Ecrire l’histoire de la guerre et de l’après-guerre
« Révision et développement des programmes dans le but de renforcer l’appartenance et la cohésion nationales, et l’ouverture spirituelle et culturelle, ainsi que l’unification du livre scolaire dans les matières d’histoire et d’éducation nationale.» Document d’Entente nationale, I, 3, F, 5, Novembre 1989 .
« Une bien lourde responsabilité pèse sur le récit historique. Il doit être capable d’apporter les réponses écrites aux questions que la société libanaise d’après-guerre n’est pas, à l’heure actuelle, en mesure de poser. Aussi quand les efforts de réforme échouent, c’est elle qui pose l’angoissante question : le modèle pluraliste libanais est-il nécessairement catalyseur de violences intestines ? » .
27 ans que la guerre est officiellement arrêtée. 27 ans que le Liban est en « paix ». La guerre communément appelée « civile » l’a ravagé durant une quinzaine d’années avant que les bulldozers de la reconstruction ne recouvrent les dépouilles physiques, mais surtout mentales et psychologiques. Les politiques d’amnistie et d’amnésie ont entretenu le fossé énorme qui séparait et sépare toujours les Libanais qu’il soit social – entre les différents groupes sociopolitiques – ou qu’il soit historique – entre le Libanais et son passé récent. « Renforcer l’appartenance et la cohésion nationale » permettrait de retrouver un semblant d’unité nationale, un semblant de nation qui manque profondément au pays après une quinzaine d’années de cloisonnements territoriaux et communautaires. Ce passé est encore chaud, même brûlant. A chaque soubresaut politique ou sécuritaire, les démons du passé réapparaissent comme s’ils n’avaient pas été assez bien enfouis. Est-ce parce que, comme certains aiment le penser, la guerre n’est pas réellement finie, en pensée, en parole, par action ou par omission ? Est-ce parce que, comme le disent certains, l’histoire est un cycle répétitif ? Est-ce parce que nous n’avons pas appris de notre passé ? Je suis de ceux qui disent que l’on doit étudier et comprendre notre passé pour éviter de commettre les mêmes erreurs. Mais comment le faire ? Par quel angle prendre ce passé, parfois si douloureux ? Sur quoi se baser pour comprendre et analyser ? Comment définir cette histoire récente et lointaine à la fois ?
L’histoire du temps présent
« L’actualité nous harcèle, elle ne nous ménage pas : il y a une demande sociale et nous en sommes, les témoins. […]. On attend des historiens qu’ils tranchent les débats, qu’ils soient arbitres dans les controverses qui divisent la conscience publique et troublent l’opinion, qu’ils fassent vérité »
« Au XXe siècle, comme en 404 av. J.-C., rien de tel qu’une guerre mondiale ou une guerre à l’échelle du monde pour créer le besoin urgent d’histoire du temps présent. Il faut un événement gigantesque qui plonge un grand nombre d’hommes, de cités, de nations dans la mêlée meurtrière… »
Incontestablement, il y eu une guerre au Liban, même si sa catégorisation reste encore débattue. Une guerre qui plongea les Libanais, et d’autres, dans une folie meurtrière. Une guerre qui vécut de sa propre vie, s’alimentant soi-même, et qui se termina « sans vainqueur ni vaincu », officiellement. 1990-2017, 27 ans. Est-ce du passé ? Est-ce du présent ? A quel moment peut-on parler de passé ? De présent ? De nos jours, l’étude de l’histoire est divisée en quatre grandes périodes : ancienne, médiévale, moderne et contemporaine. Même si le terme « contemporaine » n’est pas adéquat pour définir une période qui ne connait plus de survivant de nos jours, cette dernière débute pour les adeptes du système français après la Révolution française en 1789, ou en 1815 à la Restauration. Les anglo-saxons parlent de Contemporary Period à partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale (1945). Ces bornes étant européo-centrées, on peut considérer qu’au ProcheOrient la période «contemporaine » de la science de l’Histoire débute avec la Révolte Arabe de 1916 ou au début des années 1920 avec les différents traités qui découpent la région16. Pour le Liban, on peut dire que son histoire dite contemporaine débute avec la proclamation du Grand Liban en 1920, ou avec son indépendance en 1943. Mais est-ce que ces découpages temporels suffisent-ils à classer une étude historique dans un champ historiographique ? Est-ce que travailler aujourd’hui sur la Belle époque nécessite le même travail qu’un historien entre les deux guerres ? Est-ce que travailler aujourd’hui sur la guerre du Liban nécessite le même travail que travailler sur l’indépendance du pays ? La réponse négative est évidente et c’est pour cela qu’une sous-catégorie historiographique apparait dans le champ de l’histoire contemporaine : l’histoire du temps présent.
Ce terme de « temps présent » apparait en France dans les années 70 et notamment en 1978 au moment où François Bédarida crée l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP) au sein du CNRS. Ce n’est pas la première fois qu’un groupe est institué pour travailler sur une histoire aussi proche puisque avant même la fin de la Seconde Guerre mondiale, un comité d’étude avait été créé pour travailler sur l’Occupation et la Libération en France. Travailler sur le « temps présent » nous renvoie à la question déjà posée plus haut : quand parle-t-on de présent ou de passé proche ?
On peut penser tout d’abord que le temps présent est une fourchette temporelle qui se déplace en fonction de la survie des acteurs ou des témoins de la période étudiée. Se contenter de ce critère jette automatiquement plus de la moitié du XXème siècle dans cette séquence, et on devrait dire dans ce cas que l’histoire de l’entre-deux guerres, celle de la Seconde guerre mondiale, de la Shoah, de la décolonisation, etc. sont des histoires du temps présent. Pour d’autres, plus habitués à travailler sur des archives classiques ou documents diplomatiques, l’ouverture des archives nationales ou étatiques permettrait de situer le moment à partir duquel on parle de passé. Mais cela veut dire que le domaine historique est limité par le pouvoir politique qui décide tout seul si l’on peut ou non travailler sur ce passé, et que la temporalité est politique non pas scientifique. Cette définition de temporalité est souvent utilisée pour délégitimer l’histoire du temps présent en disant que, tant que les archives étatiques ne sont pas déclassifiées, le cycle historique n’est pas clos et l’historien n’a donc pas à se pencher sur cette période considérée comme trop récente.
Ecrire la guerre libanaise
« L’écriture de l’Histoire au Liban est traversée par des enjeux identitaires dont la prégnance est d’autant plus forte qu’ils touchent même de son objet »
« Au moment où les appels à la déconstruction des histoires officielles et à la pluralisation des récits historiques se font de plus en plus pressants dans nombre d’Etats du monde arabe, il reste pour le moins paradoxal qu’au Liban la recherche d’une histoire nationale s’imposant à tous figure comme l’un des objectifs de la sortie de guerre que l’aboutissement de cette quête soit devenu l’un des critères en fonction desquels la reconstruction de l’Etat sera évaluée »
Le Liban a besoin d’une histoire nationale. N’ayant pas connu de passage adéquat entre la société de guerre et la société de paix, les Libanais pourraient, entre autre, compter sur l’histoire ou les mémoires pour compenser le manque de justice transitionnelle. Bien que le rôle de l’historien n’est pas de juger, il peut donner, ou au moins essayer de donner une explication aux citoyens qui tentent encore de comprendre comment et pourquoi le pays s’enflamma durant une quinzaine d’années. Pour écrire l’histoire d’une guerre, il faut pouvoir avant toute chose, déterminer sa nature, ses raisons et ses bornes chronologiques. Il faudrait donc définir ce qu’était la guerre libanaise. Etait-elle régulière ou irrégulière ? Interétatique ou civile ? Si elle est considérée comme régulière et interétatique, ce n’est pas seulement un angle libanais qu’il faudrait prendre, mais aussi un angle régional et mondial dans un contexte de guerre froide. Il faudrait alors analyser les causes, enjeux et conséquences non seulement libanais, mais aussi syriens, israéliens, palestiniens, irakiens, iraniens, saoudiens, soviétiques, états-uniens, etc. Si d’autre part, elle est vue comme une guerre irrégulière, ce sont les causes, enjeux et conséquences politico-communautaires qu’il faut examiner. « Les auteurs ne se contentent pas de faire allusion à des événements qui ont marqué l’évolution historique du pays.
Le Liban, en tant que sujet historique peine parfois à s’imposer comme le héros principal au sein d’une hiérarchie d’acteurs qui lui font directement concurrence. » Au vu du nombre d’acteurs présents dans cette dizaine de milliers de km², on peut facilement, en suivant la grille de lecture des guerres, dire que c’est un « conflit armé complexe » . Ironiquement, contrairement aux discours officiels libanais qui parlent de « complot » ou de « guerres des autres », on remarque dans toutes les tentatives d’accord de paix, notamment l’accord de Taëf, et qu’avant même d’entrer dans les détails de cet accord de « paix », il réunit dans un même document les volets internes et externes pour mettre fin à la guerre. Donc, consciemment ou inconsciemment, le conflit est défini comme civil avec ses solutions internes, et comme interétatique par ses solutions externes.
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Table des matières
Remerciements
Avant-propos
Avertissement concernant les termes utilisés
Translittération et transcription des mots arabes
INTRODUCTION
Ecrire l’histoire de la guerre et de l’après-guerre
L’histoire du temps présent
Ecrire la guerre libanaise
Un corpus choisi presque par défaut
Quelques repères historiques concernant le Liban et ses chrétiens
CHAPITRE 1 : LES DIFFERENTS GENRES D’ACTEURS POLITIQUES LIBANO CHRETIEN
Partis politiques et za’âmat au Liban en temps de guerre et de paix
Les acteurs politiques libano-chrétiens présents en 1989
CHAPITRE 2 : LES CHANGEMENTS CONSTITUTIONNELS DE TAEF A ACCEPTER OU REFUSER
Les modifications constitutionnelles de l’accord de Taëf ou comment adapter son jeu politique
L’entente nationale ?
Accepter Taëf : pragmatisme contre radicalisme ?
CHAPITRE 3 : L’EXTENSION DE LA SOUVERAINETE TAEFIENNE
La guerre Aoun/Geagea : la chute d’un homme et du camp anti-Taëf
La dissolution des milices : un affaiblissement politique accompagné d’une division des pôles chrétiens
CHAPITRE 4 : L’APPLICATION CONTROVERSEE DES ARRANGEMENTS INSTITUTIONNELS TAEFIENS
Nominations parlementaires : les leaders chrétiens entre populisme et realpolitik
L’année 1992 : une chance d’union chrétienne ratée
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
VIDEOGRAPHIE
WEBOGRAPHIE
SOURCES ECRITES
SOURCES ORALES
CHRONOLOGIE
ANNEXES
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