Les Fatimides au Maghreb : les raisons d’une réussite
L’histoire de ce califat concurrent des Abbassides, puis également des Omeyyades d’al-Andalus à partir de 316/929, a été profondément renouvelée à la fois par la découverte et l’exploitation des documents de la Geniza du Caire et par la (re-)découverte et l’édition de textes ismaéliens , en particulier relatifs à l’histoire des Fatimides au Maghreb. Sur les pas de Wladimir Ivanow , la dimension doctrinale de ce mouvement a retenu l’intérêt d’une partie des spécialistes . Les études spécifiquement consacrées à la partie ifrīqiyenne de l’histoire des Fatimides ont été renouvelées à partir des années 1970 grâce à l’exploitation des œuvres du qāḍī al Nu‘mān . La priorité a alors été donnée à l’histoire politique et institutionnelle. Parallèlement, les relations des ismaéliens avec les sunnites , puis plus récemment avec les ibadites et d’autres courants chiites présents au Maghreb ont également retenu l’attention. Il est aujourd’hui clair que la période ifrīqiyenne est aussi un moment important dans la genèse doctrinale et dans l’explicitation de sa dimension exotérique à destination des non-initiés. Il s’agissait également de passer d’un mouvement manifestement eschatologique à une dynastie faite pour durer dans le temps.
Cette transformation d’un mouvement clandestin, initiatique, très mouvant à une histoire dynastique et un gouvernement dépassant le groupe des ismaéliens ne peut être sous-estimée. Si l’effort théorique, colossal, requis par cette mutation a commencé à être pris en considération, la dimension matérielle et pratique de l’établissement du califat fatimide comme dawla, État, est tout aussi essentielle bien entendu. Elle ne se limite pas à la capacité militaire de l’État qui se met en place. L’histoire maritime et économique du califat fatimide, abordée en partie par S. D. Goitein, dont les travaux sur les documents de la Geniza du Caire ont été prolongés, a ainsi été l’objet d’un essor récent. Ces derniers travaux ont mis en lumière la capacité des Fatimides à élargir et contrôler leur espace géographique en Méditerranée grâce à une force navale puissante, mais aussi les relations étroites qui existaient entre cette politique et l’idéologie impériale de la dynastie.
On peut en effet s’interroger sur la manière dont les Fatimides firent du territoire maghrébin une source de profit afin de réaliser leurs visées politiques et religieuses. C’est à travers une organisation économique, ainsi que le développement d’appareils administratifs que les Fatimides réussirent à mettre en valeur les potentialités économiques de la partie du Maghreb qu’ils contrôlaient au service de leurs visées impérialistes. Ainsi, l’implantation de l’État fatimide au Maghreb (au sens large, Sicile incluse) et ses ambitions tournées vers l’Orient supposaient la capacité des Fatimides à maintenir leur domination sur les territoires conquis et à assurer leur prospérité économique, afin de constituer un trésor de guerre permettant de financer la conquête de l’Égypte. Dans ce contexte, il n’est pas indifférent que les territoires fatimides aient souvent été décrits comme particulièrement riches. Cette image est particulièrement apparente dans l’œuvre tardive d’al-Maqrīzī (m. 846/1442), lorsqu’il décrit par exemple les grandes quantités d’argent consacrées et dépensées au profit de l’armée de conquête de l’Égypte :
En 355/966, le calife al-Mu’izz invita al-Ḥasan b. Muhaḏḏab —le directeur du bayt al-māl- Celui-ci le trouva dans le palais, assis sur un coffre-fort, avec autour de lui des milliers des coffres forts éparpillés dans le palais. Le calife lui dit : ce sont des coffres forts [pleins d’] argent .
Al-Maqrīzī rapporte que les sommes contenues dans ces coffres forts était estimées à vingt-quatre millions de dinars, qui furent dépensés au profit de l’armée qui conquit l’Égypte. Le même auteur indique : « À son départ, le chef Ǧawhar transporta avec lui mille charges (ḥiml) d’argent ». Ces renseignements prouvent que l’Ifrīqiya représenta pour les Fatimides une source de profit et de richesse, sans laquelle la conquête de l’Égypte n’aurait pu être envisagée. Quelle que soit la fiabilité des chiffres avancés par al-Maqrīzī, le financement d’une armée et la construction d’une flotte nécessitaient de grands investissement et dépenses. Bien que l’état de division et les difficultés internes qui caractérisaient l’Égypte en 358/969 puissent expliquer en partie le succès fatimide, il n’en reste pas moins qu’al-Maqrīzī tient à souligner cette dimension. Même en imaginant que ce n’est pas la prospérité fatimide qui explique leur victoire, leur succès se reflète dans le topos de leur richesse, relayé encore à plusieurs siècles de distance.
Repenser la prospérité fatimide
Moins que la réussite économique des Fatimides, fondamentale mais déjà en partie explorée , ce sont les instruments conceptuels, les représentations liées à la prospérité et à la richesse et au rôle joué par la dynastie dans ces dernières, indispensables à la création d’un consensus minimal, que les Fatimides ont mobilisées qui nous intéresserons ici. La théorie du bon gouvernement développée par al-Qāḍī al-Nu‘mān reflète cette préoccupation des Fatimides, qui se présentent comme les refondateurs de la communauté musulmane. Ce juriste, dans ses ouvrages, s’applique à diffuser les règles de conduite nécessaires pour assurer le bon gouvernement entre l’imam et la population et en conséquence la prospérité du pays. La prospérité supposait une légitimation au moins partielle du nouvel imamat. Celle-ci fut entreprise, pour ce qui concerne les activités de création, de circulation et de redistribution des richesses, à travers l’impôt de deux manières essentiellement. D’une part, en justifiant les mesures prises d’un point de vue religieux, y compris aux yeux des non ismaéliens, et, d’autre part, en insistant sur le bon gouvernement des Fatimides, défini d’une manière générique, par son efficacité. Ce bon gouvernement fut ainsi décrit dès avant la prise du pouvoir par les Fatimides et associé à la période de la prédication dirigée par Abū ‘Abdallāh al-Dā‘ī. Ainsi, dans son Kitāb al-himma, qui est l’une de ses œuvres les plus précoces , al-Nu‘mān, un des piliers de la mise en mots de l’imamat fatimide lors de cette première période ifrīqiyenne , réserve le dernier chapitre à l’évocation des comportements des prédicateurs (du‘āt). Dans ce chapitre, l’auteur présente le dā‘ī comme un homme politique qui doit apprendre les règles nécessaires pour gérer et gouverner les hommes. Il écrit à ce propos :
Le dā‘ī est invité à mettre à l’épreuve tous ceux qu’il appelle à sa cause, à connaître leurs situations (aḥwālihim) et à sélectionner (tamyīz) chacun selon ses qualités […] Ainsi, mettre les gens à l’épreuve et connaître leur situation est considéré comme la meilleure science (‘ilm) pour les du’āt dans le domaine politique (al-siyāsāt) .
Ajoutons qu’al-Nu‘mān dans sa théorisation de la refondation de la communauté musulmane et de l’idéal du bon gouvernement consacre un chapitre aux règles de conduite des fonctionnaires (‘ummāl) désignés par l’imam. Il écrit à propos de ce chapitre : « Ce chapitre concerne chaque fonctionnaire (‘āmil) chargé par les imams de gérer les affaires de la population (al-ra‘iyya), les finances (al-māl) ou al-amāna, ainsi que toute autre fonction (‘amal) ». Ces citations montrent l’importance que les Fatimides accordèrent aux règles de conduite du bon gouvernement et à la gestion de leur État. Les théories élaborées par al-Nu’mān, en accord avec les califes, et les règles de conduite qu’il proposait pour assurer l’obéissance des sujets, étaient aussi nécessaires à la prospérité du pays. Al-Nu’mān, dans son Kitāb al-himma, consacre ainsi une place importante aux comportements (adāb) des sujets envers les imams. Les modes de gouvernement appliqués par les Fatimides assuraient l’existence de l’État dans le temps et son efficacité .
Or la prospérité de la communauté dépend aussi du degré d’application de ces adāb. Il a été montré comment le monde islamique avait repensé la production de richesse, leur accumulation et leur redistribution et les conceptions qui en découlaient. Yassine Essid a aussi souligné que les activités relevant de ce que nous appellerions aujourd’hui l’économie étaient mises en relation dans un contexte islamique, dans le prolongement de conceptions antiques réinterprétées, avec le gouvernement politique et moral des activités humaines . C’est cet écart avec les conceptions contemporaines de l’« économie » comme sphère totalement autonome de l’activité humaine, que nous chercherons à rendre avec la notion de « richesse » qui sera au cœur de ce travail. Les penseurs médiévaux identifiaient d’une part l’ensemble des biens matériels que possédait un homme, en espèces ou en nature (y compris humaine, sous la forme de l’esclavage), sous le nom de māl, les « biens », la « fortune » ; d’autre part, un processus par lequel ces biens matériels pouvaient se développer individuellement ou collectivement, la ‘imāra, que nous traduisons par « prospérité ». Le concept de « richesse » tel que nous l’utiliserons synthétise ces deux notions de māl et de ‘imāra, en désignant à la fois un processus et ses résultats tangibles et concrets, sous la forme de biens accumulés et redistribués.
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Table des matières
Introduction
Les Fatimides au Maghreb : les raisons d’une réussite
Repenser la prospérité fatimide
Le cadre de l’étude
Des sources abondantes et variées
Annonce du plan
PARTIE 1. Une économie conforme aux préceptes religieux ? Théorie et pratiques idéalisées de la fiscalité fatimide chez al-Nu‘mān
Introduction
Chapitre 1. La théorie juridico-religieuse de la fiscalité : évolution des positions du qādī al-Nu‘mān
Introduction
I. Présentation du Kitāb al-himma et Kitāb da‘ā’im al-islām
A. Le Kitāb al-himma
B. Le Kitāb da‘ā’im al-islām
II. La théorie fiscale d’al-Qāḍī al-Nu‘mān
A. Le concept d’amānāt
B. L’évolution du discours sur la ġanīma
1. Le ḫums selon la conception chiite : le Kitāb al-himma
2. La ġanīma dans le Kitāb da‘ā’im al-islām : un retour à des normes juridiques partagées ?
C. La zakāt et sa redistribution dans la théorie d’al-Nu‘mān
1. L’évolution du discours
2. La zakāt dans le Kitāb da‘ā’im al-islām
3. La Zakāt al-fiṭr
D. La capitation (ǧizya), pension (‘aṭā’) des combattants
III. Les imams, bénéficiaires de la richesse et garants de sa redistribution
A. Impôts, armée et prospérité dans le discours d’al-Nu‘mān
B. La part des imams
C. Les « épreuves » (al-imtiḥān fi al-amwāl)
IV. Circulation de la richesse et l’ordre social
A La zakāt et les problèmes de sa redistribution
B. La théorie de la circulation des richesses et la pratique de la charité
1. La part des pauvres
2. Le don volontaire (ṣadaqa) au mendiant
C. Le ‘ahd et l’idéal de la circulation des biens
Conclusion du chapitre 1
Chapitre 2. Réécrire les origines de l’État fatimide : une image idéalisée des pratiques fiscales et de la circulation des richesses
Introduction
I. Le dā‘ī et sa communauté : vers une fiscalité conforme aux règles religieuses
A. Présentation du Kitāb iftitāḥ al-da‘wa
B. Le charisme du dā‘ī et le modèle prophétique de la circulation des richesses
1. Le charisme
2. Abū ‘Abd Allāh entre exemplarité et garantie de la prospérité
II . Les revenus de la communauté
A. Les impôts légaux
B. Le butin
C. Les taxes liées à l’adhésion dans la doctrine ismaïlienne
D. Une fiscalité conforme au droit musulman
III. la richesse et sa redistribution pendant la prédication : un modèle de circulation idéale
A. La richesse du pays destinée à l’imam
B. Le don dans la voie de Dieu : modèle de la bonne circulation des richesses
C. La gestion de richesse et l’organisation militaire
D. la richesse sous le règne d’al-Mahdi : un nouvel usage
Conclusion de la partie I
Partie II : Bon gouvernement et richesse dans le Maghreb fatimide, le discours des soutiens de la da‘wa ismaélienne
Introduction
Chapitre 3. Le discours des représentants de l’État fatimide
I. Présentation d’al-maǧālis wa-l-musāyarāt, de la Sīra de Ǧawḏar et de la Sīra de Ǧa‘far al-Ḥāǧib
A. Présentation de la Sīra de Ğa‘far al-Ḥāğib
B. Sīrat al-ustādh Ğawdhar
C. Le Kitāb al- maǧālis wa-l-musāyarāt
II. Les richesses de l’imam, une origine divine
A. Baraka et faḍl : l’affirmation d’une autorité charismatique
B. Une richesse fatimide ḥalāl opposée à une richesse omeyyade ḥarām
III. Le territoire fatimide : un espace bien administré et bien contrôlé par l’imam
A. Une richesse bien contrôlée : la centralité de l’imam
1. Le calife comme revivificateur de l’agriculture
2. Un contrôle centralisé du fisc ?
3. Le réseau des du‘‘āt et la perception des impôts
B. La redistribution de la richesse et la formation d’une nouvelle élite
1. Le fermage des régions : un privilège attribué aux fidèles de la dynastie
2. Concessions, dotations, salaires et fonctions : les instruments d’un nouveau réseau de fidélités au profit de l’imam ?
IV. Rendre visibles les richesses du calife
A. Les constructions architecturales d’al-Mu‘izz, symboles de la puissance et instrument de prestige
B. Un inventaire merveilleux de la richesse d’al-Mu‘izz
C. Le ṭirāz fatimide et le développement de l’artisanat de luxe
D. Mettre en scène la capacité de donner à profusion, des présents diplomatiques au cérémonial de cour
Chapitre 4. Un thuriféraire de la dynastie : la richesse et les Fatimides dans les poèmes d’Ibn Hānī’
I. La poésie sous les Fatimides au Maghreb
A. Les origines de la poésie fatimide avant Ibn Hāni’
B. Ibn Hāni’ al-Andalusī et son dīwān
II. Les représentations de la richesse dans les poèmes d’Ibn Hāni’
A. Al-Mu‘izz : source de prospérité
B. Les chevaux : symboles de richesse et de puissance militaire
C. La flotte d’al-Mu‘izz
D. Les armées califales
E. Le parasol
F. Les richesses du Zāb
Conclusion de la partie II
Conclusion