Une histoire du travail en interaction à l’école
Historiquement, les interactions entre élèves sont interdites au sein de la classe : l’apprentissage est envisagé comme le fruit d’un travail individuel, et l’élève entretient une relation exclusivement avec l’enseignant, unique source du savoir dans la classe. Ainsi, paradoxalement, on prétend apprendre aux élèves de grandes valeurs telles l’entraide et l’écoute de l’autre, tout en leur interdisant de communiquer entre eux, à plus forte raison lorsqu’il s’agit de mutualiser des résultats avec son voisin ou de lui expliquer ce que l’on a trouvé et qu’il n’a pas compris. On constate cependant à travers les siècles quelques tentatives pour se détacher de ce modèle contradictoire ; quelques pédagogues ou chercheurs ayant en effet cherché à créer une émulation propice aux apprentissages. Très tôt, des précurseurs de la pédagogie vantent les mérites des interactions entre élèves. Ainsi, Coménius, philosophe et pédagogue tchèque, privilégie dès le début du 17e siècle dans sa Grande didactique un enseignement mutuel entre les élèves ; et Pestalozzi, pédagogue et éducateur suisse, pionnier de la pédagogie moderne, met en place un système pour le moins innovant dans l’institut qu’il fonde à Yverdon en Suisse au début du 19e siècle, et que Jean Piaget présente de la manière suivante : « L’école est une vraie société, dans laquelle le sens des responsabilités et les normes de la coopération suffisent à éduquer l’enfant sans qu’il soit besoin […] d’isoler l’élève en son individualisme. » D’autres également, plus tard, se baseront, ou mettront en avant les interactions entre élèves comme source ou support de l’apprentissage, notamment au 20e siècle avec l’essor des pédagogies nouvelles ou actives. Ainsi, Adolphe Ferrière, pédagogue suisse qui fut l’un des fondateurs du mouvement de l’éducation nouvelle, voit dans le groupe « une structure à même de former des citoyens pour la nation » ; quant à Célestin Freinet, autre instigateur de ce mouvement, en France, organise l’école comme une coopérative ouvrière : chacun apporte ce qu’il peut au groupe, et en reçoit en échange ce dont il a besoin. Ce système a pour objectif de responsabiliser les élèves et de les amener à s’organiser par eux-même. Cependant, pour Alain Baudrit, professeur en sciences de l’éducation à Bordeaux, bien que le travail en groupes permette aux élèves de « partager leurs difficultés et d’échanger, sur la base d’un langage et d’un vocabulaire communs » , ce type de pratique reste peu étendu, pour différentes raisons. D’une part, elles impliquent de la part de l’enseignant un certain lâcher-prise sur la gestion de la classe en tant que groupe, en tant qu’entité ; d’autre part, quelques recherches semblent indiquer des lacunes de ces pratiques : elles seraient certes très efficaces au niveau de la socialisation, mais pas forcément pertinentes au niveau des apprentissages. On peut dès lors se demander quels avantages on peut attendre des interactions entre élèves, et s’interroger sur les conditions dans lesquelles leur mise en place pourra se révéler réellement fructueuse, notamment en termes d’apprentissages.
Quels intérêts et quelles conditions des interactions entre élèves ?
Dans cet écrit, les différentes interactions influant sur les apprentissages qui peuvent avoir lieu entre des élèves seront dans l’ensemble apparentées à une aide apportée, à différents degrés : il peut s’agir d’une aide à sens unique, comme dans une relation de tutorat, ou d’un échange symétrique qui va permettre la réalisation commune d’une tâche. Ainsi, une situation de recherche de solution à une situation problème en groupe peut être considérée comme une situation d’aide, où chaque élève va apporter ses connaissances ou ses questionnements aux autres pour construire ensemble une réponse à cette situation. Bien que ce type d’interaction puisse tout à fait prendre place au sein d’un groupe, je limiterai dans cet écrit mes observations aux interactions au sein de binômes, n’ayant pas pu au cours de cette année de stage les élargir au travail de groupe.
Dans un article publié en 1997, Alain Marchive, docteur en sciences de l’éducation et professeur à l’université de Bordeaux, analyse les différents types d’interactions pouvant exister entre élèves. Il leur attribue trois fonctions : une fonction «initiatique», qui vise la socialisation des élèves, l’initiation d’un élève par un ou plusieurs autres aux codes de l’école, de la classe ; une fonction « domestique », qui consiste en des échanges d’informations utiles dans des cas précis, qui font donc office de »coup de pouce » sans toutefois permettre l’acquisition d’une notion ; et enfin une fonction « didactique », à savoir l’échange de savoirs visant à la facilitation des apprentissages. Si Marchive limite ces fonctions aux interactions de tutelle, impliquant la transmission d’un savoir par un élève plus compétent à un élève dans le besoin, elles peuvent être étendues aux interactions entre élèves dans un sens plus large. L’échange de savoirs dans le cadre d’un travail de recherche en groupe, par exemple, peut amener à une plus grande efficacité dans la réalisation de la tâche, ce que confirme Meirieu : « le groupe apporte une sorte de facilitation psychologique, un soutien affectif susceptible de faciliter les apprentissages individuels » Ce type d’échange peut également permettre une approche plus objective, et plus complète des choses, sans que l’élève se limite à son point de vue propre : « L’accès au concret semble donc requérir le groupe pour garantir la validité de l’apprentissage » ; « [le groupe a] une fonction de régulation intellectuelle. » A l’inverse, une intervention ponctuelle où un élève transmet à un autre une information qui lui manque pour réaliser une tâche ne suppose pas qu’il y ait un écart de compétence entre ces deux élèves.
Les interactions entre élèves peuvent donc théoriquement avoir ces différentes fonctions. La question qui subsiste est la suivante : comment mettre ces interactions en œuvre pour qu’elles soient efficaces ? Paul Vedder, chercheur néerlandais en pédagogie, définit cinq conditions pour que l’intervention d’un élève soit efficace au niveau des apprentissages d’un autre : l’aide doit être pertinente, son niveau d’élaboration doit être adapté au besoin de l’aidé, et elle doit se produire rapidement suite à la demande de l’aidé. Enfin, celui-ci doit comprendre l’explication qu’on lui donne, et avoir l’occasion d’en faire usage par lui-même pour se l’approprier. Dans chacune de ces conditions on peut lire une même condition implicite : l’élève intervenant doit s’adapter, adapter son action à l’élève auprès duquel il intervient, faisant entrer en jeu un certain degré de décentration. À cela, Norma Webb, professeur à l’université de Californie, rajoute une condition supplémentaire : l’élève qui bénéficie de l’intervention doit en éprouver le besoin, et faire bon usage de cette intervention. Cela implique donc un investissement, un positionnement actif de cet élève.
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Table des matières
INTRODUCTION
PARTIE I : LES INTERACTIONS ENTRE ELEVES A L’ECOLE : ORIGINES, INTERETS
1. Une histoire du travail en interaction à l’école
2. Quels intérêts et quelles conditions des interactions entre elèves ?
3. Le cas des jeunes enfants
PARTIE II : LES TYPES D’INTERACTIONS ET LEUR PLACE A L’ECOLE MATERNELLE
1. Les binômes hétérogènes où l’aidant est plus compétent, ou relations de tutorat
1.1. Marchive et la zone d’interaction de tutelle : adéquation des niveaux de l’aidant et de l’aidé
1.2. Bruner et les fonctions d’étayage : les tâches du tuteur
1.3. Et à l’école maternelle ?
2. Les binômes hétérogènes où l’aidé est plus compétent
3. Les binômes homogènes
PARTIE III : ANALYSE DES DONNEES RECUEILLIES
1. Interactions au sein de binômes hétérogène où l’aidant est plus compétent, ou relation de tutorat
1.1. Interaction organisée et explicitée
1.1.1. Phase 1 : réaliser la tâche ensemble
1.1.2. Phase 2 : réaliser la tâche soi-même avec l’aide d’un tuteur
1.1.3. Conclusion de cette première expérience
1.2. Interaction spontanée
1.2.1. Situation 1 : co-construction d’une tour en kapla
1.2.2. Situation 2 : imitation lors d’un travail plastique en autonomie
1.2.3. Bilan de ces observations
2. Interactions au sein de binômes homogènes
2.1. Interaction organisée et explicitée
2.2. Interaction spontanée
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
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