Les fondements de l’élasto-capillarité
La tension de surface
Un film de savon, une goutte de pluie qui ruisselle sur la vitre, le blanc d’œuf monté en neige, une bulle d’air qui remonte à la surface d’un liquide… Tous ces phénomènes ont un point en commun : leur forme est sculptée par l’effet de la tension de surface. La tension de surface (ou force capillaire) est la manifestation macroscopique de la force cohésive de la matière à l’état liquide. La force cohésive s’exerce à l’échelle atomique, par attraction entre molécules. A l’interface avec une autre phase (qu’elle soit solide, gazeuse ou un autre liquide), l’attraction subie par les molécules n’est pas la même que celle qui s’exerce sur les molécules à l’intérieur du volume. Il en résulte que toute interface se comporte comme si elle était mise sous tension, à l’égal d’une peau de tambour. L’intensité de cette tension, par unité de longueur, est notée γ : c’est la tension de surface. Les recherches sur la capillarité sont relativement récentes. D’abord perçue comme une anomalie dans la formulation de la mécanique classique (voir, par exemple, la query 31 parmi les questions ouvertes laissées par Isaac Newton dans Optiks (Newton, 1704)), la capillarité a été l’objet des travaux précurseurs de James Jurin et Francis Hauksbee, qui ont observé la montée d’un liquide entre deux parois solides, ou dans des tubes de faible diamètre. C’est seulement au début du XIXe siècle, avec le travail de Thomas Young et de Pierre Simon de Laplace, que se mettent en place une compréhension plus complète et le formalisme mathématique nécessaire pour décrire les phénomènes capillaires (Pomeau & Villermaux, 2006). Young en particulier s’est intéressé aux phénomènes capillaires lors de l’interaction entre les différents états de la matière. On lui doit les premières recherches sur le problème d’un liquide en contact avec une surface solide et de l’angle de contact, comme on verra plus avant. De son côté, Laplace a expliqué en premier la relation qui existe entre la géométrie d’une interface liquide et la contrainte qu’elle engendre, qui se traduit par la loi qui porte son nom :
la pression à l’intérieur du liquide est égale à la pression à l’extérieur plus la surpression due à la courbure totale κ de l’interface : pint = pext + γκ . (1.1)
Les courbes élastiques
Il est difficile de remonter à l’origine de l’idée de résistance d’un matériau : de l’Egypte Ancienne à la Renaissance, en passant par le Moyen-Age, les constructions et les propriétés des matériaux ont toujours été l’objet d’intérêt et d’étude. Mais ce n’est qu’au XVIIe siècle, avec Galilée d’abord et Robert Hooke ensuite (uc tensio, sic vis), qu’une approche scientifique moderne se met en place. Dans ce manuscrit, nous nous intéressons surtout à l’étude des structures unidimensionnelles (poutres, tiges…), c’est-à-dire des structures dont une dimension (dite longueur) est beaucoup plus grande que les deux autres. On peut associer à ces structures le formalisme mathématique des courbes élastiques. Ce formalisme doit ses origines à l’application du calcul différentiel et variationnel au problème élastique, application faite par Jacob et Daniel Bernoulli, et surtout par Leonard Euler (Timoshenko, 1983).
La longueur élasto-capillaire
La force capillaire peut être responsable d’une déformation de flexion d’une tige. Pourtant, l’intuition nous suggère qu’une lamelle métallique d’épaisseur millimétrique ne se laisse pas déformer par une goutte d’eau. Pour que la force capillaire puisse déformer une tige élastique, il faut que cette dernière soit suffisamment flexible. Il est possible de quantifier la flexibilité nécessaire pour que la déformation ait lieu avec un argument énergétique simple (Neukirch et al., 2007; Roman & Bico, 2010). Considérons une tige élastique (figure 1.4) de longueur 2πR, avec une section rectangulaire d’épaisseur e et largeur w ; le module de rigidité en flexion est B = EI, avec E le module de Young et I le moment quadratique de la section. La tige est en contact avec un cylindre rigide, de rayon R et hauteur w, entièrement couvert d’un liquide de tension de surface γ. Que se passe-t-il quand la tige entre en contact avec le cylindre ? Deux scénarios sont possibles : dans le premier, la tige est rigide et ne se déforme pas (figure 1.4-a). L’énergie du système correspond à l’énergie de surface libre Eγ ∼ γRw. Dans le deuxième scénario, la tige est très flexible et se déforme pour recouvrir entièrement la surface mouillée du cylindre (figure 1.4-b). La surface libre a été éliminée, mais cela a un coût élastique : l’énergie de flexion est Ee ∼ EI R2 R. La figure 1.5 montre, en fonction de R, l’énergie du système dans les deux cas. Tant que R est petit, le minimum d’énergie est donné par Eγ (la tige reste droite), alors que pour de grands R le minimum correspond à Ee (la tige recouvre le cylindre).
Applications et enjeux
Les interactions élasto-capillaires se manifestent dans des contextes divers et variés. Parfois, les phénomènes d’interactions élasto-capillaires sont visibles à l’œil nu, parfois ils nécessitent de techniques d’acquisition sophistiquées (microscopes pour accéder aux échelles submillimétriques, ou outils d’imagerie rapide pour saisir les événements à très courte durée). Dans les premières études, et surtout dans le contexte technologique, l’interaction élasto-capillaire était vue comme un phénomène parasite, à éviter à tout prix en tant que cause d’endommagement des structures sensibles (Mastrangelo & Hsu, 1993). Ce n’est que plus récemment que des études ont élargi le domaine d’application de ces interactions, et fait apparaitre leur rôle constructif (Syms et al., 2003; Roman & Bico, 2010).
La forme des cheveux mouillés qui se plient pour former des touffes (Bico et al., 2004), ou encore les poils d’un pinceau à la sortie d’un pot de peinture (figure 1.6-a) sont des exemples d’interactions élasto-capillaire du quotidien. Les formes d’équilibre d’un fil élastique qui soutient un film de savon sont aussi gouvernées par une interaction élasto-capillaire (Giomi & Mahadevan, 2012). La montée capillaire, régie par la loi de Jurin quand la conduite est rigide, réserve des surprises quand les parois du canal sont flexibles. La dépression qui existe dans le liquide par rapport à l’extérieur peut en effet induire une déformation des parois. On observe en particulier une diminution de la section du conduit, ce qui entraine le liquide encore plus haut que ce qu’on pourrait prévoir avec une analyse classique (Kim & Mahadevan, 2006). Il en est de même pour un liquide qui imbibe un canal horizontal (Aristoff et al., 2011). Parfois, la déformation des parois élastiques est telle qu’elle bouche le conduit : c’est le cas de certains système lab-on-a-chip avec des murs flexibles, ou de nanotubes de carbone creux et remplis de liquide (van Honschoten et al., 2007; Yang et al., 2010). Ce phénomène peut aussi se produire dans les voies respiratoires (White & Heil, 2005), quand la tension de surface du mucus, qui couvre les parois des bronches, forme des ponts capillaires qui obstruent le trajet de l’air (figure 1.6-d). Dans certaines structures élancées, la déformation est la conséquence d’un flambage de poutre, sous l’action de la tension de surface, lorsque la structure cherche à percer une interface liquide (Neukirch et al., 2007). C’est le cas, par exemple, d’une protéine qui croit dans une vésicule lipide quand sa longueur excède la taille du conteneur (Cohen & Mahadevan, 2003).
On l’observe aussi, et avec un effet destructeur, sur des surfaces nanotexturées immergées dans un bain liquide qui s’évapore (Lau et al., 2003; Chakrapani et al., 2004) : au moment du contact avec l’interface liquide, le flambage des nanostructures détruit la distribution ordonnée en forêt et conduit à la formation d’amas de nanotubes, en forme de réseaux cellulaires ou de tente conique (figure 1.6-b-c). L’interaction élasto-capillaire est astucieusement employée par les araignées dans la construction des toiles (Vollrath & Edmonds, 1989). Un film de liquide visqueux est déposé par l’araignée sur la soie qui constitue la toile, et ce film peut se déstabiliser en petites gouttelettes (instabilité de Rayleigh-Plateau). Lorsque la toile est mise sous tension et rapidement relâchée, par exemple après l’impact d’un insecte, on observe une accumulation du fil à l’intérieur des gouttelettes (figure 1.6-e). Cette réserve de fil stocké dans les gouttes permet à la toile d’amortir plus facilement les chocs qu’elle peut subir.
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Table des matières
Introduction
1 Elasticité et capillarité
1.1 Les fondements de l’élasto-capillarité
1.1.1 La tension de surface
1.1.2 Les courbes élastiques
1.2 L’interaction élasto-capillaire
1.2.1 Déformer un solide avec une goutte
1.2.2 La longueur élasto-capillaire
1.2.3 Applications et enjeux
2 Origami capillaires dynamiques
2.1 Introduction
2.2 Le dispositif expérimental
2.2.1 La mise en place de l’expérience
2.2.2 Le polymère
2.2.3 Le support superhydrophobe
2.3 L’origami dynamique
2.3.1 Repliement
2.3.2 Sélection de forme dynamique
2.4 Repliement d’une lamelle élastique
2.4.1 Gravité et bistabilité
2.4.2 La dynamique de repliement
2.4.3 Le diagramme de phase
2.5 Observations expérimentales
2.5.1 Comportement de la ligne de contact
2.5.2 Relation entre We et ∆¯
2.5.3 L’angle de contact et le mécanisme de repliement
2.5.4 Deux échelles de temps
2.5.5 Pinch-off et goutte satellite
2.6 Conclusion
3 Modélisation du repliement élasto-capillaire
3.1 Introduction
3.2 Vers une approche 2D
3.2.1 Superposition des effets dans les directions x et z
3.2.2 Aire de l’interface
3.3 Une première modélisation
3.3.1 Décomposition en éléments discrets
3.3.2 Validation du modèle
3.3.3 Le problème du repliement capillaire
3.3.4 Conclusion et perspectives
3.4 Un modèle plus élaboré
3.4.1 Les ingrédients du modèle
3.4.2 Le diagramme de phase numérique
3.4.3 Conclusion
4 Le ménisque élasto-capillaire
4.1 Introduction
4.2 Longueurs caractéristiques
4.3 Le dispositif expérimental
4.3.1 Une cellule de Hele-Shaw
4.3.2 Les matériaux employés
4.4 Observations expérimentales : équilibre et rupture
4.5 Description théorique
4.5.1 Partie liquide
4.5.2 Partie élastique
4.5.3 Fermeture du problème
4.5.4 Une équation pour une seule variable
4.5.5 Equations sans dimension
4.6 Comparaison entre prévisions théoriques et expériences
4.6.1 La forme du ménisque élasto-capillaire
4.6.2 Une succession d’états d’équilibre
4.6.3 L’angle critique
4.6.4 Le rôle de la tension de surface
4.7 Comportement universel des lamelles très longues
4.7.1 Solution externe et couche limite
4.7.2 L’élasticité seule s’oppose à la force hydrostatique
4.7.3 La capillarité seule s’oppose à la force hydrostatique
4.7.4 Capillarité et élasticité s’opposent à la force hydrostatique
4.8 Effets tridimensionnels
4.8.1 Mesure de l’angle de contact aux parois
4.8.2 Correction des équations
4.8.3 Rupture du système par invasion d’air latérale
Conclusion
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