LES FEMMES SONT-ELLES CANTONNÉES À DES BIBLIOTHÈQUES SPÉCIFIQUES?

LES FEMMES SONT-ELLES CANTONNÉES À DES BIBLIOTHÈQUES SPÉCIFIQUES?

Questionnements et organisation de la réflexion.

Avec l’ensemble des travaux de recherches, couvrant tous les aspects du sujet, et les sources de la littérature professionnelle, il est possible de répondre à la question suivante : comment le regard porté sur les femmes bibliothécaires dans la littérature professionnelle a-t-il évolué du début du XXe siècle aux années 1970 ? A-t-on assisté à une légitimation progressive des femmes ? De cette problématique principale découlent d’autres problèmes : les femmes sont-elles perçues comme faites pour des secteurs ou types de bibliothèques en particulier ? Le portrait de la bibliothécaire idéale est-il conforme à celui de la « bonne travailleuse » décrit par les guides de carrières féminines au fil des années ? Ces questionnements amènent un besoin de définitions des enjeux du sujet. Le premier d’entre eux est de déterminer le regard porté sur les femmes bibliothécaires à leurs débuts dans la profession : sont-elles vues comme des auxiliaires ou des professionnelles à part entière ? Pour cela, il conviendra de prendre plusieurs points de vue : les carrières féminines, l’influence du CARD avec Jessie Carson ou encore la professionnalisation des bibliothécaires. Ensuite, il s’agira de déterminer l’aire d’influence des femmes.

Dans quelle mesure sont-elles considérées autant compétentes que les hommes et à quel moment ? Enfin, le dernier enjeu sera d’inscrire le regard porté sur les femmes bibliothécaires dans un regard plus général sur le travail des femmes au XXe siècle. Pour répondre à ces questions il s’agira de développer la réflexion en trois temps bien distincts. La première grande partie se questionnera sur la compétence des femmes pour les tâches bibliothéconomiques. Dans un premier temps, il s’agira d’étudier le regard porté sur les femmes dans la culture et dans les bibliothèques, avec plusieurs questionnements : choisissent-elles les bonnes lectures par rapport aux hommes éduqués ? Lorsqu’elles sont présentes dans les bibliothèques populaires, qui sont des lieux qui veulent éduquer les nouveaux lecteurs aux bonnes pratiques de lecture, sont-elles totalement légitimes et assez cultivées pour être à la hauteur des hommes bibliothécaires traditionnels ? Le second point se demandera quel est le regard porté sur les qualités féminines dans les bibliothèques avec un questionnement sur la place des bibliothèques dans les carrières féminines et ce que les femmes peuvent y apporter et la question de la dévalorisation de la profession par la féminisation.

Enfin, le troisième point abordera le regard sur les femmes éduquées qui deviennent bibliothécaires et le regard que l’on porte sur elles. Il se questionnera également sur l’école américaine des bibliothécaires, instaurée par le CARD, les innovations qu’elle a apportées et les critiques qu’elle a suscitées. Dans une deuxième grande partie il s’agira de se demander si les femmes, du fait des qualités et des rôles qu’on leur reconnaît et dans lesquels elles se définissent, se sont / ont été cantonnées à certains secteurs des bibliothèques. La réflexion se découpera en trois espaces différents : les bibliothèques d’étude (et notamment la bibliothèque nationale), les bibliothèques pour enfants, les bibliothèques centrales de prêts et de lecture publique, et étudiera chaque regard porté sur les femmes qui y travaillent.

Enfin, la troisième grande partie étudiera en deux points la reconnaissance des femmes par leurs pairs dans la littérature professionnelle et dans les postes à responsabilités. Dans un premier grand point, il s’agira d’étudier la place des femmes dans la littérature professionnelle de l’ABF et du BBF, à la fois dans les postes à responsabilités (présidence, secrétariat), dans la proportion d’articles écrits mais aussi dans les sujets des articles. Le deuxième grand point abordera la reconnaissance professionnelle par les postes à responsabilités occupés, les distinctions honorifiques et les qualificatifs qu’on utilise pour les décrire et ce qu’ils engendrent par rapport au regard porté sur elles.

Des femmes qui choisissent la mauvaise lecture par rapport aux hommes éduqués ? Sous l’Ancien Régime, les femmes lectrices se sont généralisées au sein des élites. Cependant, il faut attendre la fin du XIXe siècle pour que les femmes rattrapent leur retard sur les hommes en matière d’alphabétisation. A partir du moment où la lecture des femmes s’est généralisée, les hommes se sont demandé quels livres leurs proposer. L’objectif était d’accompagner les femmes vers des lectures utiles. Cette notion d’accompagnement est très importante car la lecture symbolise le savoir, et le savoir détenu par les femmes peut être potentiellement dangereux. De plus, les femmes qui lisent, même si elles ne font pas étalage de leurs connaissances, sont considérées comme absurdes car cette situation est inadaptée à leur rôle social qui est avant tout domestique. Par exemple, le courant des précieuses (1656- 1720) n’avait pas manqué d’inquiéter les hommes. En effet, ces femmes lettrées se réunissaient secrètement pour parler de leurs lectures (de tous types) et étaient vues comme des juges impitoyables. Ces précieuses étaient très mal perçues par les hommes qui leur prêtaient des ambitions sectaires démesurées.

Elles étaient souvent considérées comme de piètres lectrices qui critiquaient sans avoir véritablement lu6. Cette méfiance perdure au XIXe siècle. Les femmes sont soit considérées comme incapables de lire des livres qui font penser car cela les ennuie profondément (cf : Image p.13), soit elles sont considérées comme dénaturées avec le phénomène des « Bas-bleu ». Ce terme désigne, à l’instar des Précieuses, des femmes qui ont des connaissances littéraires élevées. Cette expression, à l’origine anglo-saxonne (« blue stocking » qui désignait les habitués des salons littéraires présidés par une femme), est utilisée de manière péjorative. Selon le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, les « Bas-Bleu » sont définies comme des « savantes d’une pédanterie ridicule ». En outre, les femmes sont soit ennuyées (donc incompétentes) soit détournées de leur nature par la lecture. Elles doivent, dans cette mesure, être guidées par les hommes. Les lectrices ont en effet une pratique différente de celle des hommes lettrés traditionnels (jusqu’à la fin du XIXe siècle). Ces hommes lisent à la fois des références (dont ils se sont servis pendant leurs études et dont ils se servent encore dans leurs pratiques professionnelles), des livres aux savoirs utiles (comme l’Histoire par exemple), et en dernier lieu, des livres de distractions (les romans en autre) qu’ils ne conservent pas dans leur bibliothèque.

Dans les représentations les femmes lisent deux types de lectures : des lectures pieuses (qui sont bien vues puisqu’elles participent à leur construction morale) et des lectures romanesques (qui sont critiquées puisque non sérieuses). De plus, elles sont dépeintes comme ennuyées par les lectures sérieuses7 dont les hommes lettrés sont friands. C’est pourquoi elles leurs préfèrent les romans, qui leur donnent une échappatoire au quotidien. Dans la littérature, on a souvent l’image de la « vierge folle »8 qui découvre un roman et le relit à l’infini, sans s’intéresser à d’autres lectures. Dans les représentations, les femmes semblent donc naturellement attirées par la lecture de distraction car elles sont profondément ennuyées (et incapables de les lire puisqu’elles s’endorment) par les livres qui stimulent la raison plus que les émotions. Ainsi, on peut dire que « par nature » elles font naturellement les mauvais choix de lectures. Les hommes lettrés qui par leur éducation savent utiliser les pratiques de lectures ont le devoir de les diriger vers des ouvrages de morale spécialement faits pour les femmes afin de les guider dans leur conduite de chrétienne, de fille, d’épouse ou de mère, pour que leurs lectures ne soient pas vaines. Ainsi, la lecture devient une activité à encadrer : l’homme lettré doit accompagner sa partenaire vers les bons livres.

Des femmes présentes dans des bibliothécaires populaires : des lieux de cultures illégitimes ?

Les bibliothèques populaires sont destinées par essence « au peuple »13 (dans ce sens, tout ceux qui n’ont pas un accès égal aux bourgeois à la lecture). Elles se développent à la fois dans l’idéologie du citoyen-lecteur (et donc de l’accès à la lecture pour tous et pour toutes) et à la fois dans la crainte du potentiel subversif des lectures populaires, qu’il faut, par conséquent, encadrer et moraliser très fortement. Les idées de la Révolution ont donc fait leur chemin et s’incarnent dans ces bibliothèques populaires. Le but est l’acculturation par l’écrit des usagers de ces institutions. On leur fournit à la fois des méthodes pédagogiques pour le développement de l’alphabétisation, ou les nourrit de livres convenables14. Des initiatives privées sont prises dans cette lignée. Elles émanent le plus souvent des Eglises soucieuses de lutter contre les livres immoraux qui détournent les lecteurs des voies morales de conduites. Elles peuvent également venir d’associations, d’entrepreneurs ou encore d’initiatives publiques des municipalités ou de l’Etat. Afin de limiter les dérives, le ministère de l’éducation met en place une circulaire en 1864, qui fixe les conditions d’ouverture de toute bibliothèque : le président doit être agréé par le préfet, le catalogue des collections est soigneusement étudié pour éviter tous risques immoraux et l’assemblée des sociétaires doit être autorisée15.

Il y a donc une volonté de guider les lecteurs et les lectrices vers les bonnes lectures et pas celles sensationnelles dont le peuple est friand et que les éditeurs fournissent désormais en grande quantité à bas prix. L’idée est de proposer des livres gratuits qui sont de bonnes lectures. Les bons livres sont définis par deux objectifs pour le lectorat populaire : ils doivent instruire et moraliser. En outre, ces institutions reprennent le modèle des bibliothèques publiques de la Révolution que Louis Fontaine de Saint-Fréville, en 1791, définissaient comme des lieux débarrassés des mauvaises lectures : « tout livre de controverse, tout livre peu décent, tout écrit en un mot qui pourrait égarer leur esprit, corrompre leur jugement et leur coeur en sera scrupuleusement banni »16. Les bibliothèques ne sont donc plus seulement des lieux de ressources, ce sont aussi des lieux de culture qui doivent initier et amener vers les bonnes lectures.

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Table des matières

INTRODUCTION
1. Contextualisation et intérêt du sujet
2. Etat de l’Art
3. L’étude de cas : la littérature professionnelle
4. Questionnements et organisation de la réflexion.
PARTIE I : LES FEMMES SONT-ELLES COMPÉTENTES POUR TOUTES LES TÂCHES BIBLIOTHÉCONOMIQUES ?
1. Traditionnellement, les femmes sont-elles reconnues comme légitimes
dans la culture et dans les bibliothèques ?
1.1. Des femmes qui choisissent la mauvaise lecture par rapport aux hommes éduqués ?
1.2. Des femmes présentes dans des bibliothécaires populaires : des lieux de cultures illégitimes ?
2. Des qualités féminines à mettre en oeuvre dans les bibliothèques ?
2.1. Des femmes uniquement utiles et compétentes pour accueillir le public ?
2.2. Les nouvelles missions et la féminisation sont-elles synonymes d’une désacralisation des vertus viriles de la profession ?
3. Des femmes autant qualifiées que les hommes pour devenir bibliothécaire ?
3.1. Les études faites par les femmes bibliothécaires sont-elles autant légitimes que celles des hommes ?
3.2. L’école américaine des bibliothécaires de Jessie Carson : entre critiques et reconnaissance dans littérature professionnelle.
PARTIE II : LES FEMMES SONT-ELLES CANTONNÉES À DES BIBLIOTHÈQUES SPÉCIFIQUES?
1. Quelle est la place faite aux femmes dans les bibliothèques d’études ?
1.1. La bibliothèque nationale : un monde d’hommes inadapté aux femmes ?
1.2. Quelques pionnières à la Bibliothèque Nationale.
2. Les bibliothèques pour enfants : un lieu cerné par les femmes ?
2.1. Les bibliothèques pour enfants, un secteur culturel non légitime ?
2) L’Heure Joyeuse : une bibliothèque pour enfants légitime ?
3. Des actions novatrices reconnues par la profession.
3.1. Les BCP et les bibliobus : des innovations majeures saluées par la profession
3.2. Des femmes expertes en lecture publique ?
PARTIE III : QUELLE PLACE EST DONNÉE À L’EXPERTISE DES FEMMES DANS LA PROFESSION ?
1. La présence des femmes dans la littérature professionnelle : reconnue ou effacée ?
1.1. Les femmes dans les équipes de rédaction de l’ABF
1.2. Etude statistique des articles écrits par les femmes dans les revues professionnelles.
1.3. Dans le BBF, les femmes ont-elles les mêmes sujets d’expertises que les hommes ?
2. Le regard porté sur les conservatrices dans la littérature professionnelle
2.1. Le regard porté sur les femmes bibliothécaires aux postes de gestion.
2.2. Distinctions honorifiques
2.3. Les appellations dans la littérature professionnelle
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
1. Sources
1.1. OUVRAGES SPECIALISES
1.2. ARTICLES
1.3. NECROLOGIES
2. HISTOIRE DE LA LECTURE
2.1. GENERALITES
2.2. OUVRAGES SPECIFIQUES
3. HISTOIRE DES BIBLIOTHEQUES
3.1. GENERALITES
3.2. ARTICLES
3.3. THESES ET MEMOIRES
4. HISTOIRE DES FEMMES ET DU GENRE
4.1. GENERALITES
4.2. OUVRAGES SPECIALISES
4.3. ARTICLES
ANNEXES
TABLE DES ILLUSTRATIONS
TABLE DES TABLEAUX
TABLE DES ANNEXES

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