La congestion d’une infrastructure désigne un phénomène très courant : elle apparaît lorsque la qualité d’un service rendu par un système, en particulier un système de transport, se dégrade quand le nombre d’usagers de ce service augmente (Small et Verhoef, 2007 ; Arnott et Kraus, 1995, 1998). Mais cette définition, si elle résume bien l’essence du phénomène de congestion, risque, par sa simplicité, d’en masquer la réalité complexe, en particulier en milieu urbain : la congestion est un phénomène complexe s’insérant dans un système encore plus complexe. Comme le souligne le rapport ECMT (2007), cette complexité implique que la connaissance des causes et des mécanismes immédiatement responsables de la congestion ne donne pas directement accès au fonctionnement global du système. Notre propos, dans ce chapitre comme dans les suivants, visera à mettre en évidence cette complexité et à en analyser les composantes.
Formes psychologiques de la congestion
La congestion n’est pas uniquement un phénomène physique, comme il peut en exister en mécanique des fluides. Les volumes de trafic sur les réseaux de transport sont le résultat des choix des usagers, de leurs comportements ponctuels, des réglementations et des habitudes. Ces éléments sont influencés par la perception des conditions de circulation (Lindsey et Verhoef, 2000), dont rend compte le rapport ECMT (2007). Ce dernier présente ainsi les résultats d’une enquête réalisée par le ministère britannique des Transports auprès des conducteurs, visant à déterminer les principaux problèmes que la congestion engendre pour eux.
Les principaux enseignements, présente les différents items dans un ordre rendant approximativement compte de la fréquence de leur mention par les conducteurs interrogés. La classification en trois catégories est de notre fait.
Type d’effet Effet
Temporel Retards ou rendez-vous manqués, Nécessité de prévoir du temps supplémentaire, Imprévisibilité du temps de parcours, Remise d’un déplacement.
Comportemental Stress, énervement, Fatigue, Colère vis-à-vis des autres conducteurs .
Environnemental Consommation de carburant supplémentaire, Pollution supplémentaire.
Les aspects temporels apparaissent donc comme les plus nombreux pour les usagers. Mais d’autres effets sont également évoqués, en particulier l’inconfort lié à l’attention supplémentaire que requiert la conduite en situation congestionnée. C’est l’ensemble de ces effets que nous appelons formes psychologiques de la congestion. Nous présenterons successivement les formes psychologiques liées au temps, puis celles liées au stress et à l’inconfort.
Les aspects énergétiques et environnementaux apparaissent en dernier. En ce qui concerne la pollution, c’est probablement dû au fait que la pollution supplémentaire subie du fait de la congestion est difficilement perceptible par les usagers, de par son caractère externe.
Temps perdu et fiabilité
De manière plus précise, la congestion, sous ses différentes formes, engendre deux types d’effets temporels. Le premier correspond à une perte de temps par rapport à une situation non congestionnée. Il s’agit de la forme la plus commune et intuitive de congestion : la présence de nombreux usagers allonge le temps de parcours, et ce, d’autant plus que le nombre d’usagers augmente.
La valeur du temps
Le temps passé en transport, ou plutôt le temps passé en transport économisé, a une valeur pour les usagers. Ainsi, comme l’explique Jara-Diaz (2007) : « Les individus préféreraient faire quelque chose d’autre, chez eux, au travail, ou ailleurs, plutôt que de prendre le bus ou conduire leur voiture. » .
La notion de valeur du temps, directement issue de cette constatation, permet de mesurer effectivement la valeur que les usagers donnent au temps perdu en transport, et en particulier celui lié à la congestion.
Small et Verhoef (2007), s’appuyant sur de nombreuses études menées dans différents pays (Boiteux et Baumstark, 2001, pour la France), avancent, pour cette valeur du temps, un chiffre moyen de 50 % du taux de salaire. De plus, cette valeur évolue avec le revenu avec une élasticité de 0,8 environ, donc moins que proportionnellement (Mackie et al., 2003). Calfee et Winston (1998), se basant sur une enquête de préférences déclarées ciblant les conducteurs urbains et ne reposant pas sur des choix de mode , ont trouvé une valeur plus faible, autour de 20 % du taux de salaire. Ils expliquent cette différence par le fait que les ménages urbains ont ajusté leur localisation résidentielle, leur lieu d’emploi, leur mode, leur itinéraire et leur horaire de départ en tenant compte de la congestion. Ce résultat suggère une forte intrication des questions de localisations urbaines des activités et des ménages, et des questions de congestion, problématique au cœur de notre mémoire.
La valeur de la fiabilité
Si le temps de parcours a son importance, la régularité temporelle de ce temps de parcours joue également, comme le signalent Small et al. (1999), un rôle non négligeable dans l’impact de la congestion sur les usagers. En effet, le temps de parcours n’est pas nécessairement vu comme un fardeau par les usagers, car ils évaluent généralement leur temps de parcours sur la base de leur expérience, en prenant donc en compte la congestion habituellement présente sur leur itinéraire, c’est-à-dire la congestion récurrente. Par contre, comme le rapport ECMT (2007) le souligne, les variations inattendues et imprévisibles du temps de parcours, liées à la congestion incidente (accident, véhicule en panne, problème de signalisation, événement exceptionnel, etc.), sont souvent très mal vécues par les usagers. La notion de valeur de la fiabilité permet de mesurer cet attachement des usagers à la régularité du temps de transport. En reprenant les mêmes notations que précédemment et en supposant que l’utilité U dépend également de la fiabilité F du temps de parcours .
Toutefois, la valeur de la fiabilité est une notion plus complexe que la valeur du temps. Elle est liée, entre autres, à la désutilité que subit un agent lorsqu’il arrive en retard (au travail ou plus généralement à un rendez-vous), et dans une moindre mesure en avance. Plus précisément, le cadre de modélisation de Noland et Small (1995) permet de relier les différentes valeurs temporelles que sont la valeur du temps, la valeur du retard ou de l’avance, et la valeur de la fiabilité. Dans ce cadre, le coût généralisé G d’un déplacement donné s’écrit :
G = vT T + βA + γR + θD .
Brownstone et Small (2005) trouvent que la valeur de la fiabilité est du même ordre que la valeur du temps, résultat que Small et Verhoef (2007) présentent comme commun à plusieurs autres études : Bates et al. (2001) constatent que le rapport généralement trouvé entre valeur de la fiabilité et valeur du temps s’étend entre 0,8 et 1,3. Par ailleurs, contrairement à la valeur du temps, qui augmente moins vite que le revenu, la valeur de la fiabilité augmente plus vite que le revenu (Small et al., 1999).
À ce sujet, Mohring (1999) note que lorsque seule la valeur du temps est prise en compte dans une étude, sans contrôler pour la variabilité, la valeur trouvée est plus élevée et augmente avec le revenu. Autrement dit, les usagers prennent en compte le fait qu’une réduction du temps de parcours liée à une baisse de la congestion entraîne généralement une baisse de la variabilité de ce temps. Par ailleurs, le fait qu’une forme temporelle, à savoir la variabilité du temps de parcours, soit fortement liée à une forme comportementale, à savoir la difficulté de conduite en situation congestionnée, souligne l’importance de s’intéresser à ces deux dernières formes psychologiques de la congestion, que nous allons détailler maintenant.
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Table des matières
Introduction générale
I. Structure urbaine et congestion
1. Agglomération et structure urbaine
1.1. Introduction
1.2. Une agglomération aux multiples sources
1.3. La « tyrannie » de l’espace
1.4. Le modèle urbain monocentrique
1.5. Conclusion
2. Les formes de la congestion
2.1. Introduction
2.2. Formes psychologiques de la congestion
2.3. Formes physiques de la congestion
2.4. Les coûts économiques de la congestion
2.5. Conclusion
II. Les manifestations spatiales de la congestion du transport
3. Méthodologie d’analyse de la congestion
3.1. Introduction
3.2. La représentation de l’ingénieur
3.3. Trois perspectives d’évaluation de la congestion
3.4. Évaluation locale de la congestion
3.5. Appréhender la variabilité spatiale de la congestion
3.6. Les indicateurs de congestion : du local au global
3.7. Conclusion
3.A. Annexes
4. Analyse de la congestion routière en Île-de-France
4.1. Introduction
4.2. Présentation du contexte francilien
4.3. La plateforme de simulation employée
4.4. Les états simulés du trafic
4.5. Diagnostic statistique de la congestion
4.6. Diagnostic géographique de la congestion
4.7. Diagnostic économique agrégé
4.8. Conclusion
4.A. Annexes
5. Coût social marginal et aide à la décision
5.1. Introduction
5.2. Concurrence entre modes de transport
5.3. L’évaluation des gains de décongestion routière
5.4. Méthodologies d’évaluation des gains de temps
5.5. Comparaison des méthodes
5.6. Conclusion
5.A. Détail des procédures d’évaluation des gains de décongestion
III. Localisation des ménages et des emplois et usage des transports
6. Modèle d’équilibre urbain
6.1. Introduction
6.2. Décentralisation de l’emploi et modélisation
6.3. Un modèle pour étudier la structure urbaine
6.4. Équilibre du modèle
6.5. Propriétés générales de l’équilibre
6.6. Conclusion
6.A. Annexes mathématiques
7. Résolution analytique et sensibilité du modèle
7.1. Introduction
7.2. Présentation du cadre et résolution
7.3. Analyses de sensibilité à l’équilibre urbain
7.4. Conclusion
7.A. Hypothèses et valeurs numériques choisies
7.B. Annexes mathématiques
8. Étalement urbain et transports
8.1. Introduction
8.2. Étalement urbain et transport : un sujet à débat .
8.3. L’approche retenue et le modèle
8.4. L’étalement des emplois, moteur de l’étalement urbain ?
8.5. Un étalement favorisant un usage raisonné des transports ?
8.6. Conclusion
8.A. Annexes
Conclusion générale