Les FUGAE dans l’œuvre de Josquin Desprez : inventaire et confrontation des sources

Durant la Renaissance, on nomme généralement « fuga » ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui « canon » : à savoir, une technique d’écriture consistant à faire chanter une même ligne mélodique par plusieurs parties distinctes, en imitation. Or, si les termes de « fuga » et de « canon » apparaissent souvent employés indifféremment dans la littérature musicologique, ils renvoient à des notions distinctes dans la terminologie musicale des XVe et XVIe siècles : notions que le propos de notre thèse rend nécessaire de délimiter clairement.

Le terme de canon est alors entendu au sens étymologique grec de « règle » : règle qui prend le plus souvent la forme d’une inscription permettant d’extraire, d’un élément donné – ligne mélodique, indication verbale, en particulier –, une ou plusieurs parties différentes, celles-ci n’étant généralement pas écrites . Il désigne ainsi non pas un procédé de contrepoint mais un type particulier de notation, souvent énigmatique et délibérément obscur, qui laisse aux chanteurs le soin de réaliser l’œuvre d’après d’une notation incomplète, par la mise au jour de la « volonté du compositeur » . Afin de prévenir toute confusion quant à l’usage de ces termes au cours de cette thèse, nous opterons pour un usage exclusif du terme latin de fuga, et du terme latinisé de canon, afin de désigner les phénomènes considérés.

Aux yeux des théoriciens, le terme de fuga désigne aussi bien des imitations étendues sur une durée de quelques notes que des imitations suivies sur toute la durée d’une œuvre ou d’une section d’œuvre . Dans le présent travail, nous étudierons uniquement ce second type de fugae, qui s’étendent sur des œuvres ou des sections entières : ce sont elles uniquement que, par commodité, nous désignerons sous ce terme. Dans ce type de fugae, les parties fuguées se suivent ainsi « par les mêmes mouvements ascendants et descendants », et peuvent être placées à l’unisson, ou à un intervalle d’octave, de quarte ou de quinte , les intervalles imparfaits se trouvant relativement peu usités autour de 15006 . Dans la mesure où ces fugae s’étendent sur toute la durée des œuvres ou des sections concernées, elles peuvent être notées sous forme canonique, et constituent donc un type particulier de canones, qui présente ses propres problématiques, en sus de celles propres aux canones en général.

Aux difficultés liées à la compréhension du canon, se posent en effet dans certaines fugae des difficultés supplémentaires, touchant à la réalisation même de la polyphonie . Hormis pour les fugae à l’unisson ou à l’octave, dans lesquelles les intervalles chantés par la partie de dux sont généralement reproduits à l’identique par la partie de comes, se pose en effet fréquemment la question de l’exactitude ou non de la transposition de la partie de dux vers la partie de comes . Dans une fuga à la quarte ou à la quinte, en particulier, les plus courantes aux XVe et XVIe siècles parmi ces fugae à des intervalles autres que l’unisson ou l’octave, deux réalisations distinctes peuvent être envisagées a priori:

– La première consiste en une transposition exacte de la partie de dux vers celle de comes : celle-ci reproduisant rigoureusement les intervalles chantés par la partie de dux. Une telle réalisation implique une imitation exacte entre les parties fuguées, mais peut nécessiter l’introduction d’altérations supplémentaires au sein de l’une de celles-ci. L’échelle des hauteurs utilisée par la partie de comes diffère alors de celle de la partie de dux (Ex. 0.1, 1.).

– La seconde consiste à transposer la partie de dux vers celle de comes, de sorte que toutes deux emploient une échelle identique. Une telle transposition n’implique pas l’introduction d’altérations supplémentaires, mais ne permet généralement pas la reproduction exacte des intervalles chantés par la partie de dux dans celle de comes. Plutôt que d’une transposition, il s’agit alors d’une translation, d’un déplacement au sein d’une même échelle, conservant la structure diatonique de celle-ci (Ex. 0.1, 2.).

Dans la littérature musicologique récente, ces deux types de fugae ont  généralement été désignés par les termes de fuga « exacte » et « diatonique ». Par souci de clarté, nous nous conformerons à l’usage courant, en adoptant ici ces termes. Bien que cette distinction ne permette pas une bipartition stricte des fugae – certaines fugae pouvant appartenir aux deux catégories –, et synthétise en réalité une double distinction, elle représente un outil efficace pour l’étude des fugae. Elle permet en effet d’articuler de multiples questions relatives à la réalisation des fugae : question de la nécessité de reproduire rigoureusement les intervalles chantés par la partie de dux dans celle(s) de comes ; question de l’introduction d’altérations supplémentaires au sein de l’une des parties fuguées ; question des techniques utilisées pour opérer l’imitation, en particulier.

L’assignation d’une fuga donnée à l’une de ces catégories, et la détermination du type de réalisation qui lui est adéquat – imitation exacte ou diatonique – est souvent rendue difficile par l’absence d’une notation in extenso de la (ou des) partie(s) de comes. Autour de 1500 en effet, une majorité de sources des fugae n’intègrent pas de résolutions écrites de ces parties, mais uniquement une notation canonique des parties de dux. Celles-ci étant accompagnées d’indications plus ou moins détaillées, permettant d’en extraire les parties de comes. Dès lors, chanter celles-ci de la manière la plus appropriée requiert d’examiner rigoureusement la notation des sources, ainsi que les indices donnés par le contrepoint. Si la réalisation sonore de certaines fugae ne semble pas alors poser de difficulté, celle d’autres fugae peut  s’avérer problématique. En effet, certaines fugae semblent permettre plusieurs réalisations distinctes, parmi lesquelles le choix peut être délicat ; d’autres enfin ne semblent pas pouvoir être réalisées d’une manière pleinement satisfaisante. Le caractère ambigu ou contradictoire des éléments relevés dans les sources et dans le contrepoint rend parfois difficile d’établir comment doit être chantée une fuga donnée.

D’autant que l’emploi de ces deux types d’imitation s’avère problématique, au regard du discours théorique autour de 1500. Bien que tous deux puissent être identifiés, sans doute possible, dans de nombreuses œuvres, et cohabitent dès la fin du XVe siècle, en particulier dans l’œuvre de Johannes Ockeghem puis dans celle de Josquin, l’imitation diatonique ne revêt pas de statut théorique clairement défini avant les années 1540 et 1550 : l’ensemble des textes antérieurs présupposant apparemment le caractère exact de l’imitation dans les fugae.

Deux ensembles interdépendants de questions et de difficultés peuvent donc être délimités. Le premier concerne le déchiffrement des notations canoniques, ainsi que la réalisation des parties non écrites, à partir d’une notation par nature fragmentaire. Le second concerne le choix du type d’imitation entre les parties fuguées – exacte ou diatonique –, et l’introduction éventuelle d’altérations supplémentaires, au sein de l’une des parties fuguées.

La présente thèse a pour objet l’étude conjointe de ces deux domaines. Elle vise à éclairer les multiples questions posées par la réalisation sonore des fugae, d’après les notations canoniques ; à établir de quelle façon, à l’aide de quelles techniques les chanteurs pouvaient opérer cette réalisation, et chanter les fugae dans leur intégrité d’après les indications offertes par les sources. Elle s’attache ainsi tout autant à l’étude des notations transmises qu’à celle de l’interprétation des œuvres à proprement parler, et entend mettre en lien des préoccupations pratiques – celles des interprètes face aux sources musicales –, à des questions d’ordre plus philologique ou historique. Au cours de cette thèse, nous articulerons ces diverses questions, en observant de quelle manière les spécificités formelles propres à la notation canonique des fugae se répercutent sur la façon dont peuvent être chantées les parties non écrites ; et dans quelle mesure les données pragmatiques transmises par les sources musicales témoignent d’une réalité musicale complexe et polymorphe.

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Table des matières

Introduction
I – Délimitation et présentation générale du corpus étudié
1-Délimitation et présentation du corpus d’œuvres retenues
A- Délimitation du corpus d’œuvres
1) Les œuvres incluses dans le corpus étudié
2) Les œuvres exclues du corpus étudié
B- Présentation des œuvres retenues
1) Les messes
2) Les motets
3) Les chansons
2 – Sélection et présentation des sources retenues
A- Définition du corpus de sources
1) Les sources incomplètes, lacunaires ou endommagées
2) Délimitation chronologique : inventaire des sources antérieures aux années 1530
B- Présentation des sources imprimées
1) Format et statut des sources imprimées
2) Réimpressions et diffusion des sources imprimées
C – Présentation des sources manuscrites
1) Livres de chœur contenant du répertoire sacré uniquement
2) Livres de chœur contenant du répertoire sacré et profane
3) Recueils en parties séparées
3 – La notation des fugae dans les sources musicales
A – Indications spécifiquement associées aux fugae, dans les sources musicales
1) Les inscriptions canoniques
2) Les signes de congruence
3) Les résolutions écrites
B – Table synthétique de notation des fugae dans les sources étudiées
II – Notation, réalisation et transmission des fugae
1- Forme et fonction des éléments de notation associés aux fugae
A- Informations données par les inscriptions canoniques
1) Indications signalant simplement la présence d’une fuga
2) Indications de l’intervalle qui sépare les parties fuguées
3) Indications de la distance temporelle qui sépare les parties fuguées
B- Forme et contenu des inscriptions canoniques
1) Syntaxe et inscriptions énigmatiques
2) Inscriptions multiples
C- Informations données par les signes de congruence
1) La notation des signes de fin
2) Signes indiquant la hauteur de départ du comes
Conclusion

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