comme le propose la linguiste Nina Catach dans son ouvrage intitulé L’orthographe. De cette manière, elle explique que « l’orthographe est une notion relativement récente […] se rattach[ant] à deux mots grecs, γραφεῖν, « écrire », ὀρθως, « correctement ». (Catach, L’orthographe, 2011, p. 3). On retiendra alors de ce propos le caractère normé inhérent à l’orthographe. C’est d’ailleurs ce qui revient dans la définition que la linguiste propose : « L’orthographe, c’est la manière d’écrire les sons ou les mots d’une langue en conformité d’une part avec le système de transcription graphique adopté à une époque donnée, d’autre part suivant certains rapports établis avec les autres sous-systèmes de la langue (morphologie, syntaxe, lexique)[…]. (Catach, L’orthographe française, 2016, p. 16) Cependant, définir le terme générique de l’orthographe ne suffit pas. Il convient d’apporter des précisions et de s’intéresser aux spécificités de l’orthographe française. Car effectivement, si « toute écriture connaît certaines règles ou conventions qui en contrôlent l’usage. » (Catach, L’orthographe, 2011, p. 3), toutes les langues ont un fonctionnement différent qu’il s’agit de prendre en considération. Ici, pour nous permettre de cibler les enjeux de ce mémoire, il s’agit de s’intéresser à l’orthographe française en exposant les différences entre l’orthographe lexicale et l’orthographe grammaticale. C’est le travail auquel s’attachent Catherine Brissaud et Danièle Cogis dans l’ouvrage Comment enseigner l’orthographe aujourd’hui ?. Les autrices effectuent cette distinction sous le prisme de l’apprentissage : « Quand on écrit, retrouver la forme des mots en mémoire est nécessaire, mais il faut analyser catégories et contextes pour sélectionner la bonne forme. ». (D. Cogis, C. Brissaud, 2011, p. 14) La maitrise de l’orthographe lexicale relève donc de la mémorisation de la forme des mots tandis que l’orthographe grammaticale repose sur l’application d’un raisonnement. Pour apporter davantage de précision on retiendra la définition de Chartrand qui porte sur les règles d’accord : « L’orthographe grammaticale décrit les règles d’accord des mots de classes variables dans une phrase écrite ». (Chartrand S.-G., 2011, p. 68). Dans le cadre de ce mémoire nous nous intéresserons à l’acquisition de ce raisonnement supposé par l’orthographe grammaticale. Pour comprendre davantage les enjeux soulevés par l’orthographe grammaticale, il s’agit de comprendre ce que l’on entend par grammaire. C’est l’objet du travail mené dans la partie ci-dessous.

L’orthographe : une complexification éloignée des enjeux linguistiques

    « L’histoire de l’orthographe nous aide à comprendre une bonne part des problèmes et des difficultés de l’usage actuel […] » (D. Cogis, C. Brissaud, 2011, p. 96) Effectivement, revenir sur l’histoire de l’orthographe permet de comprendre l’origine des règles qui la composent, et ce pour mieux appréhender les difficultés liées à leur application. Il est important de comprendre que l’orthographe actuelle s’est construite à travers les siècles et qu’elle a été le fruit de nombreuses modifications. La première trace écrite du français date des « Serments de Strasbourg (842), considérés comme l’acte de naissance du français » (ibid p. 97). Au Moyen Âge, il existe « une grande diversité d’orthographes du français, selon les genres d’écrits : textes littéraires, textes judiciaires, écritures de chancellerie […] » (ibid). Une de ces orthographes retranscrit toujours l’oralité de la langue en s’appuyant sur sa prononciation, tandis que d’autres s’en éloignent. C’est au XIIIème siècle, que l’orthographe française commence à se figer pour répondre aux besoins du pouvoir royal de s’organiser et de communiquer administrativement. L’orthographe se complique : « consonnes doubles et consonnes muettes se multiplient pour aligner le français sur le latin, langue de prestige, rendre les mots plus lisibles, distinguer les homophones et marquer la prononciation des voyelles […] » (ibid p. 99) L’orthographe est donc complexifiée, elle s’éloigne de la phonétique et même de l’étymologie pour des raisons politiques et culturelles. Plus tard, les modifications sont également d’ordre social. Au XVIIème siècle, l’Académie française considère que « l’orthographe [doit] être un outil de distinction, suffisamment compliqué pour distinguer les hommes lettrés des « ignorants et simples femmes » […] » (Maria Candéa, Laélia Véron, 2019, p. 170) et pour cela, il faut que « l’orthographe soit la plus éloignée possible de la notation de la prononciation et qu’elle se fonde le plus possible sur la connaissance du latin qui n’était pas enseigné aux ignorants et aux simples femmes. » (ibid p. 180). C’est au XIXème siècle que « la norme orthographique s’installe alors solidement, en relation avec l’étatisation de l’enseignement qui impose une stricte codification. » (D. Cogis, C. Brissaud, 2011, p. 103). L’orthographe française se fige alors et « l’Académie renonce dès lors à réformer l’orthographe et se pose en gardienne de l’usage établi qu’elle incarne. » (ibid). Aujourd’hui, les réformes orthographiques sont difficilement acceptées en France, car l’orthographe est considérée comme immuable, cependant « on observe une réelle variation des usages graphiques, déterminée par les moyens de communication utilisés ». (ibid p. 106). Effectivement, les réseaux de communication numériques favorisent la diversité des normes orthographiques qui s’assouplissent alors. En retraçant ainsi l’histoire de l’orthographe française, il est facile de constater qu’elle s’est construite en réponse à des enjeux politiques, culturels et sociaux qui l’éloignent de la prononciation de la langue française et complexifie son apprentissage, parfois même volontairement…

Les limites de la dictée traditionnelle

    C’est au XIXème siècle que l’exercice de la dictée se répand au sein de l’école. Cet exercice doit permettre à la population française de savoir écrire correctement. Et ce, pour répondre à des enjeux économiques liés à d’importants changements culturels, mais également à des enjeux didactiques. En effet, l’enseignement de masse accueille à présent des élèves peu familiers avec la culture de l’école et parfois même n’ayant pas le français comme langue maternelle. La dictée devient l’exercice phare, elle est pratiquée dans les classes quotidiennement et constitue une épreuve à elle-même : la dictée du certificat d’études. Également, « du côté des maitres, le certificat d’aptitude au professorat des classes élémentaires, créé en 1881, n’a qu’une seule épreuve : une dictée suivie de questions. Les capacités de rédaction, jugées moins importantes, ne sont pas évaluées ! » (D. Cogis, C. Brissaud, 2011, p. 113). Cela montre l’importance accordée, d’une part à l’orthographe et d’autre part à la dictée dans les enseignements. Or, de nombreuses critiques ont été faites sur cet exercice. Tout d’abord, en 1961, les instructions officielles « reprochent à la dictée d’attirer l’attention des élèves sur “d’inutiles difficultés“, ou de favoriser la vigilance dans les seuls cours consacrés à l’orthographe. » (ibid p. 117). Restreindre l’orthographe à l’exercice de la dictée ne permettrait donc pas aux élèves de transposer leurs connaissances et compétences en orthographe au sein d’autres exercices. Également, la dictée est un exercice angoissant alimentant « la peur de la faute [qui] paralyse l’esprit et gêne les apprentissages » (ibid p. 118). La pression est telle qu’on parle même d’insécurité linguistique. Ce phénomène se définit comme « le sentiment de crainte de faire des fautes de toute personne qui a intégré l’idée que son parler ne correspond pas aux normes en vigueur. » (Maria Candéa, Laélia Véron, 2019, p. 215). La dictée pourrait alors même renforcer des difficultés par son caractère angoissant pour les élèves. Enfin, l’efficacité de la dictée dans l’acquisition de l’orthographe n’a en fait pas été prouvée. Une étude datant de 1954 menée par l’inspecteur Gloton comparait « deux séries de classes représentatives des écoles françaises ou de la francophonie, les unes travaillant essentiellement avec des dictées, les autres abordant l’orthographe par d’autres voies. ». (D. Cogis, C. Brissaud, 2011, p. 121). Les résultats de cette étude comparative ne montrent aucune différence entre les deux séries de classes en termes d’acquisition de l’orthographe. L’exercice de la dictée n’est donc pas plus légitime qu’un autre, puisque son efficacité n’a finalement jamais été appréciée. Malgré tout cela la dictée reste un exercice pratiqué en classe. Et ce, d’abord pour des raisons culturelles ancrées dans les sociétés francophones où « toucher à la dictée reviendrait pour beaucoup, non sans mauvaise foi chez les plus informés, à vouloir signer l’arrêt de mort de l’orthographe, voire de la langue française. » (ibid). Dans un questionnaire diffusé auprès d’enseignants et enseignantes en élémentaire, plusieurs justifient leur pratique de la dictée traditionnelle de cette manière. Par exemple : « Je vois la dictée comme un exercice traditionnel à faire obligatoirement. ». On retiendra aussi un « sentiment d’obligation ». Suite à la diffusion de ce questionnaire, il est facile de constater l’usage prégnant de la dictée traditionnelle. Effectivement, près de 90% des enseignantes interrogées pratiquent cet exercice en classe. Pour la plupart, cela s’avère être un véritable outil au service de l’orthographe et de la grammaire : la dictée permet de « vérifier la mémorisation des mots invariables et l’orthographe des mots courants », « de faire restituer des mots ou des leçons de grammaire ou de conjugaison. », d’« évaluer la maîtrise de l’orthographe et l’apprentissage des mots », d’« apprendre à orthographier les mots ». Mais réduire l’enseignement de l’orthographe grammaticale à la pratique de la dictée traditionnelle invisibilise les avancées de la recherche dans cette discipline. Dans la partie qui suit nous nous attacherons à mettre en lumière ces recommandations.

Les dispositifs pensés par les didacticiennes : la dictée 0 faute et la dictée du jour

    Ces principes didactiques sont applicables dans plusieurs dispositifs également appuyés par la recherche : les dictées innovantes. Il s’agira ici d’en détailler quelques-uns pour mieux comprendre leur fonctionnement :
– La dictée 0 faute : « Lors d’une dictée 0 faute un court texte est d’abord lu puis dicté par l’enseignante, un temps de réflexion est accordé aux élèves. Ils peuvent ensuite poser toutes les questions qu’ils veulent sur l’orthographe des mots dont ils doutent » (Chartrand S.-G. , 2016, p. 132)). Par ses questions l’enseignante donne le chemin, guide les élèves pour qu’ils puissent trouver la réponse par eux-mêmes.
– La phrase dictée du jour : dans ce dispositif « une seule phrase est dictée […]. Après un temps laissé à la révision, toutes les graphies produites sont répertoriées au tableau. » (ibid). Alors face à ces graphies qui diffèrent les élèves engageront une discussion. Ces deux dispositifs favorisent tous deux la verbalisation des conceptions par les élèves et l’interaction dans le cadre d’une situation problème. Une étude menée au Canada sur ces deux dispositifs montre que la pratique régulière de ces activités innovantes a des effets très positifs : « en dictée, les progrès des élèves sont remarquables : en huit mois, ils ont progressé autant que des élèves français en deux ans. » (ibid p.136). Mais alors, qu’en est-il de l’usage de ces dispositifs dans l’enseignement primaire en France ? Il convient ici d’analyser les réponses au questionnaire présenté aux enseignantes françaises. Lorsque l’on demande aux professeures des écoles si elles pratiquent des activités de négociation graphique, seules 17% répondent positivement. Dès lors il convient de se demander : pourquoi ? Pourquoi ces exercices prônés par les didacticiennes de l’orthographe grammaticale et démontrant de très bons résultats ne sontils pas davantage pratiqués en classe ? Les réponses au questionnaire ne sont pas assez importantes en termes de quantité pour être représentatives mais révèlent malgré tout certaines tendances : 30% des enseignantes interrogées ignorent à quoi correspondent ces activités. La première réponse est dont celle de l’ignorance de ces méthodes d’enseignement… Puis, près de 25% affirment ne pas s’être suffisamment penchées sur le sujet ou manquer de connaissances. Ici se pose inévitablement la question du sentiment d’illégitimité à mettre en place ces activités. De même, 12% ne trouvent pas le temps de les pratiquer, mais ces mêmes enseignantes pratiquent la dictée traditionnelle, c’est donc bien qu’elle est toujours considérée comme l’exercice phare de l’enseignement de l’orthographe. Enfin, un peu plus de 10% ne voient pas l’intérêt de ces activités et considèrent même que cela « induit certains élèves en erreur ». Ces réponses témoignent donc d’un réel décalage entre le monde de la recherche et le milieu de l’enseignement.

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Table des matières

Introduction
I. Etat de la recherche dans l’enseignement de l’orthographe et de la grammaire
I.1. L’orthographe et la grammaire : des disciplines nécessaires pour la compréhension du fonctionnement de la langue
I.1.1. Différencier orthographe lexicale et orthographe grammaticale
I.1.2. La grammaire comme outil à la compréhension du système langagier
I.2. La construction historique de l’orthographe et la grammaire
I.2.1. L’orthographe : une complexification éloignée des enjeux linguistiques
I.2.2. La grammaire comme construction théorique sujette aux négociations
I.3. Les avancées en termes d’enseignement de l’orthographe grammaticale
I.3.1. Les limites de la dictée traditionnelle
I.3.2. Les apports de la recherche sur les dictées innovantes
I.3.2.1. Les principes avancés par la recherche : la verbalisation et les interactions
I.3.2.2. Les dispositifs pensés par les didacticiennes : la dictée 0 faute et la dictée du jour
I.3.2.3. L’importance de la place de l’enseignante et de ses gestes pédagogiques
II. La mise en place des activités de négociation graphique
II.1. Construire les objectifs d’apprentissage des activités de négociation graphique 
II.1.1. Les besoins et difficultés des élèves comme point de départ
II.1.2. Les objectifs visés par les activités de négociation graphique
II.2. Les choix effectués dans la mise en place des activités de négociation graphique
II.2.1. Le parti pris des dictées innovantes
II.2.2. La diversité des modalités de travail comme moyen de différenciation et de régularité de travail
II.2.3. Des objectifs d’apprentissage déterminants dans la construction des textes dictés
II.3. Le recueil des données : le choix du questionnaire et des enregistrements audios
II.3.1. La diffusion du questionnaire comme regard porté sur les pratiques enseignantes
II.3.2. Les enregistrements audios comme supports d’analyse de la verbalisation et des interactions
III. La mise en évidence des apprentissages permis par les activités de négociation graphique
III.1. La verbalisation et l’interaction comme activités favorisant l’apprentissage
III.1.1. La verbalisation comme vitrine du raisonnement orthographique et grammatical
III.1.2. L’interaction comme espace structurant la verbalisation
III.2. Des dispositifs rassurants pour les élèves permis par le travail de l’enseignante
III.2.1. Les dispositions sécurisantes des dictées innovantes factrices d’apprentissage
III.2.2. Le travail de l’enseignante comme condition à l’effectivité de la situation d’apprentissage
III.3. Les modalités d’évaluation des compétences en orthographe grammaticale
III.3.1. Les problématiques liées à l’évaluation des progrès des élèves en orthographe grammaticale
III.3.2. Evaluer l’acquisition des compétences de raisonnement en orthographe grammaticale
IV. Conclusion
Bibliographie
Annexes

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