Les expériences du temps

LES EXPERIENCES DU TEMPS

LE VIVANT CHEZ HENRI BERGSON ET GEORGES CANGUILHEM

Chaque organisme humain a en sa possession cinq sens dont chacun est destiné à une perception bien précise. Les yeux pour voir, les oreilles pour entendre, le nez pour sentir… Aussi, nous ne sommes pas sans savoir qu’il n’y a pas de sens pour percevoir le temps. Pourtant, chaque homme perçoit clairement l’écoulement du temps selon son rythme propre et subjectif. Bergson définit la durée intérieure comme « une donnée immédiate de la conscience ». La principale caractéristique du temps c’est donc d’être vécu, durée psychologique, celle qui est éprouvée par la conscience.

Ainsi, le temps unique qui meut toute existence est caractérisé par la diversité des expériences temporelles. La vraie durée chez Bergson est hétérogénéité. Chaque état apporte avec lui une touche unique de nouveauté. Aussi, préfère-t-il réserver la notion de temps, « fantôme de l’espace », au domaine scientifique et désigner par la notion de durée, « forme que prend la succession des états de conscience quand notre moi se laisse vivre, quand il s’abstient d’établir une séparation entre l’état présent et les états antérieurs » . En d’autres termes, lorsqu’il ne s’analyse pas. « Il suffit qu’en se rappelant ces états, il ne se les juxtapose pas à l’état actuel comme un point, mais les organise avec lui, comme il arrive quand nous nous rappelons, fondues pour ainsi dire ensemble, les notes d’une mélodie. » .

La vie est continuité, elle n’est pas fractionnable. C’est dans ce sens que Bergson affirme ceci : « Plus la durée marque l’être vivant de son empreinte, plus évidemment l’organisme se distingue d’un mécanisme pur et simple, sur lequel la durée glisse sans le pénétrer. Et la démonstration prend sa plus grande force quand elle porte sur l’évolution intégrale de la vie […] cette évolution constitue […] une seule indivisible histoire. » Bergson met l’accent sur ce fait essentiel du vivant. Ce dernier doit être appréhendé comme une unité car se comprendre soi-même c’est se saisir comme un tout.

Toute la connaissance sur le vivant commence avec la connaissance de sa nature qui est par essence indivisible. La succession chez le vivant est à comprendre donc dans le sens d’une pénétration mutuelle, d’une solidarité réelle et non d’une distinction. Le vivant est en effet, selon Henri Bergson, « une organisation d’éléments, dont chacun représentatif du tout, ne s’en distingue et ne s’isole que pour une pensée capable d’abstraire. » Cette pensée est celle qui s’exprime dans le langage, plus apte à désigner des choses, c’est-à-dire des objets distincts dans l’espace, qu’à exprimer des réalités intérieures notamment la pure durée.

Bergson précise ses idées quand il affirme que « Chaque complication d’une partie quelconque de l’organisme en entraîne d’ailleurs beaucoup d’autres, parce qu’il faut bien que cette partie elle-même vive, tout changement en un point du corps ayant sa répercussion partout. » .

Canguilhem, dans sa pensée, perpétue cette idée très bergsonienne. En effet, pour lui aussi, l’être humain doit être considéré comme un tout. Canguilhem soutient dans l’explication du normal et du pathologique que quand un organisme est atteint d’une infection, on ne peut dire que telle ou telle partie est infectée mais que l’être tout entier est atteint, qu’il est malade. Par exemple quand un cœur est anormal, on parle d’un individu malade et non pas d’un être ayant un mal localisé. Canguilhem conçoit la totalité du vivant comme son essence qui dès son origine lui est inhérente. Aussi, la maladie se présente, non pas localisationniste mais totalisante. C’est ce qui explique ces propos de Canguilhem « La nature, en l’homme comme hors de lui, est harmonie et équilibre. Le trouble de cette équilibre, de cette harmonie, c’est la maladie. Dans ce cas, la maladie n’est pas quelque part en l’homme. » Car, c’est tout le fonctionnement de l’organisme qui change dans le sens d’une détérioration. C’est ainsi que dans l’étude d’une pathologie, on ne peut pas se permettre de situer la maladie dans une partie de l’anatomie de l’être humain. Pourquoi ? Canguilhem nous l’explique à travers cette assertion : « […] Dans un organisme, les règles d’ajustement des parties entre elles sont immanentes, présentes sans être représentées, agissantes sans délibération ni calcul. Il n’y a pas ici d’écart, de distance, ni de délai entre la règle et la régulation. » .

En effet, les fonctions de l’organisme vivant sont tous « interdépendantes » et on ne peut considérer une partie isolément des autres. Elles sont toutes reliées et accordées ensembles. Cette idée nous permet de penser l’être humain en terme d’unité de la même manière que la durée qu’il perçoit est continuité sans rupture aucune. Cette structure qui est celle de l’organisme lui est spécifique car étant la première condition de toute tentative d’explication et de connaissance de l’existence humaine.

On n’en déduit donc que la structure de l’organisme du vivant ne peut être assimilée à celle de l’organisation sociale, comme l’a voulu Auguste Comte. Car de l’aveu même d’Henri Bergson, « Humaine ou animale, une société est une organisation : elle implique une coordination et généralement aussi une subordination d’éléments les uns aux autres. » Ainsi donc l’organisme n’est pas une société même s’ils ont toutes deux une structure d’organisation. Canguilhem affirme aisément que « Le modèle de l’organisme c’est l’organisme lui-même. » De là découle d’ailleurs la critique que Canguilhem adresse à Comte qui a tenté de faire du principe de Broussais une thérapie sociale. Nous reviendrons avec de plus amples explications sur ce principe de Broussais dans la suite du travail.

Il s’agit donc là de deux entités qu’on ne peut confondre. La société est constituée d’éléments individuels distincts les uns des autres et même si faisant partie du groupe, chacun garde son individualité. Ce qui fait que toute société se donne pour défi de garder réunies ses membres. Dans la mesure où quoi que l’on dise la société reste un assemblage d’éléments pouvant se séparer à tout moment et ruiner  survie. Ce phénomène résume toute sa différence d’avec l’organisme du vivant. On remarque alors légitimement que les organes constitutifs de l’organisme sont, par contre, en fusion parfaite et forment un seul et même corps.

Ainsi n’est-il pas difficile ou même irréalisable d’établir une approche du vivant en séparant l’organisme en parties. L’obstacle en est la nature même de l’être humain. En effet, ce dernier n’est pas une partie ou un segment c’est-à-dire qu’il ne peut se résumer à un organe. Et par conséquent, il ne saurait être un assemblage de parties ou de segments. Georges Canguilhem précise d’ailleurs dans son ouvrage La connaissance de la vie, que l’être humain « n’est un vivant qu’en vivant comme un, c’est-àdire comme un tout ». Nous pouvons donc soutenir, en nous appuyant sur cette position du philosophe biologiste Canguilhem, que l’organisme du vivant ne peut être départi de son caractère totalisante sous aucun prétexte. Pour être dit organisme, il a besoin pris comme un tout. Cette conception de l’organisme vivant chez Canguilhem est analogue à celle de la durée chez Bergson. Cette durée, en effet, bien que définie par l’hétérogénéité, la diversité, le changement, est un tout indivisible en parties distinctes. De la même manière, donc, que Canguilhem conçoit l’être humain comme un ensemble d’organes inséparables. Bergson et Canguilhem ont une idée commune du vivant qui, dans l’expérience temporelle comme dans le cas d’une pathologie, reste une entité inséparable.

Canguilhem pousse la réflexion plus loin dans son étude de la pathologie en montrant le caractère primordial de la présence effective de l’être humain dans la connaissance d’une maladie.

LE MALADE ET LA MALADIE

Georges Canguilhem est un philosophe qui se place dans la perspective de réintégrer la subjectivité dans la connaissance de l’être. Dans cette même lancée, le philosophe de la biologie soutient que la maladie n’existe pas, ce qui existe c’est un malade. Cela veut dire qu’on ne peut pas appréhender une pathologie en dehors d’un cas bien précis qui se présente. Canguilhem nous dit-il « Il est donc à la fois inévitable et artificiel d’utiliser pour l’intelligence de l’expérience qu’est pour l’organisme sa vie propre des concepts, des outils intellectuels, forgés par ce vivant savant qu’est le biologiste.»

En d’autres termes, la théorie ne suffit pas pour traiter d’une pathologie. Toutefois, poursuit Canguilhem « On n’en conclura pas que l’expérimentation en biologie soit inutile ou impossible, mais retenant la formule de Claude Bernard : « La vie c’est la création, on dira que la connaissance de la vie doit s’accomplir par conversions imprévisibles, s’efforçant de saisir un devenir dont le sens ne se révèle jamais si nettement à notre entendement que lorsqu’il se déconcerte. »  Aussi, même si la connaissance expérimentale est à saluer, l’être humain reste irréductible à un objet. Dès lors, l’idée que véhicule la pensée de Georges Canguilhem pourrait se résumer ainsi : « On n’interroge plus la vie dans les laboratoires ». Car la présence humaine au monde qu’on nomme vie est originale. La vie est donc une invitation à repenser les bases philosophiques de toutes les sciences humaines. Bergson partage cette vision de la vie selon l’analyse que nous présente François Meyer « Pour Bergson la durée créatrice déborde infiniment toute tentative de réduction rationaliste. »  Cela veut dire en d’autres termes, que la pathologie n’est pas seulement ce que nous révèles les laboratoires, elle est plus que cela. Le malade précède la maladie car c’est lui qui conditionne le médecin en matière biologique. Claude Bernard, dans Les principes de la médecine expérimentale, se trouve amené à constater que si « la vérité est dans le type, la réalité se trouve toujours en dehors de ce type et elle en diffère constamment. Or pour le médecin, c’est là une chose très importante. C’est à l’individu qu’il a toujours affaire. Il n’est point de médecin du type humain, de l’espèce humaine ». Le problème théorique et pratique devient donc d’étudier les rapports de l’individu avec le type. Ce rapport paraît être le suivant : « La nature a un type idéal en toute chose, c’est positif ; mais jamais ce type n’est réalisé. S’il était réalisé, il n’y aurait pas d’individus, tout le monde se ressemblerait. » Le rapport qui constitue la particularité de chaque être, de chaque état physiologique ou pathologique est la clé du fondement sur lequel repose toute la médecine. Mais ce rapport en même temps qu’il est clé est obstacle. L’obstacle à la biologie et à la médecine expérimentale réside dans l’individualité. Cette difficulté ne se rencontre pas dans l’expérimentation sur les êtres bruts, ce qui n’est pas le cas en ce qui concerne les êtres vivants et animés.

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Table des matières

INTRODUCTION
PREMIERE PARTIE : Les expériences du temps
1. Le vivant chez Henri Bergson et Georges Canguilhem
2. Le malade et la Maladie
DEUXIEME PARTIE : L’apport de Bergson et la philosophie biologique de Georges Canguilhem
1. Qualité et Quantité
2. Critique du principe de Broussais
TROISIEME PARTIE : Les enjeux philosophiques
1. L’opposition au mathématisme de la dimension biologique
2. Réhabilitation du vécu humain
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE

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