Le choix de revenir sur l’étude des inscriptions persanes ghaznavides, lorsque soixante ans se sont écoulés depuis la découverte des sites islamiques de Ghazni (Afghanistan) et lorsque ces sites et une grande partie des matériaux qui en dérivent ne sont plus accessibles, peut apparaître ambitieux voire même déraisonnable. Par ailleurs, tout chercheur qui s’intéresse aux vestiges matériels du monde iranien pré-mongol est confronté au défi de replacer dans un cadre cohérent des témoignages souvent discontinus et isolés de leur contexte d’origine. La ville de Ghazni, qui fut la capitale de l’État ghaznavide entre la fin du IVe /Xe et le milieu du VIe /XIIe siècle, nous a livré un ensemble de matériaux certes lacunaires, mais exceptionnellement riches et encore relativement méconnus, qui transmettent les échos de la « persophonie » qui imprégnait à cette époque les traditions artistiques et les idéaux politiques des dynasties musulmanes de l’Est.
Les campagnes de fouilles conduites à Ghazni par la Mission Archéologique Italienne en Afghanistan (MAIA) entre 1957 et 1966 ont mené à la découverte d’un palais royal qui conservait les traces d’un décor architectural d’une singulière richesse, et dont les phases d’occupation principales datent de l’époque ghaznavide. Un nombre considérable de plaques en marbre sculpté composaient le lambris des antichambres ouvrant sur le périmètre de la cour centrale du palais. Le registre supérieur de ces plaques était occupé par des inscriptions qui, disposées en série, donnaient vie à un long texte continu. Des plaques de typologie identique à celles trouvées dans le palais ont été relevées au cours des prospections dans la ville, sorties de leur contexte d’origine et souvent remployées dans des monuments funéraires plus tardifs.
En 1966, Alessio Bombaci publiait une monographie intitulée The Kūfic Inscription in Persian Verses in the Court of the Royal Palace of Masʿūd III at Ghazni et consacrée à l’étude d’un corpus de 116 plaques inscrites. Cette œuvre a fait ressortir les caractéristiques principales de ces documents épigraphiques qui se sont avérés être des fragments de textes poétiques réalisés en langue persane et dans une graphie coufique au caractère ornemental marqué. Attribuées à une période où l’arabe était encore la langue dominante dans l’épigraphie monumentale des régions musulmanes orientales, les inscriptions analysées par Bombaci trouvaient peu de comparaisons directes dans le paysage artistique de leur époque et se sont inscrites, à juste titre, parmi les témoignages les plus significatifs de l’art ghaznavide et de la tradition épigraphique de l’Iran pré-mongol. Dans un court article paru en 1967, Davoud Monchi-Zadeh est le seul à avoir proposé une lecture nouvelle des inscriptions publiées par Bombaci. L’étude de ce dernier est restée, par ailleurs, un ouvrage de référence dans la littérature ultérieure.
Les contextes archéologique et historique
Les fouilles et les recherches sur les sites islamiques de Ghazni
Ghazni est la capitale actuelle d’une province de l’Afghanistan centre-oriental portant le même nom. La ville se situe à une distance de 136 km à vol d’oiseau de Kaboul, sur un plateau d’environ 2.200 m. d’altitude ; elle est traversée du nord au sud par une rivière, le Ġaznī rūd, et délimitée au nord-est par des reliefs (Pl. I.1, 2). Le noyau historique de la ville est compris entre la rivière et ces reliefs, tandis que les quartiers modernes se sont développés vers le sud-ouest (Pl. II.1). Suite aux explorations conduites par quelques voyageurs occidentaux entre le XIXe et le début du XXe siècles (4.2.2), des missions archéologiques françaises et italiennes ont porté leur intérêt sur Ghazni et ont effectué des prospections et campagnes de fouilles dans la ville et ses alentours.
Les missions archéologiques en Afghanistan jusqu’en 1978
Une première prospection à Ghazni a été conduite en 1923 par André Godard, membre de la Délégation Archéologique Française en Afghanistan (dorénavant DAFA) qui avait obtenu, un an auparavant, le privilège de fouilles archéologiques en Afghanistan. Dans un bref article paru en 1925, Godard décrivait ainsi sa visite des lieux : Au cours du séjour que nous y avons fait en juillet 1923, nous avons pu pénétrer dans les mosquées, les ziyarats et les tombeaux de la ville et de ses alentours. Nous y avons retrouvé la tombe de Sévuk Tékine, père de Mahmoud ; celle de son fils Mas’oud, ainsi que de nombreux fragments décoratifs ayant appartenu aux monuments de l’époque ghaznévide.
Les relevés photographiques de Godard ont été examinés par Samuel Flury qui en a tiré une analyse minutieuse des inscriptions et des décors architecturaux. L’étude de Flury constitue encore un point de départ incontournable pour la connaissance de la tradition épigraphique des Ghaznavides. Toutefois, les prospections de Godard n’ont jamais abouti à des fouilles dans la région de Ghazni et, par la suite, la DAFA a poursuivi ses enquêtes ailleurs en Afghanistan. Entre 1949 et 1951, la Délegation a été active sous la direction de Daniel Schlumberger dans la région de Bust et, en particulier, sur le site de Laškarī Bāzār qui conservait les vestiges de plusieurs bâtiments civils et religieux ghaznavides.
Au milieu des années 1950, Giuseppe Tucci, président de l’IsMEO (Istituto per il Medio ed Estremo Oriente, devenu par la suite IsIAO, Istituto Italiano per l’Africa e l’Oriente), a conclu un accord avec le gouvernement de l’Afghanistan pour entreprendre des enquêtes archéologiques dans la région de Ghazni. À la même période, Alessio Bombaci s’est chargé d’une étude approfondie des sources, avant d’accompagner Tucci dans une inspection préliminaire de la ville, qui a eu lieu en 1956.
Les recherches récentes (1999-2017)
Les activités en Afghanistan
Pendant l’occupation soviétique de l’Afghanistan (1978-1989) les phénomènes des fouilles clandestines et des pillages massifs des antiquités, destinés à alimenter le marché illégal de l’art, ont pris de l’ampleur. Une phase que Roland Besenval a décrite comme « les années noires du patrimoine archéologique d’Afghanistan (1980-2001) » a débuté. La situation s’est aggravée après 1992, à la suite du passage du pouvoir aux mujāhidīn et du déclenchement des guerres intestines entre leurs différentes factions. Parmi les évènements les plus dramatiques qui ont eu lieu au cours cette période, nous évoquons l’explosion qui a causé, en 1993, l’incendie du premier étage du Musée National de Kaboul. Cette attaque du musée a attiré l’attention de la communauté internationale : les Nations Unies sont intervenues à Kaboul pour limiter les dégâts et, en 1994, l’ONG internationale SPACH (Society for the Preservation of Afghanistan‘s Cultural Heritage) a été fondée à Islamabad avec l’objectif de contribuer à la préservation des monuments et des collections afghans. En 2001, un décret émis par le régime des Talibans incitait à la destruction du patrimoine artistique préislamique : cela causa le ravage des collections muséales et d’autres monuments majeurs, parmi lesquels les trois bouddhas géants de Bamiyan.
La région de Ghazni n’a pas été épargnée par ces vagues de dévastation successives. En 1999, le directeur de la MAIA, Maurizio Taddei, est retourné sur le terrain pour effectuer une mission de reconnaissance pour le compte de la SPACH et il a pu constater la ruine des sites archéologiques, laissés sans abri contre la menace des agents météorologiques,ainsi que le pillage des objets conservés in situ et dans l’ancien dépôt de la mission, qui avait été rasé entretemps. Des nouvelles campagnes de la MAIA ont eu lieu entre 2002 et 2004 sous la direction de Giovanni Verardi et, ensuite, d’Anna Filigenzi (IsIAO). Assez tôt au cours de ces missions, les archéologues ont réalisé que la population locale avait réussi à mettre en sûreté une quantité inespérée de matériaux au cours des trente années précédentes. En effet, une partie des objets préalablement conservés au Musée de Rawza (fermé depuis les années 1980), dans le dépôt de la MAIA et dans la zone du palais avaient été déplacés et cachés. Il s’agit en particulier des marbres transférés dans une structure qui avait été conçue pour abriter le Musée archéologique du šahr-i naw, projeté par les Italiens mais resté inachevé. Par la suite, nous appellerons cette structure « nouveau dépôt ». Un deuxième lot de matériaux avait été transféré dans les réserves du Musée National de Kaboul. Néanmoins, plusieurs éléments avaient subi des endommagements et ceux gardés dans le nouveau dépôt étaient menacés par les infiltrations d’eau (Pl. III.2).
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Table des matières
INTRODUCTION
PREMIÈRE PARTIE Les contextes archéologique et historique
– Chapitre 1 –
LES INSCRIPTIONS PERSANES DE GHAZNI
ET LEUR CONTEXTE ARCHÉOLOGIQUE
1.1 Les fouilles et les recherches sur les sites islamiques de Ghazni
1.1.1 Les missions archéologiques en Afghanistan jusqu’en 1978
1.1.2 Les recherches récentes (1999-2017)
1.2 Le palais mis au jour par les fouilles
1.2.1 Le plan
1.2.2 Le décor architectural
1.2.3 Les indices chronologiques
1.3 Le corpus d’inscriptions poétiques en persan
1.3.1 Définition du corpus
1.3.2 L’état de l’art
– Chapitre 2 –
PRÉSENTATION CRITIQUE DES SOURCES COMPLÉMENTAIRES
2.1 Les sources narratives
2.1.1 Les chroniqueurs ghaznavides
2.1.2 Autres chroniques et histoires locales
2.1.3 Œuvres d’adab, littératures biographique et de voyage
2.2 La production poétique à la cour ghaznavide
2.2.1 Les poètes ghaznavides de la « première école »
2.2.2 Les poètes ghaznavides de la « deuxième école »
– Chapitre 3 –
LE MONDE IRANIEN ORIENTAL ENTRE LE IIIe/IXe ET LE IVe/Xe SIÈCLES
3.1 La légitimation du pouvoir chez les premières dynasties de l’Est musulman
3.1.1 Vers une autonomie gouvernementale des provinces orientales
3.1.2 Les stratégies de légitimation du pouvoir
3.1.3 Le pouvoir militaire et le ġazw
3.2 L’émergence de la langue persane moderne et le panorama culturel de l’Iran oriental
3.2.1 Le persan moderne : « renaissance » ou mûrissement ?
3.2.2 Le pouvoir légitimateur de la poésie
3.2.3 Les cours orientales comme laboratoire culturel
– Chapitre 4 –
GHAZNI, LA CAPITALE DES GHAZNAVIDES
4.1 L’État ghaznavide : histoire et rapports avec la région
4.1.1 La fondation de l’État (fin IVe/Xe siècle)
4.1.2 La « première période » (première moitié du Ve/XIe siècle)
4.1.3 La « deuxième période » (mi-Ve/XIe- fin VIe/XIIe siècle)
4.2. La topographie historique de la ville médiévale de Ghazni
4.2.1 Un carrefour commercial et une capitale pré-mongole
4.2.2 Une escale pour pèlerins et voyageurs à l’époque post-mongole
4.3 Le répertoire épigraphique de Ghazni (fin IVe/Xe – mi-VIe/XIIe siècle)
4.3.1 Les types de support
4.3.2 La nature des textes
4.3.3 Les écritures
DEUXIÈME PARTIE Analyse des inscriptions du corpus
– Chapitre 5 –
LA PROVENANCE ET LE REMPLOI DES PLAQUES
5.1 Les plaques mises au jour dans le palais
5.1.1 Les plaques relevées in situ
5.1.2 Les plaques relevées ex situ
5.2 Les plaques relevées dans la zone de Ghazni
5.2.1 Les plaques remployées dans les ziyāras
5.2.2 Les plaques de provenance inconnue
– Chapitre 6 –
LA FORME POÉTIQUE DES TEXTES INSCRITS
6.1 L’analyse prosodique des inscriptions : méthode et limites
6.2 Le mas̲navī en mètre mutaqārib : modèles et essais de reconstitution
6.3 Les fragments en mètre mujtas̲s̲: deux ou plusieurs poèmes ?
– Chapitre 7 –
LE CONTENU DES INSCRIPTIONS
7.1 Les références historiques : modes et ampleur de la célébration dynastique
7.1.1 Les fragments de titulature
7.1.2 Le langage de la royauté et du pouvoir
7.1.3 L’éloge des ancêtres : une généalogie sélective ?
7.2 Le vocabulaire religieux : les Ghaznavides et la foi orthodoxe
7.2.1 La religion entre foi et science
7.2.2 Les mentions de Dieu et des saints personnages
7.2.3 Les lieux du culte et de l’enseignement religieux
7.3 Les inscriptions en vers et la poésie ghaznavide : un répertoire commun d’images et de motifs
7.3.1 Le métier de roi
7.3.2 Le temps et l’espace
7.3.3 Le monde céleste : un jeu de miroir ?
– Chapitre 8 –
L’ANALYSE PALÉOGRAPHIQUE
8.1 Le style « courant »
8.1.1 La distribution du texte
8.1.2 Les caractéristiques de l’écriture
8.1.3 Les compléments graphiques
8.2 Les variantes stylistiques
8.3 Comparaisons
8.3.1 Documents épigraphiques de Ghazni
8.3.2 Documents épigraphiques des régions voisines
CONCLUSION
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