Parler de Responsabilité Sociale sous un regard philosophe n’est pas chose facile. Le mouvement de la « RSE » (Responsabilité Sociale des Entreprises) est en pleine construction et effervescence, suscite beaucoup d’initiatives, de convoitises aussi, en même temps que de rejets et de miroirs aux alouettes. Et nous n’y occupons pas personnellement une position d’observateur au calme et à la distance, en tant que professeur d’éthique pour des étudiants péruviens en MBA (Master of Business Administration) pris dans les contradictions d’un capitalisme en pleine santé, dans un pays pauvre, au milieu d’un monde en crise. De toute part, notre situation et notre sujet nous ont interdit le recul tranquille dont la pensée a besoin pour pouvoir asseoir comme il se doit des affirmations fondées en raison et dans l’intimité des philosophes du passé. Les demandes expresses de nos étudiants enthousiastes et confondus, ainsi que de nombreux entrepreneurs latino-américains, pour des concepts philosophiques clairs et efficaces, qui leur permettent d’appliquer leur faculté de juger morale à des cas souvent difficiles, n’ont pas cessé d’accompagner l’écriture de cette thèse, nourrie de la rencontre de responsables du monde de la gestion entrepreneuriale et universitaire, pour la plupart non philosophes, mais plus avides de philosophie que beaucoup de professionnels issus des humanités.
Il fallait donc essayer d’être clair, mais sans la naïveté de croire que la philosophie devrait « répondre à une demande ». L’effort de simplicité n’est pas simple en philosophie, et peut vite tourner au simplisme. Il fallait aussi essayer d’être rigoureux dans un champ de notions en friche où même le concept central de « responsabilité» ne bénéficie pas d’une tradition de discussion et définition au long de l’histoire, puisqu’il est d’usage récent et plutôt juridique que philosophique, sans parler du terme « soutenabilité » qui vient de naître. Les philosophes se méfient des notions apparemment inconnues des anciens. Il fallait encore pouvoir maintenir un ton assez ouvert dans un contexte où tout est à la fois combat idéologique, opportunités frustrées, injustices criantes, modèles de pensée têtus qui ne veulent pas céder la place même après avoir concédé qu’ils ont tort. La RSE n’est pas séparable des batailles d’idées et d’économies qui la portent. Il fallait enfin essayer d’être utile au cœur même du processus de construction de la notion de Responsabilité Sociale (la norme ISO 26000 est parue durant notre recherche), en portant l’espoir de participer à l’émergence d’un concept moralement et politiquement fertile, sans tomber dans l’acclamation benoite de pratiques qui aiment à se dire socialement responsables, mais n’en portent que le nom. Nous connaissons trop de l’intérieur le « mouvement de la RSE » pour être naïfs à son égard, mais nous savons aussi qu’il s’y joue un enjeu important de notre monde en mal de régulation, et que la position de l’observateur distant, ironique et soupçonneux, n’a jamais rien donné de durable en philosophie. Clair, rigoureux, ouvert, utile, nous sommes loin de croire que ces objectifs, parfois contradictoires, ont été parfaitement tenus ensemble tout au long de cette thèse, mais nous en avons du moins fait l’effort. Le lecteur jugera.
Ce qui nous a pourtant servi de boussole est la conviction que la voie de la déconstruction et de la critique des idéologies n’était pas la bonne. Quand bien même demeure le besoin d’une critique de l’idéologie, parfaitement applicable aux discours de la RSE qui peut effectivement servir à des fins non universalisables, déconstruire un concept en construction, et jeter le bébé avec l’eau du bain, n’est pas ce dont nous avons besoin en ce moment. Il nous semble, du reste, que la générosité d’une fondation éthique de la Responsabilité Sociale est un garde-fou beaucoup plus puissant contre les déviations et les mésusages que la critique qui ne laisse rien debout après son passage. Or, comme le concept de Responsabilité Sociale n’est justement pas en soi un concept solide, mais au contraire très fragile et contradictoire , l’idée nous est venue de ne pas l’aborder comme un problème, ce qui est l’usage dans le monde académique, sinon comme une solution possible d’un problème plus vaste de notre société planétaire en crise, une solution en esquisse, certes, mais une solution quand même.
C’est pour cela que nous ne sommes pas partis d’une analyse de la Responsabilité Sociale, de ce qu’elle est et de ce qu’elle veut être, pour en juger ensuite la cohérence, les limites et les perspectives, comme le font la plupart des analystes actuellement, de façon souvent remarquable. Nous sommes partis de notre problème global actuel, celui de l’insoutenabilité du mode de vie moderne, du caractère peu contrôlable des systèmes économiques et technoscientifiques mondialisés, et de la responsabilité globale que ce fait entraine . Et c’est à partir de cette exigence morale et politique globale que nous situons ensuite la Responsabilité Sociale comme une solution en construction à diriger vers le dépassement de ce problème. Ce faisant, nous donnons un statut à la fois pratique et éthique à la Responsabilité Sociale et surtout nous pouvons l’orienter vers ce qu’elle devrait devenir, une manière de prendre en charge concrètement notre responsabilité globale du sein des organisations, plutôt que de nous fixer sur ce qu’elle est aujourd’hui. Nous la libérons ainsi du trop étroit carcan de la problématique d’entreprise à laquelle elle est liée par acte de naissance, mais dont elle devra sans doute s’émanciper pour devenir la Responsabilité Sociale de tous les types d’organisations, et notamment des sciences. En dépassant la seule « RSE », en pensant à l’horizon « post-ISO 26000 », nous tentons donc de fonder un nouveau pilier de la philosophie morale et politique à l’heure de la mondialisation, de manière universelle, le domaine d’une responsabilité collective visant à la prise en charge des problèmes de l’humanité par les humains associés .
En effet, lorsque l’on part de la RSE elle-même, on rencontre immanquablement deux données : (1) la contradiction entre les finalités lucratives de ces organisations économiques et les finalités éthiques et sociales de leur Responsabilité Sociale ; (2) la crise du modèle fordiste de régulation sociale dans le cadre de l’Etat Providence des pays occidentaux, que la RSE viendrait prétendument compenser à l’heure de la financiarisation d’une économie globalisée. Il est alors difficile de ne pas se laisser prendre aux oppositions massives et de longue portée historique entre, d’une part, raison instrumentale et raison morale, et, d’autre part, régulation par le marché et régulation étatique. Ensuite, la critique des manques évidents de la Responsabilité Sociale pour assurer une régulation qui dépasse très largement les finalités de l’entreprise coule de source. La RSE devient donc un problème, que le critique résout dans le sens de ses préférences politiques, mais l’objet d’analyse n’offre que peu de possibilités de médiation. D’autre part, on manque totalement le lien intrinsèque entre le besoin de régulation des organisations économiques et le besoin de régulation de la recherche scientifique, ce que nous avançons ici comme nécessité d’instituer une Responsabilité Sociale des Sciences, après avoir longtemps milité, en Amérique Latine, pour la construction d’un mouvement de Responsabilité Sociale Universitaire (RSU). Or, ce lien devient évident si l’on part non pas de la RSE mais de la responsabilité globale face au problème de la soutenabilité humaine à l’âge de la science. C’est pourquoi notre point de départ n’est pas anodin, le fait que la RSE ne soit pratiquement pas mentionnée dans le premier chapitre ne l’est pas non plus, et le fait que la problématique économique soit presque toujours associée à la problématique épistémologique l’est encore moins.
Enfin, en ce qui concerne le mouvement de la Responsabilité Sociale, nous devons signaler au lecteur que nous sommes partisans d’une institutionnalisation de celle-ci, avec tous les outils de régulation à notre disposition, par la loi, le marché, l’éducation, la discussion, la mutualisation, la normalisation, etc. L’étape actuelle fondée sur des « démarches volontaires » nous semble donc une étape nécessairement transitoire vers une orientation des marchés et des sciences plus affirmée. Nous en apportons la justification au long de la réflexion. Quant au lecteur philosophe, il verra que nous nous rattachons à la tradition kantienne, raison pour laquelle le troisième chapitre s’oriente clairement vers une fondation de type transcendantal, les travaux de Karl-Otto Apel sur l’éthique de la discussion comme éthique de la responsabilité reliée à l’histoire, et la recherche d’une médiation entre la raison instrumentalestratégique et la raison morale. Mais notre démarche n’est pas strictement spécialisée et ne répond pas à toutes les exigences d’érudition et de clarification, par le recours à l’histoire de la philosophie, qu’on attend généralement d’un travail philosophique entre philosophes. Car c’est avec le gestionnaire que nous voulons aussi dialoguer.
Le philosophe est un citoyen, rien d’autre, mais un citoyen qui veut être pleinement citoyen, avec tous les autres, dans l’amour de la citoyenneté et de l’universalité, qu’il sait rares et difficiles. Il est riche du dialogue avec des auteurs de l’histoire de la philosophie, ce qui lui permet de faciliter le dialogue entre ses contemporains, à la lumière des dialogues passés et des chemins qu’ils ont tracés, balisés, ouverts ou condamnés. Nous espérons y avoir un peu réussi, notamment à propos du dialogue entre les sciences de gestion et la philosophie. Notre travail s’adresse en général à des personnes qui ont déjà une certaine fréquentation de la Responsabilité Sociale, qui en ont saisi les promesses et se sont fatiguées de ses poncifs, car il n’y a pas ici de présentation du mouvement de la Responsabilité Sociale, seulement une exposition de son concept et une recherche de ses fondements éthiques. Il s’adresse aussi à ceux qui veulent trouver de nouvelles médiations éthiques et politiques entre le devoir être et l’histoire, vaste public potentiel donc, au-delà des seuls milieux des philosophes et du management. La philosophie, comme la poésie, n’a pas de domaine propre, elle va où elle veut. Socrate allait sur le marché parler avec les gens. Peut-être est-il temps de se rappeler Merleau-Ponty, qui disait qu’il fallait se rappeler Socrate.
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Table des matières
PREFACE : LA RESPONSABILITE SOCIALE COMME SOLUTION PLUTOT QUE COMME PROBLEME
1. POSITION DU PROBLEME
1. Changement d’histoire : Un nouveau monde insoutenable
2. L’insoutenabilité est un problème moral à traiter moralement
3. Problème général : Insoutenabilité et responsabilité politique collective
4. Emergence d’une nouvelle éthique universelle de la soutenabilité
5. Soutenabilité et gouvernance
6. Le problème philosophique d’une responsabilité globale
7. Déficit de motivation morale pour une responsabilisation globale
8. Nécessité de dépasser les frontières étroites de la responsabilité morale
9. Nécessité de redéfinir les frontières de la responsabilité juridique
10. Le problème stratégique de la responsabilité globale
11. Le nouveau risque du déficit de pouvoir politique et la crise de responsabilité
12. Possibilité d’une politique responsable : prendre du pouvoir sur notre puissance
13. Hypothèse de travail : la Responsabilité Sociale comme moyen d’opérationnaliser la responsabilité globale
2. VERS UNE SOLUTION SOCIALE : RESPONSABILITE SOCIALE ET REGULATION HYBRIDE
14. De l’idée d’une « solution sociale »
15. La solution au problème de la responsabilité globale
16. Le problème d’une définition de la « Responsabilité Sociale »
17. La voie sans issue d’une conception « chosifiée » du social
18. Pour une définition réflexive de la responsabilité de la société pour ellemême
19. L’ ISO 26000 et la cohérence du concept de Responsabilité Sociale
20. La timide victoire de la RSE
21. La Responsabilité Sociale des Entreprises et ses dilemmes « philosophiques »
1. Premier dilemme de la légitimité de la RSE : Etre ou ne pas être ?
2. Deuxième dilemme du sens de la responsabilité : engagement ou imputation ?
3. Troisième dilemme de la RSE : volontaire ou obligatoire ?
4. Quatrième dilemme : Quel rôle pour les parties prenantes ?
5. Cinquième dilemme de la RSE : au singulier ou au pluriel ?
6. Sixième dilemme de la RSE : atténuer les effets négatifs du système ou changer de système ?
22. Résolution des dilemmes de la RSE : penser avec et audelà de l’ISO 26000
1. Solution du premier dilemme : la RSE doit être
2. Solution du deuxième dilemme : la RSE est une responsabilité‐imputation redevable
3. Solution du troisième dilemme : la RSE doit être institutionnalisée aussi par la loi
4. Solution du quatrième dilemme : la coresponsabilité des pouvoirs en interlocution, et non pas la prise en compte des parties prenantes
5. Solution du cinquième dilemme : coresponsabilité entre toutes les organisations
6. Solution du sixième dilemme : coresponsabilité politique pour une autre société
23. Evolution future du mouvement de la RSE : société soutenable par régulation hybride
24. De la subpolitique des sciences et entreprises à la politique de soutenabilité par les sciences et les entreprises
25. Responsabilité Sociale des Sciences et impacts épistémiques de l’intelligence aveugle
26. Pour une régulation hybride ample et riche : autorégulations et hétérorégulations
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