Les instances de gestion villageoise
Le changement du lien social à Bouzeguéne
Notre recherche s’intéresse, comme il apparaît clairement suite à la lecture de notre thématique, à l’étude des dynamismes, des modifications et des changements des milieux villageois. Cela était possible en inscrivant notre objet dans l’un des domaines de l’anthropologie qui offre suffisamment de matériaux et d’approches qui le permettent, à savoir l’anthropologie dynamique ou l’anthropologie du changement social. Notre terrain d’enquête renvoie à la zone qui correspond à la commune de Bouzeguéne, située à soixante-sept Kms à l’extrême est du chef lieu de la wilaya de Tizi Ouzou et à vingt-cinq Kms d’Azazga. C’est une région du Sud-est de la Kabylie, mitoyenne d’ILlula Umalu, At Ziki et Iğer, elle est aussi frontalière des At Wağlis et de la région d’Aqbu. La commune qui nous intéresse est habitée par un groupe montagnard du haut Sébaou et juste au dessous des hauteurs de l’Akefadou.
Elle occupe ainsi un emplacement géographique stratégique en Grande Kabylie et possède une vue magnifique sur une bonne partie de cette dernière, notamment IlLula et Ain El Hemmam1. Nos interrogations vont porter sur la nature du lien social à Bouzeguéne : comment se lient les hommes et les femmes dans la commune de Bouzeguéne? Quelles influences les actions de modernisation ont elles sur le lien social ? Autrement dit, quelles sont les modalités mises en oeuvre pour capter et approprier les catégories de la modernisation ? Comment elles fonctionnent et quels rapports entretiennent ces modalités entre elles ? Ainsi, la question sous jacente qui a dirigé notre recherche fut de savoir comment se présente le lien social dans un contexte marqué par une modernisation entraînant des modalités nouvelles, et comment ces dernières coexistent avec d’autres institutions ayant l’existence beaucoup plus ancienne ? Le lien social désigne tout ce qui lie les hommes et les femmes en société. Il est ainsi présent dans tous les domaines de la vie sociale, ce qui fait qu’il est un objet transversal à tous les domaines de l’Anthropologie. C’est ce qu’explique Jean Copans dans son ouvrage « Introduction à l’ethnologie et à l’anthropologie ». Il montre clairement que « le lien social reste au principe de toutes les sociétés »2. Il définit plusieurs domaines qui traitent du lien social, à savoir l’approche de l’anthropologie du genre, l’anthropologie de la parenté, l’anthropologie politique, l’anthropologie économique et l’anthropologie religieuse.
Il serait illusoire de prétendre, dans ce travail, interroger toutes ces dimensions, nous devons donc observer le lien social à travers un ou deux indicateurs. Des choix sont ainsi indispensables à faire. De là résulte l’objectif de cette étude qui est l’observation du lien social à travers les dimensions : religieuse, politique et sociale1. Le présent travail aura donc pour objet les dynamiques sociales à l’oeuvre dans la commune de Bouzeguéne en partant de l’espace de la collectivité et en mettant en avant le lien social dans sa triple dimensions : religieuse, politique et sociale. Il s’agit donc de reprendre une démarche différente de celle de Addi Lhouari2. Ce que nous pouvons retenir cependant de son approche, c’est qu’elle interroge ces changements en s’intéressant aux pratiques sociales des individus dans les différents lieux où ils se lient et se rencontrent. Cette approche va nous permettre, à travers ce travail, de comprendre les changements du lien social dans une commune qui a connu, pour des raisons que nous allons tenter d’élucider, une envergure très importante après une longue période d’hostilité et de pauvreté. En effet, la commune de Bouzeguéne devient un « terrain laboratoire »3 où se disent les changements sociaux et économiques. Ça explique en partie le choix de ce terrain empirique pour notre recherche sur ce thème. Et puis cette étude va nous permettre, sans doute, de voir les traits particuliers et la spécificité de cette région par rapport à d’autres.
L’objet de l’anthropologie
Bref bilan historique. La première idée qui justifie une grande part du texte rédigée dans ce chapitre est la nécessité d’expliquer un choix théorique important. Il s’agit du choix d’un thème sur la modernité dans une discipline qui a, et durant longtemps, privilégié ou même limité ses objets de ce qui relève de la tradition. Nous avons choisi de commencer cette analyse par un extrait de George Balandier que nous retiendrons pour notre propos du fait qu’il résume de façon claire des points importants sur lesquels nous aimerons mettre l’accent dans la suite de nos propos : « L’étude des phénomènes identifiés par le terme modernité ne résulte pas simplement d’une mode, elle à une nécessité immédiate. Toutes les sociétés présentes, et pour la première fois en même temps, ont à résoudre les problèmes qui naissent de véritables mutations ; le défi est donc pratique et il a l’aspect d’une épreuve globale ou totale, provoquant parfois des réponses «totalitaires». Et dans la mesure où l’anthropologie se veut saisie globale, différenciée des démarches plus analytiques, elle peut contribuer à une meilleure définition et à une connaissance en profondeur de la modernité »1. Pour mieux expliquer ce choix, il est nécessaire de retracer, au moins partiellement, le développement historique de la discipline et d’analyser ses rapports avec d’autres notamment sa discipline voisine, la sociologie. Tout cela pour atteindre l’objectif d’une présentation globale de l’objet anthropologique.
Bien que la définition de l’anthropologie par rapport à son objet soit l’une des questions les plus difficiles auxquelles on doit répondre, nous allons tenter à travers plusieurs manuels de cette discipline de la traiter autant que faire se peut. La définition de l’anthropologie est le plus souvent associée à la science des « sociétés traditionnelles »1. Ainsi, l’objet premier de cette dernière est historiquement connu par une suite de succession d’appellations : « sauvage au XVIIIe siècle, primitif et archaïque au XIXe siècle, traditionnelles, sous développées et non industrielles durant une partie du XXe siècle »2. Ces dernières ont été définies en opposition aux sociétés occidentales. Avec l’ensemble des transformations qu’ont connus les sociétés précédemment décrites, l’objet de l’anthropologie a profondément changé et a suscité des ruptures qui ont marqué l’histoire de cette dernière. En effet, aujourd’hui cet « objet déterminé par une longue tradition historique » se révèle non pertinent pour définir la discipline. Ce changement de définition tient à un processus très long de l’évolution de cette dernière. Cette évolution est marquée par plusieurs ruptures à différents niveaux, mais qui ont toutes un impact sur sa définition et son objet.
Jean Copans3 est l’un des auteurs qui ont traité d’une manière très fine et complète ces interrogations. Il a posé une question très pertinente et centrale dans son ouvrage, qui est : est ce que cette remise en cause concerne une partie seulement de la discipline (c’està- dire, soit l’objet, la méthode ou la théorie), ou bien touche au coeur même de la discipline ? Sa réponse montre que les ruptures ont touché les trois points (l’objet, la méthode et la théorie). Ces ruptures présentent, sans nul doute, l’une des dimensions majeures de l’histoire de la discipline et s’appréhendent mieux en la traitant, mais il ne peut être question de parcourir ici dans sa totalité et en profondeur l’histoire de l’anthropologie4. En effet, notre propos aura pour principal objectif de situer la rupture de la discipline par rapport à son objet des moments fondateurs. Il est cependant trompeur de prétendre atteindre cet objectif sans tenir compte des autres ruptures.
Les auteurs des notions clés de l’anthropologie1 ont traité ce problème de définition de la discipline par rapport à son objet. Ils expliquent que la discipline est marquée par une rupture par rapport à son objet classique (la société traditionnelle), et qu’en effet, elle a le mérite de démontrer que le grand partage entre sociétés simples et complexes était faux, et que tous les phénomènes culturels sont intelligibles. Tous les manuels d’anthropologie s’accordent sur le fait que la rupture concernant l’objet de l’anthropologie est visible par l’orientation récente des anthropologues à l’étude des sociétés urbaines et industrielles. Sachant que l’urbanisme et l’industrie n’est plus une caractéristiques propre des sociétés occidentales. Tous cela a induit la disparition des frontières géographiques et thématiques qui séparent ses objets des objets des autres sciences sociales. Ainsi, plusieurs de ces objets confirment que la méthode et la perspective anthropologique sont efficaces pour comprendre les sociétés occidentales. Ce dernier point fait que l’ancienne dichotomie et partage des territoires scientifiques entre l’anthropologie (les sociétés traditionnelles) et la sociologie (les sociétés productrices de la modernité) est devenue, en utilisant une expression de Balandier, « tardive »2. Et c’est pour toutes ces raisons que Jean Copans3 insiste sur la compréhension du caractère historique et conjectural de l’objet de l’anthropologie. Par ces deux caractères, l’auteur veut expliquer que le changement social caractérise toutes les sociétés, ainsi la reproduction n’est pas une vraie caractéristique des sociétés. Nous pouvons conclure que Copans partage les idées de Balandier.
|
Table des matières
Introduction générale
Chapitre I Le changement du lien social : Problématique et approches.
Introduction
1. Le changement du lien social à Bouzeguéne
2. L’objet de l’anthropologie : bref bilan historique
3. Transformation des objets d’étude et mutations sociales
4. Approches anthropologiques et changement social
5. Le déroulement de l’enquête de terrain
Chapitre II L’organisation sociale et religieuse en Kabylie : Contextes et oeuvres.
Introduction
1. L’ethnographie coloniale
1.1. Des terrains et des objets
1.2. L’usage des données ethnographiques
2. L’organisation sociale en Kabylie
2.1. Avant l’occupation française de la Kabylie
2.2. Durant la période coloniale
2.3. A partir de l’indépendance de l’Algérie
3. Le champ religieux en Kabylie
3.1. Le mode d’enracinement de Islam en Kabylie
3.2. Les faits religieux en Kabylie, à partir des années 1930
Conclusion
Chapitre III Monographie de la commune de Bouzeguéne.
Introduction
III. 1. Délimitation du terrain d’enquête
III. 1.1. Délimitation géographique
III. 1.2. Délimitation administrative
III. 2. Naissance et évolution du bourg de Bouzeguéne
III. 3. Analyse de la situation sociale de la commune de Bouzeguéne
III. 3.1. Données générales sur la population
III. 3.2. La scolarisation, une modalité par excellence de la modernisation
III. 3.3. Culture, loisirs et santé
III. 4. Analyse de la situation économique de la commune de Bouzeguéne
III. 4.1. De maigres ressources agricoles et l’absence d’infrastructures industrielles
III. 4.2. Le commerce et l’urbanisme : deux aspect de la modernisation
Conclusion
Chapitre IV Les instances de gestion villageoise : Entre permanence et changement.
Introduction
1. Des éléments pour un état des lieux
2. L’organisation du village Iγil Tziba
2.1. Les composantes permanentes
2.2. Les composantes occasionnelles
3. L’organisation du village Sahel.
Conclusion
Chapitre V Le mouvement associatif: Des éléments pour un état des lieux.
Introduction
1. Présentation et analyse des données statistiques
2. Vitalité et dynamisme de l’espace associatif actuel dans la commune de Bouzeguéne
3. Tajmaεt, les associations et les partis politiques
4. Les relations entre associations et instances villageoises
Conclusion
Chapitre VI Ressources et dépenses de tajmaεt.
Introduction
V.1. Les ressources de tajmaεt
1.1. Les cotisations
1.2. Les dons
1.3.Les amendes
1.4.Les subventions de l’Etat
1.5. Les autres ressources
V.2. Les dépenses de tajmaεt
Conclusion
Chapitre VII Les principes constitutifs de la sainteté : Sidi cmar Walhadj comme exemple.
Introduction
VII. 1. Données générales sur le saint
VII. 1.1. Sa généalogie
VII. 1.2. L’avènement de Sidi cmar Walhadj
VII. 1.3. Profil et vie de Sidi cmar Walhadj
VII. 1.3.A. Les récits légendaires
VII. 1.3.B. La poésie populaire
VII. 2. Le lignage de Sidi cmar Walhadj et le principe d’essaimage
VII. 3. Les At Sidi Σmar sont ils des descendants directs du saint
VII. 4. Laccur comme moyen de vérification
VII. 4.1. Laccur versé à la zawiya
VII. 4.2. Laccur versé aux familles du lignage religieux
Conclusion
Chapitre VIII La zawiya de Sidi cmar Walhadj: La terre et les activités festives.
Introduction
VIII. 1. Les terres habus, un des termes de la sainteté
VIII. 2. Les liens de la population locale avec le saint Sidi cmar Walhadj
VIII. 2.1. Les zuwars, un autre type d’agents à la zawiya
2.2.Note du règlement intérieur concernant les zuwars
VIII. 2.3.Quels zuwars, pour quelles occasions
VIII. 2.3.A. Le vendredi, une journée privilégiée
VIII. 2.3.B. Les fêtes religieuses, intérêt divergent.
IIIV. 2.3c. Fêtes de mariage et de circoncision.
VIII. 3. Les ziyaras au saint Sidi cmar Walhadj, entre la rupture et la continuité
Conclusion
Chapitre IX L’enseignement à la zawiya de Sidi cmar Walhadj.
Introduction
1. Les disciplines et les méthodes d’enseignement
1.1. L’enseignement du Coran et ses méthodes
1.2. Les autres enseignements
2. Le personnel enseignant
2.1. Aperçu général sur les shuyukh enseignants
2.2. Les statuts du personnel enseignant à la lumière du règlement intérieur
3. Les tulba
3.1. L’inscription des tulba
3.2. Les tulba : profil et état statistique
IX.3.3. L’emploi du temps des tulba
3.4. Les droits et les obligations des tulba
3.5. La participation des tulba à la gestion de la zawiya.
Conclusion
Chapitre X Evolution du mode de gestion de la zawiya de Sidi cmar Walhadj.
Introduction
X .1. Le contenu du règlement intérieur de la zawiya
2. Evolution du mode de gestion
2.1. Le mode de gestion ancien
X .2.2. Le mode de gestion aujourd’hui : une gestion associative
2.2.A. La composition de l’association
2.2.B. Le profil des responsables
2.2.C. Le fonctionnement de l’association
Chapitre XI : Evolution de la zawiya de Sidi cmar Walhadj entre le XVIIIe et le XXe siècle.
Introduction
1. Shikh As- Sacid Al Yadjri, une des figures du réformisme
1.1. La formation religieuse du shikh As- Sacid Al-Yadjri
1.2. L’exercice de la fonction enseignante
1.3. Le rapport avec le réformisme
2. Les principaux shuyukh de la tarika Rahmaniya qui ont enseignés à la zawiya de Sidi cmar Walhadj
2.1. Shikh Muhand Walmokhtar
VI 2.2. Shikh Muhand As- Sacid U Sahnun
Conclusion
Conclusion générale
Télécharger le rapport complet