Les fondements épistémologiques de la Nahegeometrie d’Hermann Weyl

Une reconstruction de la philosophie de l’espace-temps d’Hermann Weyl

   Le travail qui suit traite de la conception de l’espace-temps développée par Hermann Weyl dans la période s’étendant de 1917 à 1923. Cet auteur a été choisi à la fois pour la profondeur de ses travaux scientifiques en mathématiques et en physique, étant reconnu comme un des plus grands mathématiciens de son temps, mais aussi pour le rapport privilégié qu’il entretient avec la philosophie. Non seulement cet auteur est un connaisseur de la philosophie qui sait tenir à l’occasion le rôle d’historien ou de vulgarisateur de la pensée philosophique. Mais, il se sert en outre de la philosophie à l’intérieur même de son travail scientifique, soit en héritant de certaines postures philosophiques de la tradition, soit en produisant de nouvelles réflexions philosophiques sur les théories scientifiques en cours de développement ; réflexions nourrissant à leur tour la création scientifique. La période 1917-1923 sur laquelle porte notre travail est caractérisée dans la carrière intellectuelle d’Hermann Weyl par une focalisation sur la théorie de la relativité générale et sur les fondements de la géométrie différentielle. Il faut cependant mettre à part quelques articles et une monographie très importante, Le Continu, où Hermann Weyl montre un intérêt renouvelé pour les fondements des mathématiques pures, c’est-à-dire de l’arithmétique et de l’analyse. Comment expliquer la juxtaposition de ces deux intérêts apparemment éloignés ? Notre entrée dans l’étude de la philosophie de l’espace-temps d’Hermann Weyl s’est faite par le biais de cette interrogation ; cette juxtaposition étant problématique dans la mesure où ces deux tâches semblaient reposer sur des positions philosophiques à première vue opposées. D’un côté, les travaux d’Hermann Weyl de cette période sur les fondements de l’analyse situent sa pensée dans la lignée des penseurs idéalistes. En effet, aucune référence à une réalité mathématique transcendant l’esprit humain ne doit être invoquée selon lui pour justifier les procédés mathématiques de démonstration et de construction. Les objets mathématiques n’existent qu’en tant qu’ils sont saisissables par nos facultés cognitives. Ainsi, dans Le Continu, Hermann Weyl refuse d’admettre dans son ontologie toute entité mathématique qui ne serait pas le fruit d’une construction conceptuelle à partir des données immédiates de notre intuition. Aussi soutient-il une position définitionniste et prédicativiste sur les ensembles de rationnels qui servent à définir les nombres réels. C’est-à-dire qu’il accepte uniquement les ensembles qui sont, premièrement, définissables par une formule et, deuxièmement, tels que cette formule définitoire ne fasse intervenir aucune totalité ensembliste à laquelle appartienne l’ensemble à définir. Pour légitimes qu’elles puissent paraître, chacune de ces restrictions place Hermann Weyl en opposition avec la lecture platonisante accompagnant communément la théorie des ensembles de Georg Cantor, qui commençait déjà à s’imposer à l’époque comme le cadre naturel pour développer l’analyse mathématique. Sans doute, cet état d’esprit idéaliste à l’égard des fondements de l’analyse présent dans Le Continu, prend une forme encore plus radicale en 1920 lorsqu’Hermann Weyl rejoint momentanément le courant intuitionniste de L.E.J. Brouwer. D’un autre côté, les travaux d’Hermann Weyl sur la géométrie différentielle et la théorie de la relativité générale participent à asseoir définitivement une certaine vision des structures métriques qui semble à première vue ôter toute possibilité d’une épistémologie idéaliste concernant la notion d’espace. En remplaçant le cadre de la géométrie euclidienne ou, d’une façon plus générale, le cadre des géométries qu’on appelle « synthétiques », par le cadre de la géométrie différentielle, Hermann Weyl se place dans la lignée moderne de la géométrie où les structures métriques de l’espace cessent d’être parfaitement rationalisables et fixées définitivement par une axiomatique. La notion même d’espace de Riemann, sous-jacente à la théorie de la relativité générale, ne définit pas une structure métrique unique mais plutôt une famille d’espaces courbes au sein de laquelle la raison pure seule ne peut établir de discrimination. Ce fait avait déjà été établi par l’analyse épistémologique du mathématicien Bernhard Riemann, qui appelait de ce fait la science physique au secours des mathématiques pures, comme seul mode de connaissance susceptible d’achever la caractérisation de la métrique. Selon l’interprétation d’Hermann Weyl, la théorie d’Albert Einstein répond, plus de 60 ans après, à cet appel riemannien. Albert Einstein nous apprend en définitive que ce sont les lois de la gravitation qui achèvent la détermination de la métrique en exprimant comment la courbure de l’espace dépend localement du contenu de l’espace, par des lois physiques invariantes. Cette lignée dans laquelle s’inscrit le travail d’Hermann Weyl le conduit donc à refuser tout idéalisme transcendantal de l’espace dans le sens d’une doctrine qui prêterait à l’esprit la capacité et la légitimité d’imposer un cadre métrique rigide comme celui d’Euclide, pouvant être fixé une fois pour toute par une axiomatique, et s’étendant sur la totalité du monde physique. Parce qu’Hermann Weyl comprenait de cette manière la thèse de l’idéalisme transcendantal telle qu’elle était défendue par Immanuel Kant, il voulait se démarquer de la philosophie de l’espace du philosophe allemand, encore si présente dans le milieu académique allemand du début du vingtième siècle. Au contraire de ce qui a lieu dans son travail sur les fondements de l’analyse, il semble donc qu’Hermann Weyl ne puisse donner de fondement à la notion de mesure spatiale, sans la référence à une réalité extérieure qui s’impose à nous : la métrique comme un champ physique dynamique dont les lois d’évolution nous sont découvertes par l’expérience.

De la formation d’Hermann Weyl, on a retenu les traits saillants qui suivent

   D’une part, sur le plan des échanges intellectuels, Hermann Weyl gardera depuis sa formation un rapport constant avec le milieu des penseurs de Göttingen. Skuli Sigurdsson montre que la communauté des penseurs liés à l’université de Göttingen, et qui ont influencé la pensée d’Hermann Weyl, est large. Il faut penser aussi bien aux professeurs qu’il a directement rencontrés à cette époque ou dont il a même suivi les cours (notamment : David Hilbert, Hermann Minkowski et Felix Klein), aux étudiants qu’il a côtoyés (notamment : Max Born et Richard Courant), aux professeurs qui sont venus travailler à Göttingen par la suite mais avec lesquels Weyl a pu avoir des échanges intellectuels (Emmy Noether, ou Wolfgang Pauli), mais aussi aux grands penseurs de Göttingen du XIXème siècle qui avaient laissé leur empreinte dans la façon dont la science y était pratiquée. Nous pensons ici avant tout à Carl Friedrich Gauss et à Bernhard Riemann. A toutes ces personnes qui ont travaillé dans le milieu de Göttingen, et qui ont constitué une part prépondérante des échanges intellectuels d’Hermann Weyl, Skuli Sigurdsson ajoute certains penseurs qui ne faisaient pas partie à proprement dit de l’université de Göttingen, mais qui entretenaient avec Hermann Weyl des rapports réguliers. Sur le plan de la méthodologie scientifique, ce contexte des penseurs de Göttingen est caractérisé par une interaction forte entre mathématiques et sciences physiques. C’était bien le milieu des mathématiciens de Göttingen et non pas celui des physiciens que Weyl fréquentait avant tout. Malgré cela, son contact avec la physique était permanent en tant que les grandes figures mathématiques de Göttingen (David Hilbert en tête, mais aussi Hermann Minkowski et Felix Klein) croyaient chacun à leur manière en une forte interaction entre la physique et les mathématiques, héritage notamment de l’approche de Friedrich Gauss et de Bernhard Riemann. Nous ne voulons pas dire ici que ces auteurs défendaient une position épistémologique identique concernant les rapports entre mathématiques et physique. Nous soulignons simplement, toujours avec Skuli Sigurdsson, qu’Hermann Weyl a appris à pratiquer la science dans un milieu où on considérait que les mathématiques ne pouvaient être pleinement fécondes qu’en interaction avec la science physique. De par l’importance que ces penseurs conféraient à cette interaction, on peut dégager une posture générale caractéristique du milieu de Göttingen, que nous appellerons avec Skuli Sigurdsson « réalisme de Göttingen ».

La « posture réaliste » à Göttingen

   Ce lien entre mathématiques pures et science physique à Göttingen avait pour cadre une certaine posture épistémologique que nous appellerons avec Skuli Sigurdsson « réalisme de Göttingen » et que nous allons caractériser. Précisons tout de suite qu’il s’agit moins d’une position épistémologique parfaitement déterminée, que l’on retrouverait à l’identique chez les différents membres du réseau de penseurs de Göttingen, que d’une attitude caractéristique de ce milieu et que l’on voit se décliner de diverses manières. Cette posture épistémologique consiste en une forte croyance en la capacité des mathématiques pures à fournir une connaissance des structures intimes du réel. De fait, on trouve de nombreux témoignages de penseurs de l’époque, en particulier (mais pas seulement) de la part demembres du réseau de Göttingen, selon lesquels leurs recherches étaient guidées par une telle croyance. Bien que les mathématiques soient un constituant essentiel de cette posture réaliste, il ne s’agit pas de l’interpréter au sens de ce que nous appelons de nos jours «un réalisme (ou platonisme) mathématique », c’est-à-dire une position qui consiste à expliquer la fécondité des mathématiques par la référence à un univers mathématique indépendant de notre esprit et du monde sensible que le mathématicien ne ferait que découvrir. En fait, l’attitude que nous cherchons à caractériser ne concerne pas les mathématiques de façon isolée mais dans leur rapport à la nature. Il s’agit d’une croyance dans le fait que le développement des mathématiques, à partir de considérations qui leurs sont propres, a un rôle essentiel à jouer pour atteindre une connaissance des structures intime de la réalité physique. Cette croyance ne se résume pas à la position, triviale depuis l’avènement de la physique classique avec Galilée, selon laquelle la physique doit s’écrire dans un langage mathématique. Au delà de cela, depuis l’avènement de la physique classique, on observe une progression constante du rôle joué par les mathématiques les plus abstraites et sophistiquées dans la construction du savoir physique. Cette progression s’accélère de façon brutale avec la réussite des deux théories de la relativité (1905 puis 1915) et se confirme avec la mécanique quantique, une décennie plus tard. Les mathématiques ne se contentent plus d’apporter la précision à la description des systèmes physiques en introduisant la notion de quantité, et d’exprimer les lois de la physique par des fonctions simples à variables réelles reliant les grandeurs physiques. Les mathématiques permettent désormais, en outre, de découvrir des relations qualitatives insoupçonnées entre les diverses grandeurs physiques par un travail de mise en évidence de structures abstraites. Prenant acte de cette nouvelle place des mathématiques dans l’économie du savoir physique, les penseurs de Göttingen contemporains d’Hermann Weyl minimisaient le rôle de l’expérimentation en physique et favorisaient les recherches mathématiques pures les plus abstraites. Il s’agissait de produire des structures mathématiques toujours plus générales et parmi lesquelles il s’agissait ensuite de déterminer celles qui se trouvaient instanciées réellement dans la nature. Ces nouvelles constructions mathématiques générales devaient permettre d’unifier le domaine des sciences exactes (mathématiques pures, géométrie, science physique). Sur le plan de la recherche de ces généralisations mathématiques unificatrices, les penseurs de Göttingen suivaient la voie que leur avait tracée leur illustre prédécesseur Bernhard Riemann au milieu du XIXème siècle. En généralisant la notion d’espace et de géométrie par le biais d’une notion différentielle de métrique, celle qui correspond à la structure appelée désormais « espace de Riemann », celui-ci avait non seulement contribué à une union plus étroite de la géométrie avec l’analyse mathématique, mais avait donné également la base sur laquelle pouvait être réunies la géométrie et la science physique. Bernhard Riemann avait déjà l’intuition que sa notion d’espace pouvait œuvrer à une telle unification, même s’il faudra attendre la théorie de la relativité générale pour voir véritablement cette idée à l’œuvre. C’est du moins l’interprétation que propose Hermann Weyl au moment où il construit sa propre conception de l’espace-temps.

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Table des matières

Introduction
Partie I. Le contexte intellectuel de la formation d’Hermann Weyl
1. L’approche des sciences dans l’école de Göttingen
2. Hermann Weyl et la philosophie
3. La période 1917-1923 et la constitution du problème de l’espace
4. Annexe : Traduction des deux principaux textes d’Espace-Temps-Matière où Hermann Weyl thématise sa conception des rapports entre la philosophie, les sciences de l’espace et leurs histoires respectives
Partie II. Réflexions philosophiques sur l’aspect mathématique des relations spatiales
1. Délimitation de la notion mathématique d’espace
2. L’espace mathématique comme forme
3. L’objectivité géométrique comme abstraction du sujet-coordonnées
4. Les éléments idéalistes dans la notion mathématique d’espace
5. Annexe : Comment caractériser la nature spatiale d’une grandeur ?
Partie III. Réflexions philosophiques sur l’aspect physique des relations spatiales
1. L’interaction entre l’Espace-Temps et la Matière comme problème pour une interprétation idéaliste de la théorie de la relativité générale
2. La matière, facteur de détermination de la métrique
3. Exclusion de la métrique hors de la notion d’espace
4. Annexe 1 : Détermination de la nature de la métrique dans les Hypothèses qui servent de fondement à la géométrie
5. Annexe 2 : Jusqu’à quel point les relations métriques sont déterminées par la répartition de l’énergie-impulsion dans la théorie d’Einstein ?
6. Annexe 3 : Comment répondrait-on à l’argumentation d’Hermann Weyl de la boule d’argile en théorie de la relativité générale ?
Partie IV. Un idéalisme à la sphère d’influence limitée : l’Epistémologie de la Nahegeometrie
1. Les fondements épistémologiques de la Nahegeometrie : l’infinitésimal comme domaine d’influence légitime de la raison
2. La reconstruction de la géométrie selon le programme de la Nahegeometrie
3. La Nahegeometrie, fondement de la physique des champs
4. Annexe Comment caractériser la nature spatiale d’une grandeur dans un espace de Weyl?
CONCLUSION
Bibliographie
Ouvrages de référence
Ouvrages seulement consultés ou secondaires par rapport à notre problématique

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