Le mouvement des Gilets jaunes, qui a bien des égards est apparu comme exceptionnel de part son intensité, ses modes d’actions ainsi que la population mobilisée et les territoires sur lesquels il prend forme, a, dès son commencement, fait couler beaucoup d’encre. Au cours de la première semaine de mobilisation nous avons pu assister à une prolifération de discours médiatiques, scientifiques et militants. Ces prises de positions sur le mouvement ont crû au fil des semaines. Du point de vue des sciences sociales, rapidement, des hypothèses ont été émises et des analyses proposées. Si celles-ci optaient dans un premier temps pour une « vue de haut », par laquelle il s’agissait de rendre compte de la sociologie du mouvement , de son inscription historique et de ce qu’il traduit des évolutions politiques contemporaines , les chercheur-ses ont finalement investi, dans un second temps, le terrain de la mobilisation afin de l’étudier in situ par le biais d’enquêtes ethnographiques et de l’observation du mouvement entrain de se faire dans l’optique d’en saisir les dynamiques, les enjeux ou les registres de participation.
Dans le discours commun, politique et médiatique, l’une des questions les plus débattues concerne l’orientation politique et idéologique du mouvement. Tantôt décrié comme une jacquerie, tantôt comme un mouvement poujadiste, parfois considéré comme nourri par l’extrême gauche, d’autres fois par l’extrême droite , défini comme étant « apolitique » ou « populiste », ces qualifications, qui ont aussi bien pour fonction de le décrédibiliser que de l’encenser, apparaissent comme autant « d’idéologisations » du mouvement qui participent pleinement à la « bataille des représentations » dont il a été l’objet. Ces qualifications de l’événement semblent être de prime abord des prénotions motivées par des intérêts politiques et/ou personnels, qui a priori ne reposent pas sur une analyse objective du mouvement, en tant qu’elles traduisent avant tout des manières situées, ces prises de position semblant être liées aux positions dans le champ politique, de percevoir l’événement et de lui donner sens. De même, en tant qu’observateur, voire quelquefois en tant que participant, nous avons également été pris dans cette bataille des représentations. En cherchant dans un premier temps à le dénoncer, en le considérant comme un « mouvement de fachos », apparenté à l’extrême droite et dont les mobilisé-es seraient mu-es par une idéologie individualiste, puis, dans un second temps, en y voyant un mouvement populaire, majoritairement constitué de néo-militant-es, traditionnellement exclu-es des espaces politiques, tant institutionnels que militants, qui soudainement s’accaparaient la chose publique et se politisaient, il semble bien que nous avons imposé nos propres catégories de pensée et nos intérêts particuliers dans la description et la compréhension de cette mobilisation. Dès lors, il semblait intéressant d’examiner plus méthodiquement la question de l’orientation politique du mouvement et des rapports au politique des mobilisé-es pour contrebalancer ces discours et ces représentations, dont nos a priori, sur le mouvement.
Les Gilets jaunes ?
De quoi parle-t-on lorsque l’on aborde les Gilets jaunes ? C’est à cette question que nous allons essayer de répondre dans cette partie qui se veut uniquement descriptive. Nous aborderons dans un premier temps l’histoire de ce mouvement social. Pour ce faire, nous nous intéresserons tout d’abord à la séquence du mouvement, ou pour employer un terme plus spécifique à la sociologie des mobilisations, la campagne du mouvement, que nous appelons « le temps du mouvement », c’est à dire « la lutte d’une certaine durée menée contre les détenteurs du pouvoir au nom d’une fraction de la population sur laquelle s’exerce ce pouvoir, au moyen de l’expression ostentatoire de la dignité, de l’unité, de la masse et de l’engagement des participants et à l’aide de représentations telles que les réunions publiques, manifestations, pétitions et communiqués de presse », que nous datons du 17 novembre 2018, date de la première performance du mouvement, au 26 juin 2019, en reprenant la délimitation temporelle établie par le ministère de l’Intérieur. Nous nous attacherons ensuite aux continuités de la mobilisation postérieures à cette date. Dans un second temps, nous aborderons la morphologie du mouvement, en regardant les caractéristiques sociologiques des mobilisé-es ainsi que leurs positionnements politiques, à partir de trois enquêtes par questionnaires réalisées par différents collectifs de chercheur-ses, ainsi que les spécificités du mouvement en termes de répertoire d’action et d’implantation géographique.
Retour sur l’historique du mouvement
Le temps du mouvement
Les prémices du mouvement et les premières semaines de mobilisation
Si le mouvement à proprement parler commence le 17 novembre 2018, lors de son premier « Acte », forme de scansion du mouvement établi par les mobilisé-es qui appellent leurs événements de la sorte, un certains nombres de prémices sont repérables en amont. Le 29 mai 2018, Priscilla Ludosky, présentée comme l’une des initiatrices et « têtes » du mouvement – dans le discours médiatique et politique – lance une pétition ayant pour objet l’opposition à la hausse du prix du carburant. Cette pétition est massivement relayée et signée, de sorte qu’elle reçoit au total 226 000 signatures fin octobre 2018 et plus d’un million fin novembre 2018. Dans le même temps, le 10 octobre, Eric Drouet et Bruno Lefebvre, deux chauffeurs routiers, lancent sur Facebook un appel au blocage pour le 17 novembre. Ils seront par la suite rejoints par Maxime Nicolle et formeront à eux trois le premier groupe Facebook de Gilets jaunes, « Gilets Jaunes officiel ». Cette initiative sera massivement reprise et, courant octobre, de nombreuses vidéos circulent sur les réseaux sociaux. A titre d’exemple, la vidéo de Jacqueline Mouraud comptabilise plus de 7 millions de vues. Des événements partagés sur les réseaux sociaux appelant à des rassemblements locaux se mettent en place. Le 9 novembre, à l’occasion d’une visite présidentielle à Albert, dans la Somme, une « trentaine » de « Gilets jaunes » tentent d’entrer en contact avec le président avant d’être « évacués de manière musclée par les forces de l’ordre». Le 14 novembre, le gouvernement annonce le maintien de la hausse prévue des taxes sur le carburant.
Puis vient le 17 novembre, et le premier « Acte » du mouvement. Selon le ministère de l’Intérieur, 287 710 personnes sont mobilisées sur 2 034 sites. Cette première journée est également marquée par 117 arrestations, dont 73 qui finiront en gardes à vue, 530 blessé-es et un décès. Le lendemain, et toute la semaine suivante, les actions d’occupations, de blocages ou de barrages filtrants vont continuer. Ainsi, le 18, un cortège de voiture se rend aux abords de Disneyland Paris pour y effectuer une opération péage gratuit. À Nantes, ce même dimanche, une soixantaine de personnes font un barrage filtrant sur le rond-point de Porte d’Armor. La préfecture de police de Loire-Atlantique recense 4 rassemblements dans le départements. Le week-end suivant une nouvelle mobilisation nationale a lieu : l’Acte 2. Cette fois-ci, 106 000 personnes sont mobilisées sur le territoire. À Paris une manifestation prend forme sur les Champs-Élysées qui rassemble, selon le ministère de l’Intérieur, 8 000 personnes. Cette manifestation sera réprimée et des affrontements entre forces de l’ordre et manifestant-es émailleront la journée. Sur le reste du territoire, des manifestations et des actions de blocages ont lieu. La semaine qui suit, de nouvelles occupations et actions ont lieu. Certaines finissent en affrontement, comme à Calais. Dans le même temps, le mouvement commence à être pris en compte par le gouvernement. Emmanuel Macron, dans son discours du 27 novembre adresse plusieurs propositions aux manifestant-es. François De Rugy, alors ministre de la Transition écologique et solidaire, reçoit le jeudi 29 et le vendredi 30 trois participants au mouvement et le premier ministre Edouard Philippe, ce même vendredi, propose aux huit « portes paroles » de se rendre à Matignon – toutefois seul l’un d’entre eux accepte. Puis vient le troisième Acte, rassemblant 166 000 personnes sur le territoire, le samedi 1er décembre, et l’on entre dans ce que Patrick Fabriaz nomme « l’émeute politique ». Cette journée de mobilisation, en grande partie à Paris, est marquée par de gros incidents – pillages de boutiques, dégradation de l’Arc de Triomphe, incendies de voitures. Plus de 10 000 grenades lacrymogènes sont utilisées, on dénombre 412 arrestations et 133 blessé-es dont 23 policiers pour la seule ville de Paris. Sur l’ensemble du territoire on compte 263 blessé-es et 370 gardes à vue. La semaine suivante, la journée du 8 décembre, sera également marquée par des violences et par un niveau de répression élevé. Ainsi, 89 000 membres des forces de l’ordre sont répartis sur le territoire et 12 blindés de la gendarmerie sont mobilisés à Paris. À la fin de la journée il y aura 135 blessé-es, 1700 interpellations et 1 220 gardes à vue.
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Table des matières
Introduction
Le terrain
Le questionnaire : un raté de terrain
Les entretiens:présentation des modes de sélections et des enquêté-es
Des observations éparses
Chapitre 1 : Les Gilets jaunes ?
1) Retour sur l’historique du mouvement
A) Le temps du mouvement
Les prémices du mouvement et les premières semaines de mobilisations
L’évolution du mouvement et son dans la durée
B) Les Gilets jaunes depuis le 29 juin 2019
La « gilet-jaunisation » des luttes ou l’impact du mouvement sur l’espace des mouvements sociaux
Les pratiques politiques post-Gilets jaunes : les formes du maintient de la mobilisation
2) La sociologie du mouvement et ses spécificités
A) La sociologie du mouvement
La composition sociale
Les positionnements politiques des Gilets jaunes
B) Les spécificités du mouvement
Le répertoire d’action
L’inscription géographique
Chapitre 2 : Formes et causes de l’engagement
1) Les trajectoires politiques pré-Gilets jaunes et les registres de justification de l’engagement
Les « politisé-es » et leurs registres de justifications
Les « néo-militant-es » et leurs registres de justifications
2) Les carrières Gilets-Jaunes : Esquisse d’une typologie idéale-typique des formes d’engagements dans le mouvement
L’engagement intensif : faire partie du noyau militant
Les « militant-es par action » : un engagement intensif limité
Les causes du désengagement
Chapitre 3 : Un mouvement homogène ?
1) Économie morale du groupe et identité collective
Rejet de la politique institutionnelle
… qui s’exprime en faveur d’une « radicalisation de la démocratie »
Une identité collective : recomposition d’une classe pour soi
Constitution d’une communauté d’expériences
2) Un mouvement marqué par des divergences
Un mouvement traversé par des conflictualités
Des représentations du militantisme et des perspectives politiques variées
La dimension localisée du mouvement
Chapitre 4 : Les incidences du mouvement sur les trajectoires politique
1) Le mouvement comme socialisation politique : Une entrée dans le militantisme
Socialisation de conversion : Robert, de l’armée à extinction Rébellion
Socialisation de transformation : Alexis, de la théorie à la pratique
2) Le mouvement comme socialisation de renforcement
Arthur : de la Loi Travail à la vie politique de Vallet. Un cas type de socialisation de renforcement
Aaron : des engagements continus et réguliers. Une socialisation d’entretien
Hélène : « Il t’a apporté quoi ce mouvement ? Il m’a radicalisée »
Conclusion
Bibliographie
Annexes