Les forêts sous surveillance internationale. La fabrique d’un problème environnemental global

Les forêts sous surveillance internationale. La fabrique d’un problème environnemental global

« Le Redd n’est pas seulement un mot en vogue dans les négociations sur le climat. Le mécanisme […] pourrait devenir la plus grande étape dans l’histoire moderne de la conservation forestière. » Arild Angelsen, 2009 .

La réflexivité sur les forêts face au miroir de l’histoire 

Que ce soit dans les arènes de discussions du Redd+ , ou lors de présentations académiques sur ce sujet, l’« histoire » des politiques forestières internationales fréquemment exposée en préambule commence bien souvent par l’épisode de la conférence de Rio de 1992. Cet événement est alors évoqué avec deux optiques ; soit pour faire le constat d’un succès autour du concept de « développement durable », et de l’émergence des deux principales conventions onusiennes traitant des forêts : la convention sur la diversité biologique et la convention sur le changement climatique. Sinon la conférence de 1992 est invoquée pour montrer l’absence de réelle régulation internationale dans le secteur forestier, avec l’échec des négociations en vue d’une convention internationale spécifique pour les forêts.

Les travaux qui s’intéressent spécifiquement à l’émergence de la déforestation comme problème global laissent apparaître un certain consensus et remontent à peine plus en amont : la plupart des récits prennent comme point de départ les années 1980. Dans un article de la International forestry review (2008), le diplomate iranien Asadi, spécialiste des négociations forestières, témoigne ainsi : « International discussions on forest emerged in the 1980s. The initial focus, however was primarily on the ecological and purely environmental aspects and values of forests. The emphasis gradually developed into a more fulsome understanding and appreciation of forest in their multiple economic, social and also environmental functions and significance” (p. 658). Asadi nous livre là un récit classique : celui de la prise de conscience d’un problème environnemental planétaire, qui aurait été d’abord saisi uniquement selon un cadrage écologique et qui aurait ensuite été élargi à d’autres enjeux liés au secteur forestier, en particulier sociaux et économiques.

On retrouve cette insistance sur les années 1980 dans des analyses plus académiques des politiques internationales forestières. Humphreys (2004) situe ainsi le début d’un véritable « régime international forestier » en 1985, date de la création de l’Organisation internationale des bois tropicaux (OIBT). Cet événement est repris comme premier signal d’une volonté de coordination globale pour la gestion des forêts par de nombreuses publications. Trois éléments amènent à interroger ce récit et à revenir plus en détail sur des éléments antérieurs aux années 1980 :

(i) Le premier élément est fourni par le monde forestier lui-même : dans ce dernier, cela semble être un lieu commun de dire que « de tout temps », les humains auraient été confrontés aux conséquences du déboisement, les contraignant à prendre des mesures pour les contrer. Une analyse succincte de la vaste littérature forestière nous amènera ainsi à prendre de la distance avec l’idée que la prise de conscience des conséquences environnementales de la déforestation ne daterait que des années 1980.

(ii) Le second élément invite à questionner la valeur positive généralement attribuée à cette émergence d’une rationalité forestière : de multiples exemples historiques montrent que l’imposition d’une gestion « rationnelle » des forêts a toujours été en même temps l’objet de luttes politiques majeures sur l’accès aux ressources. Dès lors, dans quelle mesure les arguments environnementaux, qui selon Asadi auraient été le premier levier d’émergence d’une problématique forestière globale, n’ont-ils pas toujours été cadrés par des enjeux économiques et sociaux ? En conséquence, ne doit-on pas considérer que le cadrage de la déforestation, tel qu’il s’institue comme problème global au sein des organisations internationales est nécessairement le résultat de rapport de forces répondant à certains intérêts plutôt qu’à d’autres, et non l’engagement de l’humanité dans son ensemble face à un problème commun ?

(iii) Enfin, on peut s’étonner du consensus qui semble s’être établi pour dater le début des discussions internationales sur les forêts, alors qu’en même temps, selon les mêmes auteurs, la coordination internationale qui se serait mise en place dans les années 1980 est caractérisée par sa faiblesse et son inefficacité. Comment distinguer précisément le moment d’émergence d’une dynamique aussi ténue ?

Une fois ces trois éléments rapidement illustrés en introduction, le premier chapitre montrera que, de fait, les discussions sur un problème global lié aux forêts émergent plutôt à la charnière entre le XIXème et le XXème siècles et s’institutionnalisent au cours de la première moitié du XXème. Cela nous permettra d’analyser dans les chapitres qui suivent sous un angle différent l’évolution politique qui a lieu dans les années 1980, puis dans les décennies suivantes concernant la question forestière au Sud, et en particulier en Afrique centrale. Comme le note Puyo, « retourner à ces sources et en comprendre les avatars ne peut que nous éclairer sur le poids de mythes anciens sur le devenir des politiques concernant les ressources forestières ». Resituer dans une perspective historique plus longue l’alerte internationale quant aux forêts permet en effet d’interroger le cadrage actuel, de le dénaturaliser. Comment le paysage institutionnel actuel s’est-il mis en place ? Certains éléments actuels, par exemple la coexistence de deux principaux programmes de préparation au dispositif Redd+, l’un sous l’égide de la Banque mondiale, l’autre sous celle de la FAO, du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) et du Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE), trouvent leur racines dans cette histoire.

La « durabilité », une préoccupation pas si récente dans le secteur forestier

« Tout le monde est d’accord sur les conséquences funestes du déboisement. On a écrit autant sur le déboisement que sur l’alcoolisme, sans empêcher ces fléaux ». (Baumont, 1933, p. 496).

Comme l’illustre cette citation du forestier français Baumont, la réflexivité environnementale concernant l’exploitation des forêts n’est pas récente. Le secteur forestier est même régulièrement présenté, notamment dans des discours visant un large public , comme la première source de l’idée d’utilisation durable d’une ressource, voire comme l’origine historique du concept de « développement durable » . Le déboisement étant sans doute l’une des principales formes de transformation par l’homme de son environnement , il n’est pas surprenant que, conjointement à de vastes entreprises de déboisement au cours de l’extension de surfaces agricoles ou d’infrastructures anthropiques, les conséquences possibles de la disparition de forêts à large échelle apparaissent dans la littérature forestière, scientifique ou philosophique. Pour Barton (2004), la forêt aurait même été le premier grand sujet de préoccupation « environnementaliste », et ce jusqu’à la seconde guerre mondiale.

Cette idée prend généralement comme argument la contrainte à laquelle tous les forestiers et exploitants de forêt sont confrontés : il suffit de quelques années pour exploiter une forêt qui a mis plusieurs générations humaines à se constituer et qui en mettra tout autant pour se renouveler. L’épuisement potentiel ou effectif des ressources en bois est donc aisément perceptible. L’exploitation en mode «cueillette », c’est-à-dire sans planification ou restriction particulière, a immanquablement conduit dans certaines régions à un épuisement local de ressources, et même à l’observation de conséquences météorologiques ou pédologiques de ces prélèvements. Si les objectifs de la conservation des forêts et les moyens envisagés sont très variables en fonction des contextes historiques et géographiques, la durabilité des forêts et de leurs ressources est donc une préoccupation commune très ancienne.

Il semble que lorsque les historiens se penchent sur cette question, ils retrouvent des traces toujours plus précoces de réflexivité concernant l’usage des forêts . Un exemple fréquemment cité d’alerte sur les impacts de la disparition des forêts est, par exemple, tiré des œuvres de Platon . Si la conséquence la plus évidente est le manque de ressources en bois ou en gibier, d’autres impacts indirects sont craints plus tôt qu’on pourrait le penser : on retrouve une allusion au risque de modification du régime des pluies et du débit des fleuves dès 300 av. JC ; déjà au Vème siècle av. JC, un lien entre coupe de forêts et érosion des sols avait été conceptualisé. Si le concept de biodiversité n’apparaît que récemment, d’autres formulations ont pu exister avant pour exprimer des préoccupations quant à la disparition d’espèces ou de paysages . Quant à la mise en œuvre de pratiques spécifiques pour assurer le renouvellement des forêts, on trouve des éléments d’aménagement il y a quelques 2000 ans en Gaule, prenant en compte les essences présentes et la fertilité des sols .

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Table des matières

Introduction générale
Partie I. Les forêts sous surveillance internationale. La fabrique d’un problème environnemental global
Chapitre 1. Vers un régime international des forêts, fin du XIXème-années 1950
Chapitre 2. Les forêts tropicales, entre développement et environnement global (années 1950-1980)
Chapitre 3. Années 1980-1990 : Les forêts tropicales, du « développement » au « développement durable »
Chapitre 4. Le régime climatique, nouveau centre de gravité des négociations internationales sur les forêts du Sud
Partie II. Les forêts quantifiées. L’inventaire carbone, entre « mise en scène de la nature » et « gouvernement des hommes »
Chapitre 5. La Guyane : une forêt française en terre amazonienne, un laboratoire à ciel ouvert
Chapitre 6. L’inventaire de carbone forestier tropical entre pragmatisme et conventions
Partie III. Les forêts dans les rouages de l’aide au développement. La préparation du Redd+ au prisme du « renforcement de capacités »
Chapitre 7. Préparer les pays, « renforcer les capacités » : le Redd+, reflet du nouveau paradigme de l’aide au développement ?
Chapitre 8. Le Cameroun, ses forêts, ses partenaires : mises en perspective historique
Chapitre 9. La préparation du Cameroun au Redd+, entre appropriation et extraversion
Conclusion générale
Bibliographie

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