La théorie de la structuration
Dans son ouvrage sur « La constitution de la société » (1987), Anthony Giddens présente les éléments de la théorie de la structuration. Les concepts centraux de la théorie de la structuration sont le « structurel », la « dualité du structurel » et le « système » (Giddens, 1987 : 65). Le chercheur souligne qu’il existe une différence entre la structure qui représente les « règles et ressources, ou ensembles de relations de transformation, organisées en tant que propriétés de systèmes sociaux » (Giddens, 1987 : 74) et le système qui se caractérise par les « relations entre acteurs ou collectivités, reproduites et organisées en tant que pratiques sociales régulières » (Giddens, 1987 : 74). Selon Giddens, la structure n’est pas «extérieure» aux agents qui utilisent les règles et ressources lors de leurs actions. La structure est ainsi continuellement créée et modifiée. Il existe donc une dualité du structurel où « les propriétés structurelles des systèmes sociaux sont à la fois le médium et le résultat des pratiques qu’elles organisent de façon récursive » (Giddens, 1987 : 75). En effet, en faisant usage des règles et des ressources dans leurs actions, les individus contribuent à reproduire le système social. Par ailleurs, Giddens explique que la compétence humaine est toujours limitée (Giddens, 1987 : 76). « Du cours de l’action surgissent sans cesse des conséquences non voulues par les acteurs et, de façon rétroactive, ces conséquences non intentionnelles peuvent devenir des conditions non reconnues d’actions ultérieures » (Giddens, 1987 : 76).
En ce qui concerne l’action des individus, le sociologue affirme qu’elle dépend de leur capacité à «créer une différence» (Giddens, 1987 : 63). Cependant, même si dans certains cas l’acteur fait face à une limitation ou à une absence de choix cela ne signifie pas qu’il y a dissolution de l’action en tant que telle. «Nous ne devons pas concevoir les structures de domination inhérentes aux institutions sociales comme broyeuses de « corps dociles » qui se comportent comme des automates. Dans les systèmes sociaux qui affichent une certaine continuité dans le temps et dans l’espace, le pouvoir présuppose des relations régularisées d’autonomie et de dépendance entre des acteurs ou des collectivités dans des contextes d’interaction. C’est ce qui s’appelle la «dialectique du contrôle» dans les systèmes sociaux » (Giddens, 1987 : 64).
L’exclusion sociale
Bien que la notion d’exclusion soit souvent abordée en sciences sociales, sa définition n’est pas aisée. Selon Castel (cité par Acherman, 2012, p.92), l’exclusion s’observe lorsqu’une mise à l’écart spatiale a lieu et lorsqu’un statut particulier est officiellement attribué à une catégorie de la population. Max Weber (cité par Acherman, 2012, p.93) introduit la distinction entre les relations sociales « ouvertes » ou « fermées ». La relation est dite « fermée » lorsque l’accès aux ressources est interdit à un groupe spécifique. La mise à l’écart de certaines catégories de la population favoriserait le sentiment d’appartenance et la cohésion interne au sein du groupe dominant (Weber, 1968). Acherman (2012, p.93) définit la notion d’exclusion comme suit: « Social exclusion is both a status and a process by which a person or categories of persons are deprived of access to and participation in opportunities, resources and rights ».
Selon Martine Xiberras (1996), l’exclusion sociale s’observerait à plusieurs niveaux de la société. Différentes catégories de la population telles que les personnes âgées, toxicomanes ou handicapées, seraient poussées dans une zone d’exclusion (Xiberras, 1996 : 14). Selon cette auteure, « il existe toute une série de normes ou de niveaux à atteindre, en deçà desquels les individus ne semblent pas habilités à participer au modèle normatif, c’est-à-dire à ce qui est «bien», «beau», «convenable» ou « performant ». Pratiquement toutes les sphères de la société moderne semblent soumises à ces niveaux ou ces limites de la normalité qui définissent en retour, un échec à la norme. Or, cet échec à la normalité semble constitutif des processus d’exclusion » (1996 : 26).
L’impuissance acquise
La théorie de l’impuissance acquise (Seligman, 1975, Peterson, Maier et Seligman, 1993) part de trois postulats : « First learned helplessness is present when a group or person or animal displays inappropriate passivity (…). Second, learned helplessness follows in the wake of uncontrollable events (…). Third, learned helplessness is mediated by particular cognitions acquired during exposure to uncontrollable events (…). (Peterson, Maier et Seligman, 1993 : 228-229). Selon ces théoriciens la capacité d’initiative d’une personne est fortement réduite voire anéantie lorsque celle-ci prend conscience que, quoiqu’elle fasse, son action n’aura aucun impact. A force d’expérimenter le manque de contrôle sur une situation donnée, l’individu apprend à considérer le résultat comme étant indépendant de son action (Seligman, 1975 : 46).
« Behaviorally, this will tend to disminish the initiation of responding to control the outcome ; cognitively, it will produce a belief in the inefficacy of responding, and difficulty at learning that responding succeeds ; and emotionally, when the outcome is traumatic, it will produce heightened anxiety, followed by depression » (Seligman, 1975 : 47). Selon ce phénomène et dans le cadre d’une situation traumatique, l’individu agit quand il sait que son action lui provoquera un certain soulagement. En revanche, plus la probabilité de se sentir soulagé est faible moins l’individu se mobilisera pour agir (Seligman, 1975 : 49). L’hypothèse ici est qu’un individu émet toujours des réponses volontaires. La passivité est un état choisi, le coût de l’action étant trop élevé par rapport à son résultat (Seligman, 1975 : 50).
Dans son ouvrage, Sanchez-Mazas (2011) applique la théorie de l’impuissance acquise à la problématique des personnes exclues du droit de l’asile. Les personnes concernées seraient privées de leur capacité à envisager ou organiser leur avenir.
La réactance psychologique
La théorie de la réactance psychologique (Brehm, 1966) part du constat que les individus disposent de «free behaviors» qui correspondent à des actes réalistes et faisables. Lorsque la capacité d’effectuer ces actes est éliminée ou menacée, la réactance apparaît (Brehm, 1966 : 4).
« The more important is that free behavior to the individual, the greater will be the magnitude of reactance » (Brehm, 1966: 4). La réactance psychologique correspond à la motivation pour un individu de rétablir l’élimination ou la mise en danger d’un « free behavior ». Brehm (1966:9) explique que « when there is no assumption that a person will necessarily be aware of reactance, it should be true that when he is, he will feel an increased amount of self-direction in regards to his own behavior. That is, he will feel that he can do what he wants, that he does not have to do what he doesn’t want, and that at least in regard to the freedom in question, he is the sole director of his own behavior ».
Sanchez-Mazas (2011) fait usage de la théorie de la réactance psychologique » pour expliquer pourquoi, malgré leurs conditions de vie désastreuses les personnes exclues de l’aide sociale refusent le départ et se résignent à rester en Suisse. En effet, leur liberté individuelle étant menacée, ces personnes refusent de se soumettre à la volonté des autorités afin d’exercer leur libre choix (Sanchez-Mazas, 2011 : 228). Selon un témoignage récolté par l’auteure (2011 :228), «plus les gens ont le dos au mur, et plus ça pousse les gens au sacrifice suprême, rester là quoi qu’il arrive. Avec un système plus libéral, il y aurait plus de retours volontaires». Ce refus semble être en quelque sorte leur unique pouvoir face à la toute puissance des autorités suisses. Afin de ne pas perdre complètement leur liberté et donc leur auto-estime, les migrants refuseraient inlassablement de quitter le territoire malgré la précarité extrême de leur situation.
La dissonance cognitive
Selon la théorie de Festinger (1957), la dissonance cognitive provoque une tension chez l’individu qui va tenter de rétablir la plus grande consonance possible. En effet, le théoricien « assigne à la dissonance cognitive le statut d’une motivation, d’un drive, c’est-à-dire un état de tension qui suscite des réactions orientées d’approche et d’évitement, jusqu’à vers la disparition de la tension » (Poitou, 1974 : 11). La théorie comprend donc deux états distincts : un état motivationnel qui va pousser l’individu à agir et un état émotionnel négatif résultant du stress que cause la dissonance. Cela signifie qu’un individu exposé à une dissonance, s’organise autour de la volonté de réduction du malaise psychologique ressenti (Martinie, in Fointiat, 2013 :66). La restructuration cognitive permet d’« ajouter une ou plusieurs cognitions pertinentes, ajuster ou ajouter une ou plusieurs cognitions relatives pour rendre le système cohérent » (Vaidis, 2011 : 142). Dans son ouvrage, Vaidis (2011 : 114) introduit également le paradigme de la justification de l’effort selon lequel lorsqu’une personne fournit des efforts importants afin d’atteindre un objectif précis mais qu’elle est confrontée à une situation d’échec, l’état de dissonance apparaît. Afin de rétablir un semblant de consonance, l’individu aura tendance à « justifier a posteriori les choix qu’il a réalisés en survalorisant ses décisions antérieures. (…) La dissonance peut alors être réduite en augmentant l’attrait perçu de l’objectif final, ce qui consiste à augmenter le poids des cognitions consistantes » (Vaidis, 2011 : 114).
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Table des matières
I. INTRODUCTION ET QUESTION DE RECHERCHE
1.1. Introduction
1.2. Problématique
II. PERSPECTIVES THÉORIQUES ET MÉTHODOLOGIQUES
2.1. Cadre théorique
2.2. La théorie de la structuration
2.3. L’exclusion sociale
2.4. Concepts théoriques
2.4.1. L’impuissance acquise
2.4.2. La réactance psychologique
2.4.3. La dissonance cognitive
2.5. Approche méthodologique
2.5.1. Construction des données
2.5.2. Codage et analyse
2.6. Réflexions sur la recherche
III. POLITIQUE D’ASILE EN SUISSE ET MISE EN PLACE DE L’AIDE D’URGENCE : LA DISSUASION AU CŒUR DES RÉVISIONS LÉGISLATIVES
3.1. L’évolution de la politique d’asile en Suisse
3.2. Les multiples révisions de la Loi sur l’asile : des restrictions toujours plus sévères
3.3. Vrais ou faux réfugiés ?
3.4. La mise en place de l’aide d’urgence
3.4.1. La dissuasion
3.4.2 Une illégalité tolérée
3.4.3. Le cas Genevois : les familles
3.4.4. Profil des bénéficiaires et efficacité du système
IV. BRÈVE DESCRIPTION DES INFORMATEURS ET DU TERRAIN DE RECHERCHE
4.1. Les familles
4.2. Le foyer des Tattes
V. DIFFICULTÉS RENCONTRÉES PAR LES FAMILLES À L’AIDE D’URGENCE
5.1. Difficultés et contraintes recensées
5.1.1. Les conditions de logement et d’hygiène
5.1.2 L’alimentation
5.1.3. L’inactivité et le dénuement économique
5.1.4. L’isolement et le sentiment de solitude
5.1.5. Les répercussions sur les enfants
5.1.6. L’impact sur la santé
5.1.7. La peur du renvoi et les pressions de l’OCPM
5.1.8. Le couple
5.1.9. L’insécurité
5.1.10. La langue
5.1.11. Les perspectives d’avenir
5.2. Catégories analytiques
5.2.1. La précarité
5.2.2. La dépendance
5.2.3. L’exclusion sociale
VI. RESSOURCES ET ACTIONS MISES EN ŒUVRE PAR LES FAMILLES À L’AIDE D’URGENCE
6.1. Les ressources
6.1.1. La scolarisation et les études
6.1.2. Le noyau familial
6.1.3. La religion
6.1.4. Entre espoir et résignation
6.1.5. Le personnel soignant
6.1.7. Le réseau amical et la communauté
6.1.8. Les contacts avec les proches restés au pays
6.1.9. Les ressources personnelles
6.2. Les actions
6.2.1. Le travail au noir
6.1.2. Les loisirs et occupations
6.1.3. Les cours de langue
6.2.4. La sollicitation des associations d’entraide et de personnes privées
6.2.5. Le mariage
6.2.6. Les recours juridiques
6.2.7. La disparition volontaire
6.3. Synthèse
VII. CONCLUSION
7.1. Perspectives et ouverture
VIII. BIBLIOGRAPHIE
IX. ANNEXES
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