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Les insectes s’adaptent face aux défenses des plantes.
Il est souvent admis que les herbivores ont adopté des traits et des stratégies adaptatives face à ces systèmes de défense physiques et chimiques des plantes. Ces traits, qualifiés de « caractères offensifs des herbivores» (= « herbivore offense »), sont constitués de l‘ensemble des caractères qui permettent aux herbivores de consommer leurs plantes hôtes (Karban and Agrawal 2002). Ces « traits offensifs » se manifestent par des choix de sites d‘oviposition, la synthèse d‘enzymes qui s‘opposent aux métabolites secondaires élaborés par la plante ou simplement la séquestration de ces derniers, l‘adaptation morphologique, ou l’adaptation à travers l’acquisition de symbiontes (microbes), ou l‘induction de galles, etc. Par exemple, les larves du sphinx du tabac Manduca sexta, détoxifient des métabolites secondaires de Nicotiana tabacum grâce à la production d‘enzymes cytochromes P450. Lors de l‘ingestion de nicotine, l‘induction de l‘enzyme cytochrome P450 par M. sexta permet à cet herbivore de pouvoir se nourrir des tissus végétaux malgré la présence de nicotine (Snydcr and Glcndinning 1996).
En 1964, Ehrlich et Raven ont proposé l‘idée que les insectes herbivores et leurs plantes hôtes sont en constante « course à l‘armement » à travers une évolution réciproque (ou une coévolution) qui a donné lieu à la diversité qu’on observe aujourd’hui. Dans les relations plantes-herbivores, cette évolution se manifeste par des changements évolutifs au niveau des traits d‘une espèce d‘herbivores en réponse aux traits d‘une plante hôte et vice-versa. A titre d‘exemple, une analyse de différentes populations de panais sauvage Pastinaca sativa et de son herbivore spécialiste Depressaria pastinacella a montré que les populations de ces plantes étaient polymorphiques avec quatre phénotypes majeurs présentant des différences de composition en furanocoumarines, qui jouent un rôle dans la défense des plantes. Quant à l‘herbivore, ses populations ont également montré qu‘elles présentaient plusieurs phénotypes adaptés à métaboliser les différents types de furanocoumarines (May R. Berenbaum 2002).
Les insectes ont développé la capacité de répondre aux réactions de défense des plantes par le biais de processus physiologiques, métaboliques ou comportementaux. En effet, de nombreuses études expérimentales ont montré que les herbivores étaient capables de s‘adapter très vite à leurs plantes hôtes. Par exemple, les populations de Tetranychus urticae adaptées au haricot sont capables, en moins de dix générations, de s’adapter et de montrer un meilleur développement et un taux de mortalité plus faible sur des plantes de tomates et de brocolis initialement résistantes à cette espèce d’herbivore (Fry 1989).
Malgré l‘existence de nombreuses recherches sur l’adaptation des insectes aux plantes hôtes, l‘effet des ennemis naturels des herbivores sur ces adaptations n‘a été que peu étudié (Pelletier, Garant, and Hendry 2009). Dans le cadre de notre travail, nous avons étudié le rôle du réseau d’ennemis naturels sur le changement de plante hôte du thrips Echinothrips americanus, et les conséquences de ce changement au niveau de ses traits d’histoire de vie (chapitre deux).
De généralistes à spécialistes.
Au cours de l‘évolution, les insectes herbivores se sont diversifiés et spécialisés. Toutefois, malgré ce processus de spécialisation, on observe encore aujourd’hui une forte variation du nombre de plantes qu‘une espèce d‘herbivores peut consommer et sur lesquelles elle peut s‘y développer. Les insectes qui ne se trouvent que sur une ou quelques espèces végétales étroitement apparentées sont appelés monophages. De nombreuses larves de lépidoptères, d’hémiptères et de coléoptères entrent dans cette catégorie. Les insectes oligophages, tels que le papillon blanc du chou (Pieris brassicae) et le doryphore de la pomme de terre (Leptinotarsa decemlineata), se nourrissent de plusieurs espèces de plantes appartenant à la même famille : les Brassicacées et les Solanacées, respectivement. Les espèces d’insectes polyphages semblent n’exercer que peu de choix et acceptent de nombreuses plantes appartenant à différentes familles (Price et al. 2011). Le puceron vert du pêcher (Myzus persicae), par exemple, peut se nourrir de plus de 50 familles de plantes (Hong et al. 2019). Cette classification en trois catégories (monophage, oligophage et polyphage) est cependant assez arbitraire, car il est difficile de maintenir des définitions précises de la monophagie et de l’oligophagie. Il existe en effet un spectre gradué entre les espèces qui s‘alimentent d‘un seul type de plantes et celles qui consomment régulièrement plusieurs types divers (Ali and Agrawal 2012). De plus, des populations d‘une même espèce d’insecte peuvent montrer différentes préférences de plantes hôtes et ceci en fonction de leur répartition géographique. Plus encore, des individus d‘une seule et même population peuvent montrer un choix plus restreint à une plante hôte donnée en comparaison à l‘ensemble de la population dont elles font partie (Koyama, Yao, and Akimoto 2004).
Il est donc plus simple de distinguer les espèces spécialistes (monophages et oligophages) des espèces généralistes (polyphages). Bien que cette classification en deux catégories reste parfois subjective, il est généralement admis que les espèces d‘herbivores généralistes s‘alimentent de plantes appartenant à des familles indépendantes d‘un point de vue phylogénétique, tandis que les espèces spécialistes ne s‘alimentent que d’une seule famille ou d’un seul genre botanique (Schoonhoven, Jermy, and van Loon 1998).
D‘un point de vue évolutif le comportement spécialiste des insectes herbivores est dérivé du comportement généraliste, bien qu‘il y ait certaines exceptions (Schoonhoven, Jermy, and van Loon 1998). Il existe de nombreux facteurs qui peuvent entrer en jeu afin de promouvoir l‘évolution vers la spécialisation et l‘adaptation des insectes herbivores, les plus importants sont les changements évolutifs spécialisés à la détoxification et la séquestration des composés issus des plantes (Karban and Agrawal 2002). Ces deux mécanismes permettent aux insectes spécialistes d‘exploiter les plantes non seulement comme ressource alimentaire mais également d‘exploiter les métabolites des plantes pour leur propre défense contre d‘autres ennemis naturels à travers la séquestration (Erb and Robert 2016). Toutefois, ces adaptations chez les spécialistes peuvent avoir des coûts et limiter leur développement sur d‘autres plantes, qui peut donner lieu à la dite spécialisation.
Cette théorie de spécialisation de plante-hôte a conduit de nombreux écologues à s‘interroger sur les aptitudes des insectes généralistes, ce qui les a conduits à proposer l‘hypothèse du ―Jack of all trades – master of none‖. Cette dernière défend l‘idée qu‘un insecte généralise peut être présent sur multiples ressources mais n‘en est jamais le « maître » (Figure n°4). Selon Ali and Agrawal (2012), cela fait près de 40 ans que cette hypothèse a largement été adoptée par la communauté scientifique qui voit chez les insectes spécialistes des espèces capables de mieux surmonter les défenses des plantes par rapport aux insectes généralistes. Néanmoins, de nombreuses études récentes ont remis en cause cette hypothèse. En effet, la notion selon laquelle les spécialistes seraient plus résistants face aux défenses des plantes est très répandue mais non systématique. De nombreux cas d‘insectes spécialistes négativement impactés par les composés défensifs des plantes incluent : l‘espèce Depressaria pastinacella qui est souvent sensible au furanocoumarines (M. R. Berenbaum, Zangerl, and Lee 1989), le papillon ocellé Junonia coenia sensible aux iridoïdes glycosides (Adler, Schmitt, and Bowers 1995), le monarque Danaus se nourrit d’asclépide et séquestre les cardénolides contenu chez Asclepias humistrata (Zalucki, Brower, and Alonso-M 2001), et la piéride de la rave Pieris rapae qui s’intoxique avec des isothiocyanates (Agrawal and Kurashige 2003). La question principale ainsi posée serait de savoir comment de nombreuses espèces d‘insectes spécialistes ne sont pas totalement tolérantes aux défenses des plantes et ceci malgré le processus de spécialisation aux plantes hôtes. La réponse à cette question est simplement liée à la digestibilité des tissus végétaux dont se nourrissent ces insectes spécialistes. En effet, contrairement aux défenses physiques externes (trichomes, épines, etc), les plantes ont également développé des structures défensives nommées « réducteurs de digestibilité » ( = « digestibility reducers ») (Feeny 1976). Ces structures défensives, à l‘instar de la cellulose, la cutine et la lignine ; sont totalement indigestes pour les insectes spécialistes. Ces traits défensifs peuvent être nocifs pour ces derniers, et ceci même s‘ils sont tout à fait aptes à résister aux toxines des plantes. Ce phénomène montre ainsi les limites des spécialistes.
Comme nous l‘avons vu précédemment, les plantes ont évolué vers la production d‘une large gamme de composés chimiques qui procurent une défense contre les herbivores. Ces composés sont la clé pour comprendre le processus de spécialisation de plante hôte chez les herbivores. Certaines espèces généralistes sont capables de supprimer ou détoxifier une large gamme de ces composés chimiques (Dermauw et al. 2013). Cette aptitude leur permet ainsi de pouvoir consommer des plantes hautement toxiques (Hartmann et al. 2005), ainsi qu‘une large gamme de plantes hôtes moins toxiques. Cela rend ainsi la défense des plantes plus efficace à l‘encontre des spécialistes que des généralistes (Karban and Agrawal 2002; Després, David, and Gallet 2007). Du point de vue de la différence d‘oviposition entre généralistes et spécialistes, Egan and Funk (2006) rapportent que le fait d’avoir une gamme d’hôtes plus large est corrélé à la fois à la détection d’une plante hôte de qualité inférieure et à un temps d’évaluation de l’hôte plus long. Ainsi, en acceptant une plus large gamme de plantes hôtes, les généralistes ont plus d‘alternatives pour pondre, mais augmentent aussi leur probabilité de pondre sur des plantes de moins bonne qualité impliquant une faible valeur sélective (Mayhew 1997).
De nombreuses études se sont limitées à comparer les espèces généralistes et spécialistes sans prendre en compte l’impact de la communauté dans son ensemble. La dégradation de l’environnement aboutit à une réduction des ressources végétales pour les herbivores (déforestation, agriculture, etc). Une question serait de savoir qui des espèces généralistes ou des spécialistes sont les plus impactées par l’élimination d’une espèce de plante hôte qui leur est commune. En théorie, si une espèce d’herbivore est généraliste, l’élimination d’une de ses plantes hôtes au sein de son milieu aboutirait simplement à un changement d’hôte, tandis que les herbivores spécialistes, qui se caractérisent par une gamme d’hôtes plus limitée, seraient plus impactés et courraient le risque d’entrer en extinction. Dans le cadre de notre thèse, le premier chapitre vise à étudier l’impact de l’élimination de ressources florales (par l’intermédiaire de l’élimination d’une plante généraliste) sur l’abondance et la diversité des espèces de thrips herbivores généralistes et spécialistes. Parmi les questions de recherche de ce chapitre, nous souhaitons déterminer lesquelles parmi les espèces de thrips généralistes ou spécialistes sont les moins impactées lors de l’élimination de leur plante hôte.
Changement de plante hôte
Une question centrale en écologie évolutive est de comprendre ce qui rend possible un changement d’hôte (et/ou une expansion de gamme d‘hôte) chez les herbivores afin d‘expliquer l‘émergence de nouvelles espèces et l‘existence d‘une riche diversité chez les insectes herbivores. Il a généralement été admis que la spéciation chez les herbivores se produisait en situation allopatrique. Cette dernière se produit lorsque des populations sont isolées dans l’espace, soit par fragmentation de l’habitat (une zone de distribution est séparée en deux par l’apparition d’un obstacle) ou par la migration, et qui du fait de cet isolement ne peuvent plus échanger de matériel génétique. Ces dernières décades, des recherches ont montré que la spéciation peut également se produire en situation sympatrique (Berlocher and Feder 2002). Cela se produit par l‘apparition d’une nouvelle espèce sur une aire de répartition chevauchante avec celle de l’espèce d’origine. Ce type de spéciation suppose également qu’une « barrière intrinsèque » à la reproduction se met en place, puisque les deux groupes occupent la même aire géographique mais ne peuvent se reproduire. Cette « barrière intrinsèque » peut survenir notamment lorsque des populations d‘une même espèce se développent sur différentes plantes hôtes. Par exemple, en Amérique du Nord, Rhagoletis pomonella, a toujours été considéré comme une espèce courante sur l‘aubépine américaine Crataegus mollis. Il y a 150 ans, lors de la mise en culture des premiers pommiers européens Malus domestica en Amérique du Nord, R. pomonella a commencé à s‘attaquer à ces derniers. Avec les années, une population de R. pomonella s’est différenciée progressivement, privilégiant le pommier plutôt que l’aubépine (Yee et al. 2012). De nos jours, aucun caractère morphologique ou comportemental ne différencie les mouches du pommier et celles de l’aubépine, mais les accouplements des individus de chaque population ne sont pas aléatoires : une barrière pré-copulatoire semble s’établir et un isolement reproductif se réaliser entre les deux populations (Feder and Filchak 1999).
Selon Farrell (1998) les plantes hôtes constituent des environments qui se caractérisent par des pressions de sélection pour les insectes herbivores. Comme nous l‘avons vu précédemment, l‘adaptation de ces derniers à se nourrir d‘une plante hôte est susceptible de les conduire à la mise en place du phénomène dit « herbivore offense » (Karban and Agrawal 2002). En effet, de nombreuses études ont mis en évidence que ces adaptations aux plantes hôtes, aboutissent chez les insectes à des changements au niveau comportemental mais également au niveau physiologique, ce qui a pour conséquence d‘affecter les stratégies des traits d‘histoire de vies chez les insectes herbivores (Stone 2000).
Caswell (1983) rapporte que lorsqu‘un insecte s‘installe sur une plante hôte différente de celle de sa génération maternelle, la relation préférence-performance est susceptible d‘altérer les performances des traits d‘histoire de vie. Par exemple, dans le cas où une plante est extrêmement attractive pour un insecte mais pauvre en ressources nutritive pour ce dernier, le passage de l‘herbivore sur cette plante pourrait présenter chez l‘insecte une augmentation de son temps de développement, une réduction de la taille de ses adultes ainsi qu‘une faible survie des larves (Rios et al. 2013). Au final, la population de l‘herbivore serait susceptible de présenter un développement négatif voir même une extinction locale.
En revanche, Price (1994) souligne qu‘une espèce d‘herbivore serait au contraire, capable de s‘adapter à sa nouvelle plante hôte, et que ses changements de traits d‘histoire de vie peuvent donner lieu à une pullulation de la population (« eruptive outbreaks »). Par exemple, une expérience menée par Savković et al. (2016) sur une population d‘Acanthoscelides obtectus, avec pour hôte ancestral Pisum sativum, était capable de s‘adapter au bout de 48 générations sur une nouvelle plante hôte Cicer arietinum. Cette adaptation chez l‘herbivore s‘est traduite par des changements au niveau des traits d‘histoire de vie avec un allongement du temps de développement des larves, une augmentation de la masse, une reproduction plus précoce, une durée de vie plus courte et ceci en comparaison avec les traits des populations issues de l‘hôte ancestral P. sativum. Au final, la population présente sur sa nouvelle plante hôte montrait une abondance semblable à celle présente sur l‘hôte ancestral.
Dans ce présent travail de recherche, nous allons intégrer des questions portant sur les conséquences d’un changement de plante hôte au sein des communautés d’arthropodes. Dans le premier chapitre de cette thèse, nous avons étudié si et comment la perte de ressources florales avait un effet sur le changement de plante hôte, l’abondance et la diversité de plusieurs espèces de thrips, et ce afin de voir comment la structure d’une communauté de thrips floricoles est modulée suite à cette altération. Le second chapitre, a pour objectif de déterminer quelles sont les conséquences du changement de plante hôte sur les traits d’histoire de vie du thrips E. americanus, dans le contexte d’un changement de plante hôte, conséquence directe des changements au sein du réseau d’ennemis naturels.
Interactions interspécifique entre espèces d’herbivore : La Compétition
Quand les conditions leur sont favorables, la plupart des insectes se caractérisent par un potentiel d‘accroissement rapide de leurs populations et donc, de surexploitation des ressources. Il en résulte une pullulation de la population de l‘herbivore, s‘accompagnant par une destruction massive des plantes (Ekholm et al. 2020). Il existe de nombreux facteurs pouvant limiter ces débordements chez les insectes, ces facteurs sont généralement liés à la plante hôte, l‘environnement ou la présence d‘ennemis naturels (Price et al. 2011; T. D. Schowalter 2013). Toutefois, un autre facteur intrinsèque joue également un rôle prépondérant, il s‘agit de la compétition pour les ressources (alimentaires, refuges, sites d‘oviposition, etc) (Ferrenberg and Denno 2003). Cette dernière exerce un frein au développement démographique des populations d‘insectes à travers un impact négatif sur leur fécondité et leur survie. Ainsi, la compétition peut être définie comme une interaction entre individus partageant une ressource commune limitée (Morin 2011), il en résulte une réduction de l‘abondance et de la fitness des individus impliqués (Ferrenberg and Denno 2003). Pour qu‘une compétition ait lieu, les organismes doivent partager une ressource limitante commune. C‘est pourquoi la compétition est souvent perçue comme une interaction négative-négative réciproque pour les deux adversaires. Toutefois, il existe une variation différente concernant la forme que prend l‘interaction compétitive entre deux espèces. En effet, la compétition entre deux espèces peut aboutir à un effet asymétrique où une seule partie peut en subir la conséquence (effet unilatéral) (Grether et al. 2009). De ce fait, l‘espèce compétitrice ayant pris le dessus est considérée comme le compétiteur supérieur, tandis que l‘autre espèce, est considérée comme le compétiteur inférieur (figure n°5 ; Paini, Funderburk, and Reitz 2008).
Interactions herbivore-ennemi naturel
Dans les relations plantes-insectes, l‘effet « Top Down » suppose une régulation des populations des herbivores par les niveaux trophiques supérieurs (Halaj and Wise 2001). Polis, Myers, and Holt (1989) décrivent plus précisément ce troisième niveau trophique, constitué d‘organismes divers pouvant être des prédateurs (au sens strict), des parasites, des parasitoïdes ou des pathogènes. Hairston, Smith et Slobodkin ont proposé le modèle dit « HSS » (HSS : Hairston, Smith et Slobodkin) pour schématiser le système tri-trophique (plante-herbivore-prédateur) constitué de ses trois niveaux trophiques. Selon eux, chacun de ces niveaux se distingue par une fonction où chaque protagoniste d‘un niveau trophique s‘alimente du niveau qui lui est inférieur. Les prédateurs maintiennent les populations d‘herbivores à un niveau faible, tandis que l‘impact des herbivores sur les plantes est minime. Hairston et al. défendent l‘idée que les ressources végétales sont généralement abondantes car sous-exploitées par les herbivores, ce qu‘il nomme « l‘hypothèse du monde vert » (Hairston, Smith, and Slobodkin 1960). L‘analyse du modèle HSS indique également que les ennemis naturels sont limités uniquement par la disponibilité de leurs proies (herbivores). Ces conclusions ont conduit de nombreux écologues à penser que l‘effet top-down pourrait avoir un rôle très important sur la composition et la structures des communautés d‘arthropodes (Morin 2011). Néanmoins, le modèle HSS est parfois remis en cause parce que les insectes appartenant au troisième niveau trophique n‘ont pas toujours un effet négatif sur les herbivores. Par exemple, les fourmis qui font normalement partie du 3e niveau trophique sont capables de protéger des pucerons contre leurs ennemis naturels (Billick et al. 2007), en échange de quoi ils se nourrissent de leurs miellats. Bien que ces mêmes fourmis exercent un effet positif sur les pucerons, elles sont également capables de prédater d‘autres espèces d‘herbivores qui partagent la même plante hôte que les pucerons, afin que ces derniers évitent d‘entrer en compétition.
L‘effet « Top Down » a longtemps été supposé plus important que l‘effet « Bottom Up » (Hunter, Varley, and Gradwell 1997), la croissance des populations d‘herbivores étant supposée limitée par l‘action des prédateurs (« Top Down ») et non par la disponibilité de la ressource en plantes (« Bottom up ») qui apparaît virtuellement illimitée (Hairston, Smith, and Slobodkin 1960). Actuellement ce principe n’est pas totalement accepté car les plantes, à travers l’évolution des traits défensifs, ont également un rôle très important de régulation des herbivores. En réalité, les contrôles bottom-up et top-down coexistent au sein des écosystèmes où leur importance relative dépend des conditions de l‘environnement. Le contrôle bottom-up concerne plutôt le niveau de la production biologique, alors que le contrôle top-down influence plutôt la structure des communautés des herbivores (Vidal and Murphy 2018) .
Diversité des ennemis naturels et suppression des herbivores
Souvent la combinaison de plusieurs espèces d‘ennemis naturels montre une meilleure suppression des populations d‘herbivores que la présence individuelle d‘ennemis naturels (Figure n°6; G. B. Snyder, Finke, and Snyder 2008; Straub and Snyder 2008; Dainese et al. 2019). C‘est ce que de nombreux chercheurs nomment « l‘effet synergique » (Deborah K. Letourneau et al. 2009). Cet effet ce produit lorsque l‘impact de l‘ensemble des ennemis naturels sur la suppression des herbivores excède la somme des parties. Cette hypothèse fut très souvent proposée par les agronomes, partant de principe que plus la diversité des ennemis naturels est élevée au sein d‘une parcelle, et plus le risque d‘un débordement de ravageurs (= pest outbreak) est faible (Straub and Snyder 2008). Néanmoins, afin de comprendre comment la combinaison de plusieurs ennemis naturels est efficace, il est nécessaire de connaître les mécanismes qui entrent en jeu lorsque plusieurs espèces d’ennemis naturels partagent une niche commune (et des proies communes). En général, les études mettent en évidence l‘existence de deux mécanismes essentiels permettant d‘aboutir à un effet synergique: il s‘agit de la complémentarité de niche et la facilitation (Hooper et al. 2005). La complémentarité entre espèces de prédateurs se produit lorsque l‘action combinée de plusieurs espèces de prédateurs sur la suppression des herbivores est soit égale (effet additif) soit plus élevée (effet synergique) que la somme des suppressions d‘herbivores provoquées par l‘action individuelle des ennemis naturels (Deborah K. Letourneau et al. 2009). Selon Ives, Cardinale, et Snyder (2005), la complémentarité survient généralement lorsque les espèces de prédateurs diffèrent l‘une de l‘autre sur certains traits écologiques, de telle sorte que chacune de ces espèces s‘attaque à différentes espèces d‘herbivores ou différentes populations d‘une même espèce d‘herbivore. Par exemple, plusieurs espèces d‘ennemis naturels peuvent chacune consommer un stade de développement spécifique d‘une espèce d‘herbivore, ou exploiter une espèce d‘herbivore à différentes saisons. Quant à la facilitation, elle survient lorsqu‘une proie est plus facilement capturée par un premier prédateur suite à l‘activité d‘un autre prédateur (Philpott 2013). Un des exemples les plus courants de la facilitation entre ennemis naturels est l‘expérience de Losey and Denno (1998). Ces auteurs ont examiné l‘effet combiné d‘une coccinelle (Coccinella septempunctata) et d‘un carabe (Harpalus pennsylvanicus) sur le puceron (Acyrthosiphon pisum) de la luzerne. Les coccinelles prédatent sur les feuilles où les pucerons sont présents, tandis que les coléoptères prédatent sur le sol où les pucerons s‘aventurent rarement. Lorsque la coccinelle est active sur les feuilles, les pucerons s‘échappent en tombant sur la surface du sol, et s‘exposent ainsi à la prédation des carabes. Ainsi, la coccinelle exerce indirectement une facilitation aux carabes, ce qui permet un effet positif d‘une combinaison de deux ennemis naturels sur la suppression des pucerons chez la luzerne.
Impact des interactions complexes sur l’émergence des nouveaux ravageurs
La lutte biologique classique consiste à introduire intentionnellement un ennemi naturel exotique antagoniste de l‘herbivore ciblé pour un établissement permanent et un contrôle sur le long terme (Lydie Suty 2010). Bien qu‘étant considérée depuis longtemps comme un outil efficace, voire parfois comme un « remède miracle » pour la gestion des ravageurs agricoles et forestiers, cette méthode a souvent présenté des effets indésirables. Ces derniers sont qualifiés par les écologues d‘effets non-cible ( = non-target effect) (Metzger and Hajek 2004).
Les effets non-cible sont généralement liés aux effets que peuvent provoquer des ennemis naturels introduits dans un environnement, sur des organismes généralement natifs non-ciblés. En effet, la plupart des ennemis naturels ont une préférence pour une espèce d‘herbivore cible, toutefois ils ont également d‘autres espèces de proies alternatives lorsque l‘espèce cible n‘est plus présente en quantité suffisante (comme discuté à la section précédente). De ce fait, des effets dit « non-cible » surviennent lorsque ces ennemis naturels s‘attaquent aux espèces non ciblées par le programme de lutte biologique (Stiling 2004). Selon (Pearson and Callaway 2003), il existe deux types d‘effets non-cible : i) un effet direct où l‘ennemi naturel s‘attaque directement à une espèce de proie non-cible, et un ii) effet indirect, lorsque un agent de lutte biologique influence les interactions inter-espèces au sein d‘un réseau trophique appartenant à l‘espèce cible (Figure n°9). Dans le cadre de cette section, nous allons particulièrement nous intéresser à ces effets indirects.
Ces effets indirects peuvent être une réelle préoccupation pour l‘agriculture, car leurs conséquences demeurent difficilement prévisibles. En effet, à ce jour, il est difficile de pouvoir prédire comment la mise en place d‘un ennemi naturel sur une parcelle ou un environnement donné sera susceptible de produire la suppression de l‘herbivore visé sans toutefois avoir d‘effet sur la communauté avec laquelle ce même herbivore interagit. Il devient donc primordial de prévoir, avant la mise en place d‘un programme de lutte biologique, le devenir d‘une espèce d‘ennemi naturel dans son nouvel environnement. Le pire des scénarios serait l‘émergence d‘une nouvelle population d‘herbivore ravageur appartenant à une autre espèce, en conséquence justement d‘un effet non-cible indirect de l‘agent de lutte biologique. Comprendre les interactions entre ce dernier et les autres espèces devient donc un enjeu primordial pour la réussite de la lutte biologique sur le long-terme.
Il est généralement admis que l‘introduction d‘une nouvelle espèce dans un réseau trophique a pour effet de modifier la structure d‘une communauté. Par exemple, en Amérique du nord, le parasitoïde introduit Cotesia glomerata a parasité la Piéride de la rave Pieris rapae ainsi qu‘une autre espèce Pieris napi oleracea. Ces deux espèces interagissent donc à travers une compétition apparente (i.e. compétition indirecte entre deux espèces de proies partageant un ennemi naturel commun). Ce qui a eu pour conséquence la réduction de la population de cette dernière (Pieris napi oleracea) qui était en compétition avec Pieris rapae (Benson et al. 2003). Il s‘agit donc d‘un effet indirect présent dans un réseau trophique existant suite à l’introduction d’un parasitoïde. Dans ce cas, l’introduction d‘un ennemi naturel a donné lieu à la suppression de deux ravageurs, mais, est-ce qu‘un effet inverse serait possible? Est-ce que l’arrivée d’un nouvel ennemi naturel peut donner lieu à un commensalisme apparent, où certaines espèces ravageuses sont susceptibles d‘en tirer des effets bénéfiques ?
Peu d‘études du commensalisme indirect entre ennemis naturels et herbivores ont été réalisées. Nous connaissons une seule étude réalisée par (Sanders, Sutter, and van Veen 2013) dans un systèmes constitué de trois espèces de pucerons avec la présence de chacune de leurs parasitoïde spécialistes. Les résultats de cette étude ont montré qu‘en présence du parasitoïde Aphidius megourae, l‘abondance du puceron Aphis fabae est plus élevée en comparaison avec cette même abondance dans les modalités où A. megourae est absent. Le parasitoïde A. megourae ne parasite pas les pucerons Aphis fabae (aucune interaction directe entre ces deux protagonistes). Néanmoins, ce même parasitoïde interagit directement avec le puceron Megoura viciae, compétiteur supérieur à Aphis fabae. Lorsque le parasitoïde est présent, il en résulte une réduction de la pression de compétition exercé par M. viciae sur A. fabae.
On peut voir à travers cette étude un effet positif indirect d‘une espèce de parasitoïde sur une autre et sur un puceron qui n’est pas son hôte. Même si cette étude a été réalisée au sein de cages microcosmes, il paraît possible que dans un écosystème plus complexe, l‘utilisation d’un ennemi naturel pour la lutte biologique soit susceptible de provoquer un effet indirect positif sur une espèce herbivore non-cible et donner lieu à l’émergence d’un nouveau ravageur.
Comprendre les interactions entre ennemis naturels pour améliorer le contrôle biologique
Le bon fonctionnement des agrosystèmes, gage de la fourniture des différents services est assuré par la diversité des espèces qui y coexistent et interagissent. En effet, la richesse spécifique (somme des espèces au sein d‘une communauté) est corrélée positivement avec la probabilité qu‘elles aient des traits bioécologiques et des fonctions complémentaires dans l‘espace ou le temps avec des conséquences importantes sur les services rendus (Deguine et al. 2017).
Dans les agroécosystèmes cultivés, les perturbations d‘origine anthropique sont accentuées et altèrent les services rendus par la biodiversité. L‘implantation d‘une seule espèce végétale cultivée et l‘utilisation d‘une seule espèce d‘auxiliaire de culture peuvent être à l‘origine de phénomènes de débordement ( = outbreak) pour les populations d‘herbivores ravageurs des cultures. Il devient donc intéressant de concevoir des systèmes de cultures favorisant la biodiversité, en faisant l‘hypothèse qu‘elle contribue à assurer, comme dans les écosystèmes naturels, le contrôle naturel ainsi que la régulation naturelle des herbivores (Philpott 2013).
Russell (1989) a proposé que l‘hypothèse dite « ennemy hypothesis » serait une solution pour les agrosystèmes pauvre en diversité. Cette méthode qui entre dans des démarches de protection agro écologique des cultures, consiste à conserver et augmenter l‘abondance, la richesse et la diversité des ennemis naturels pour les rendre plus efficaces. Pour obtenir cet effet positif sur la suppression des herbivores, les agriculteurs sont encouragés à adopter des techniques culturales telles que la mise en place de plantes refuges, associations et cultures intercalaires, la gestion des bords de parcelle, l’aménagement de structure de composition écologique (corridors, haies, bande herbacées et fleuries, etc), et l‘incorporation de diversité végétale. Néanmoins, la diversité per se n’est pas toujours suffisante pour obtenir un meilleur contrôle biologique, et, même au sein d‘écosystèmes très diversifiés, il existe souvent des débordements de ravageurs. Dans ce contexte, la complémentarité des ennemis naturels est essentielle.
Afin d‘aboutir à une complémentarité (effet additif ou synergique), de nombreux mécanismes écologiques sont à prendre en compte. Snyder (2019), rapporte que la complémentarité de niches entre ennemis naturels partageant une espèce d‘herbivores survient lorsque ces mêmes ennemis naturels sont soumis à une partition de niches, où chaque espèce d‘ennemi naturel occupe une niche bien distincte, dans ce cas, un effet additif de leur présence collective sera observé sur la suppression de l‘herbivore. Rudolf (2012) suggère qu‘un effet complémentaire entres plusieurs espèces d‘ennemis naturels est également susceptible de se produire lorsqu‘ils s‘attaquent à un herbivore commun à différentes périodes, par exemple à différentes saisons au cours de l‘année. Ramirez et Snyder (2009) ont quant à eux suggéré que même si plusieurs espèces d‘ennemis naturels étaient présentes en même temps et sur la même niche, une complémentarité de niches serait observée si ces derniers s‘attaquent à différents stades de développement de l‘herbivore (Figure n°10).
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Table des matières
Introduction générale
I. Contexte de la thèse
II. Les interactions entre les plantes et les insectes herbivores
a) Les insectes s‘adaptent face aux défenses des plantes
b) De généralistes à spécialistes
c) Changement de plante hôte
III. Interactions interspécifique entre espèces d‘herbivore : La Compétition
IV. Interactions herbivore-ennemi naturel
a) Diversité des ennemis naturels et suppression des herbivores
b) Prédation intra-guilde
V. Les implications sur la gestion des ravageurs de culture
a) herbivores et prédateurs généralistes versus spécialistes : conséquence sur la lutte biologique
b) Impact des interactions complexes sur l‘émergence des nouveaux ravageurs.
c) Comprendre les interactions entre ennemis naturels pour améliorer le contrôle biologique
Chapitre 1 : Impact de l‘élimination de ressource florale sur une communauté d‘insecte floricole
Résumé
ARTICLE 1 Experimental flower removal impacts a flower-visiting insect community
Références bibliographiques
Chapitre 2 : Impact des effets indirects d‘un ennemi naturel sur le changement de plante hôte associé et de traits d‘histoire de vies
Résumé
ARTICLE 2 An indirect effect of a predator on herbivore host shift with associated changes in life history traits
Références bibliographiques
Chapitre 3 : Effet de la diversité des ennemis naturels sur la suppression des herbivores et la stabilité des communautés
Résumé
ARTICLE 3 The effect of natural enemy diversity on herbivore suppression and community stability, an experimental study
Références bibliographiques
Discussion générale
I. L’importance des effets indirects
II. La diversité des ennemis naturels et la suppression des herbivores
III. Perspective
a) Les traits du paysage ou comment l‘impact de l‘élimination
d‘une plante généraliste dépend de l‘environnement
b) Traits d‘histoire de vie et lutte biologique : une relation méconnu mais réelle
c) Ce n‘est pas la quantité mais la qualité des ennemis naturels qui fait la réussite d‘un programme de lutte biologique
IV. Conclusion générale
Références bibliographiques
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