Les gangs maori de Wellington

Parce que les gangs ne peuvent sโ€™รฉtudier uniquement depuis un bureau, ma thรจse est avant tout le produit de trois longs sรฉjours ร  Wellington. Le premier fut riche au niveau des รฉtudes de documents et dโ€™apports thรฉoriques mais lโ€™enquรชte de terrain fut nettement moins productive, si ce nโ€™est quโ€™elle prรฉpara la voie pour un second dรฉpart oรน des membres de gang de Wellington expรฉrimentรฉs, ainsi que des criminologues, rรฉpondirent gรฉnรฉreusement ร  mes sollicitations, plus particuliรจrement Denis Oโ€™Reilly, avocat et membre ร  vie du gang Black Power Wellington.

Le troisiรจme sรฉjour en Nouvelle-Zรฉlande fut indรฉniablement le plus fรฉcond. Accueilli par le Stout Research Centre for New Zealand Studies de lโ€™Universitรฉ Victoria de Wellington, ce statut de ยซ rรฉsident ยป mโ€™accordait plus de ยซ poids ยป et, de ce fait, la police โ€“ qui nโ€™avait jusquโ€™ร  prรฉsent pas rรฉpondu ร  mes requรชtes โ€“ ainsi que dโ€™autres membres de gangs donnรจrent plus facilement satisfaction ร  mes demandes. Avant cela, il fallait justifier mon intรฉrรชt pour la question.

Le premier contact avec le plus grand gang du pays, The Mongrel Mob, fut donc รฉtabli ร  lโ€™occasion de ce voyage. Lโ€™aide dโ€™Harry Tam, membre ร  vie et ancien porte-parole du gang, fut prรฉcieuse, tant pour son expรฉrience que sa disponibilitรฉ. Grรขce ร  ses efforts, il fut possible dโ€™assister ร  la convention du gang Mongrel Mob Notorious ร  Rotorua, de me rendre ร  lโ€™un des quartiers gรฉnรฉraux du gang et dโ€™interroger des membres de tout รขge et de tout rang. Les voix de Denis Oโ€™Reilly et dโ€™Harry Tam reviendront plus que frรฉquemment tout au long de ma thรจse.

Divers courants analytiques expliquent les origines du gang maori. Nรฉanmoins, ils se rejoignent tous sur son point de dรฉpart. Criminologues, politiciens, sociologues et historiens de tous bords et de toutes รฉcoles se sont toujours accordรฉs ร  attribuer lโ€™รฉmergence du phรฉnomรจne ร  lโ€™exode rural nรฉo-zรฉlandais qui a suivi la seconde guerre mondiale. En 1945, prรจs de 75% de la population maori vivait encore dans un milieu rural traditionnel, en 1996 plus de 81% occupait les centres urbains du pays. Les Maori firent rapidement partie des ethnies les plus urbanisรฉes au monde. Le graphique suivant rend clairement compte de de bouleversement :

Le recensement de 1945 ne dรฉnombrait que 780 Maori parmi les 123 771 habitants de Wellington. En 1951, 2404 Maori vivaient ร  Wellington et ร  Hutt Valley, la banlieue industrielle de la capitale, tandis que 7621 ยซ anciens ยป et nouveaux citadins habitaient Auckland. Un nombre plus important de Maori affluait vers Auckland car la ville รฉtait moins รฉloignรฉe des rรฉgions de Northland, Bay of Islands et Bay of Plenty oรน la population avait tendance ร  se concentrer. La carte ci-dessous nomme et localise les diffรฉrentes rรฉgions (les couleurs ont pour seule et unique fonction de distinguer les zones en question). Une deuxiรจme carte, faite ร  main levรฉe en 1924 indique le ratio de Maori pour 100 Europรฉens la mรชme annรฉe dans lโ€™รŽle du Nord.

Quant ร  la rรฉgion de Wellington, ce sont les emplois abondants quโ€™offraient ร  lโ€™issu de la seconde guerre mondiale les usines de savon et dโ€™embouteillage de Petone (Lower Hutt) et les abattoirs de Porirua qui attirรจrent les Maori. Leur arrivรฉe dans la banlieue de Wellington se fit dans des conditions de logement primaires. Sans diplรดme, les Maori urbains furent prolรฉtarisรฉs. De plus, les structurales tribales traditionnelles รฉtaient mises ร  lโ€™รฉpreuve dans les villes. Le politicien maori Sir Graham Latimer dรฉcrira ce dรฉchirement dโ€™une formule lapidaire : ยซ Les Maori รฉtaient heureux quand ils vivaient ร  la campagne et puis on leur a dit dโ€™aller dans les villes. Mais cโ€™est en enfer quโ€™ils sont arrivรฉs ยป.

La dรฉgradation de la langue est sans doute le symptรดme le plus fort dโ€™un dรฉclin culturel. Une fois dans les villes, de nombreux parents refusaient dโ€™apprendre le maori ร  leurs enfants de crainte quโ€™ils ne parlent quโ€™un ยซ anglais de cuisine ยป tout en conservant le mode dโ€™รฉducation maori traditionnel oรน lโ€™enfant bรขtissait ses connaissances du monde environnant en lโ€™explorant. Or, dans les rues de Lower Hutt, lโ€™univers ร  connaรฎtre รฉtait bien trop souvent occupรฉ par les gangs adolescents europรฉens. Dans les annรฉes 1970 et 1980, le phรฉnomรจne des enfants des rues (street kids) inquiรฉtait les kaumatua. Les Maori appellent kaumatua les individus dโ€™un certain รขge fort de la sagesse quโ€™accorde lโ€™expรฉrience de la vie. Lโ€™un deux brosse un portrait de la situation ร  Wellington :

Si ta balle va chez le voisin et que cโ€™est un Pakeha [Europรฉen] tu peux pas rentrer chez lui et sortir comme รงa, mais si tu รฉtais ร  la campagne, quโ€™est-ce que tu ferais ? Et bien il y a la forรชt, il y a tout le paddock pour courir et jouer, mais ici tu peux pas. Donc que font les enfants ? Ils se servent des rues, et sโ€™ils se retrouvent ร  six, la police arrive et les arrรชte. ร‡a en fait trop ร  la fois. Impossible quโ€™un groupe de six ou dix gamins ne prรฉpare pas de sale coup. [โ€ฆ] Oh, moi je mโ€™occupe comme je peux des enfants plutรดt que de les voir traรฎner dans les rues. Mais comme quelquโ€™un lโ€™a dit, si tu as pas dโ€™argentโ€ฆ ben tu peux pas aller de Lower Hutt ร  Wellington tous les soirs pour rรฉcupรฉrer les gosses des rues.

Pour รฉviter les concentrations communautaires et assurer la bonne intรฉgration des Maori dans les villes, le National Party ร  la tรชte du pays de 1949 ร  1972 (ร  lโ€™exception dโ€™un mandat travailliste de 1957 ร  1960) avait mis en place aprรจs la guerre une politique de logement appelรฉ pepper-potting. Elle consistait ร  intercaler familles maori et europรฉennes dans un esprit de dissรฉmination des nouveaux arrivants. Le gouvernement รฉtait en effet convaincu quโ€™au contact de voisins europรฉens, le processus dโ€™assimilation serait bref car il avait dรฉjร  รฉtรฉ entamรฉ : les Maori avaient contribuรฉ ร  lโ€™effort de guerre, sโ€™adonnaient aux mรชmes sports que les Pakeha โ€“ pratique sociale dโ€™une importance capitale en Nouvelle-Zรฉlande โ€“ et de nombreux mariages mixtes avaient eu lieu. Cela dit, en dรฉpit de lโ€™idรฉe dominante de lโ€™รฉpoque selon laquelle la survie des Maori ne passerait que par une assimilation totale, de nombreux Pakeha acceptaient difficilement leurs nouveaux voisins et les Maori, รฉtrangers ร  lโ€™ordre socioculturel des villes, avaient tendance ร  se regrouper. ร€ cela sโ€™ajoute la jeunesse de la population maori : en 1951, 57% des Maori รฉtaient รขgรฉs de 20 ans ou moins.

Sans diplรดme, les Maori nโ€™avaient que leur force de travail ร  vendre ; les quartiers ouvriers de Naenae, Tawa, Wainuiomata et Porirua devinrent des foyers de regroupement maori et polynรฉsien pour les nouveaux arrivants de Samoa, Tonga et des รŽles Cook alors que de plus en plus de familles europรฉennes quittaient le voisinage pour sโ€™installer dans les banlieues telles que Johnsonville. Au centre de Wellington, ce fut le quartier de Newtown qui accueillit la population ouvriรจre et les diverses vagues dโ€™immigration. Les zones dโ€™implantation de la population maori et insulaire correspondent aux territoires des gangs.

ยซ The Biggest Challenge we Maoris have ever had to face ยป

La mรฉtaphore du corps รฉtrangerย 

Comment aborder la question des gangs maori sans tomber tรดt ou tard dans la traditionnelle opposition entre la reprรฉsentation idyllique dโ€™Aotearoa et celle du gangster violent au visage tatouรฉ ? Lโ€™entreprise relรจve de la gageure et il convient tout dโ€™abord de se dรฉbarrasser de la charge sensationnaliste que produit cet antagonisme pour mieux articuler lโ€™effet quโ€™il produit. Nous proposons donc de seulement dรฉcrire pour lโ€™instant les rรฉactions, peut รชtre de dรฉfense, ou du moins dโ€™incomprรฉhension, qui peuvent saisir lโ€™observateur lors de son premier contact avec la trรจs surprenante prรฉsence de gangs en Nouvelle-Zรฉlande. Il sโ€™agit juste de rendre compte de ce caractรจre spontanรฉ pour mieux interprรฉter cette rรฉponse immรฉdiate comme symptรดme.

Dans son livre Gangs, My Close Call with the Hardest Men on the Streets, From Rio to Moscow, Ross Kemp, vedette de feuilletons britanniques devenu reporter, illustre assez bien cette premiรจre impression empreinte dโ€™un fort sentiment dโ€™incongru :

Vu que la Nouvelle-Zรฉlande compte dix fois plus de moutons que dโ€™habitants, on sโ€™attendrait normalement ร  ce que le pays soit calme. Et dans lโ€™ensemble, cโ€™est bien le cas. Du moins, les gens devant la gare de Wellington le sont bel et bien. Ils ont lโ€™air polis et bien รฉlevรฉs quand vous les regardez longer les tapis de fleurs bordant chaque cรดtรฉ de la place, prรชts pour une honnรชte journรฉe de travail. Les alentours de ce magnifique terminus ont des allures rรฉtro, comme si la capitale de la NouvelleZรฉlande vivait vingt ans en arriรจre. Je me sentais bien plus au calme dans cette ville pittoresque au possible quโ€™au sein du Londres que jโ€™avais quittรฉ un ou deux jours plus tรดt. Je me suis alors dit quโ€™il y faisait bon vivre, si tant est que vous soyez amateurs dโ€™activitรฉs en plein air et de quiรฉtude. Mais le pays a plus de gangs par habitant que nโ€™importe quel autre pays au monde, dont les pires, The Mongrel Mob et Black Power, empรชtrรฉs dans une lutte ร  mort pour obtenir la premiรจre place.

Comme le montre cette description, la premiรจre rรฉaction face ร  lโ€™รฉmergence et ร  lโ€™institutionnalisation des gangs se caractรฉrise souvent par la forte incrรฉdulitรฉ de lโ€™observateur. Lors de lโ€™รฉmergence des gangs, la Nouvelle-Zรฉlande รฉtait encore fortement associรฉe ร  ce que le Premier Ministre John Seddon (1845-1906) avait appelรฉ ยซ le propre pays de Dieu ยป (ยซ Godโ€™s own country ยป, connu รฉgalement sous lโ€™abrรฉviation ยซ Godzone ยป) en rรฉfรฉrence ร  la beautรฉ des paysages mais surtout au pseudo-paradis social dโ€™une รฎle sans classe et sans troubles raciaux. De telles vues sont toujours dโ€™actualitรฉ mais elles semblent plus รฉvoquer la splendeur de la nature et la qualitรฉ de vie nรฉo-zรฉlandaise quโ€™un authentique Eden social.

ร€ leurs premiรจres heures, les gangs sโ€™employaient si bien ร  malmener la fรฉlicitรฉ pastorale et le mythe รฉgalitaire animant cette nation du Pacifique Sud que leur venue sur la scรจne sociale nรฉo-zรฉlandaise en devenait inintelligible. Complรจtement dรฉconcertรฉs, les vรฉtรฉrans de la seconde guerre mondiale regardaient des bandes de jeunes Maori irrรฉvรฉrencieux dรฉambuler dans les rues de Wellington et dโ€™Auckland arborant casques militaires et croix gammรฉes. Quand vint lโ€™heure des conflits, le projet colonial dโ€™une ยซ meilleure Grande-Bretagne ยป (Better Britain) qui caractรฉrisait la Nouvelle-Zรฉlande depuis la fin du XIXรจme siรจcle semblait prendre lโ€™eau. Le pays sโ€™รฉtait en effet rapprochรฉ de ses racines britanniques et tirait une grande fiertรฉ dโ€™avoir construit une version ยซ amรฉliorรฉe ยป de la mรจre patrie dans le Pacifique Sud. Comment une telle dรฉconvenue pourrait รชtre possible en ces terres divines ? Il nโ€™est donc pas รฉtonnant de constater que toute une mรฉtaphore du corps รฉtranger put se filer, ร  commencer par la mise au pilori de la culture urbaine amรฉricaine. James Belich lit dโ€™ailleurs lโ€™anti-amรฉricanisme (culturel et non politique) comme un symptรดme du ยซ meilleur Britannisme ยป. Lโ€™รฉmergence des gangs fut ainsi attribuรฉe ร  une influence amรฉricaine nรฉfaste et non ร  des facteurs socio-historiques.

ยซ Le navire ร  la dรฉrive ยป

ยซ Le bref dรฉbat parlementaire sur la violence des gangs nous a trop douloureusement montrรฉ ร  quel point la Nouvelle-Zรฉlande รฉtait devenue un navire ร  la dรฉrive en matiรจre dโ€™ordre et de loi ยป รฉcrit en 1979 un journaliste de The Otago Daily Times. ยซ Bref dรฉbat ยป constitue bien entendu un euphรฉmisme car les gangs faisaient lโ€™objet de prรฉoccupations quotidiennes. Nous noterons au passage que la presse de Wellington a pour caractรฉristique dโ€™adopter la plupart du temps un ton moins intransigeant vis-ร -vis des gangs que la presse plus conservatrice de lโ€™รŽle du Sud. Quoi quโ€™il en soit, les Nรฉo-Zรฉlandais, et plus particuliรจrement les Wellingtoniens, se rappellent de 1979 comme de ยซ lโ€™annรฉe des gangs ยป. ย Le spectre des batailles quotidiennes entre Black Power et Mongrel Mob hante encore la reprรฉsentation actuelle des gangs maori. Il convient dรจs lors de dissoudre ces rรฉsidus spectraux pour approcher le gang sans conceptions prรฉรฉtablies.

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Table des matiรจres

Introduction gรฉnรฉrale
Chronologie
Prรฉambule
Premiรจre partie
I โ€“ Lโ€™รขme des guerriers et lโ€™รขme des jardiniers : Black Power au tribunal de Waitangi
Introduction
1.1. – ยซ The Biggest Challenge we Maoris have ever had to face ยป
1.1.1. La mรฉtaphore du corps รฉtranger
1.1.2. ยซ Le navire ร  la dรฉrive ยป
1.1.3. Le guerrierโ€ฆ et son dรป
1.2. ร€ la recherche du point-source
1.2.1. Le gang dans lโ€™histoire
1.2.2. Le gangster devenu sociologue
1.2.3. Le passรฉ dรฉfait
1.3. Reprรฉsentation tribale et re-prรฉsentation tribale
1.3.1. La quรชte de lโ€™objet perdu
1.3.2. Lโ€™essence prรฉcipitรฉe
1.3.3. Le non-sens et le sens
Conclusion
Deuxiรจme partie
II โ€“ Au-delร  du patch
Introduction
2.1. โ€“ Biographie dโ€™un membre de gang
2.1.1. Crime, violence, travail et ennui
2.1.2. ยซ He whanau kotahi tatou ยป : membres et sous-membres
2.1.3. ยซ Our rangatiras ยป
2.2. โ€“ ยซ Un rien qui marche ยป
2.2.1. Mongrel Mob et lโ€™รฉthique du ยซ mal diabolique ยป
2.2.2. ยซ Des milliers de rรจgles tacites ยป : plusieurs gangs, plusieurs patchs
2.2.3. ยซ Our Father Dogs in heaven and our rangatahi ยป
2.3 โ€“ Intรฉrieur et extรฉrieur : le revers dโ€™une mรชme mรฉdaille ?
2.3.1. Celles ร  qui le patch est interdit
2.3.2. Le bouc รฉmissaire ne suffit pas
2.3.3. La ligne minimale de diffรฉrentiation
Conclusion
Troisiรจme partie
III โ€“ ยซ Back to the Marae ยป
Introduction
3.1. โ€“ Se rรฉinventer
3.1.1. Gangsters et gangstas
3.1.2. La mise en place dโ€™un schรฉma narratif
3.1.3. Une affaire maori ?
3.2. โ€“ ยซ Work for us is security for you ยป
3.2.1. Post-modernisme, subculture et tolรฉrance
3.2.2 Subventions, crime (dรฉs)organisรฉ et organisation des sanctions
3.2.3. Lโ€™ambivalence des prisons
3.3. โ€“ Vers un gang embourgeoisรฉ ?
3.3.1. Nga Mokai
3.3.2. Bandits sociaux ou gangsters repentis?
3.3.3. Une transparence troublante
Conclusion
Conclusion gรฉnรฉrale

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