Les ex pendables : vieillissement, défiguration et numérique 

Apparaître et rester à l’écran : le cas Tom Cruise

CHERCHER LE CADRE

Comme nous l’avons vu avec les stratégies de survivance de Norma Desmond dans Boulevard du crépuscule, pour qu’une star ne déchoit pas, l’un des trois recours possible est de rester constamment au centre de la caméra. Par rester au centre du cadre, j’entends faire une obsession de se montrer, de composer les plans et les séquences en ayant pour prérogative d’avoir son image dans le champ de la caméra.
Retarder l’entrée d’une star dans un film permet également pour le spectateur « l  bonheur de l’attente de la star »81, soit en la faisant apparaître à l’image derrière un jet de vapeur ou de la fumée, soit en révélant son visage couvert d’un habit ou d’un masque [Fig. 6]. Des procédés utilisés avec récurrence par Tom Cruise.
« L’image toute simple d’un jeune homme sérieux avec une mission, de la bête de travail, du nec plus ultra du fêtard, remporta un grand succès au près de la jeune génération élevée, dans la croyance, via Ronald Reagan, que l’Amérique était redevenue grande et dans l’idée qu’il n’y avait rien à redire à la philosophie des yuppies qu’il faut lutter pour être le numéro 1. Certains des personnages à succès de Cruise personnifient cette culture des années 1980 ainsi que beaucoup des fortes préoccupations de la décennie : l’avidité et le désir de gagner à n’importe quel prix : Maverick (Top Gun), Vincent (La Couleur de l’argent), Flanagan (Cocktail). Il était l’acteur parfait pour la décennie. »
Qu’est-il devenu de Tom Cruise, alors que ses rôles forgèrent de lui le prototype de l’américain idéal ? Éclairons plus précisément ce qui marqua la rupture entre Tom Cruise, le cow-boy à l’éthique douteuse, et ses futurs rôles ainsi que ses relations avec la sphère hollywoodienne. Alors que l’acteur sera connu pour ses rôles de gendre exemplaire, en 1996, Tom Cruise devient le producteur de la saga qui le révélera en tant qu’action hero : Mission : Impossible. Et si aujourd’hui Tom Cruise n’est plus connu qu’en tant que tel, c’est parce qu’un tournant a eu lieu dans sa carrière. Grâce à ses profits astronomiques, Tom Cruise a pu se permettre de devenir acteur et producteur de ses films et d’avoir un contrôle quasi total sur le produit achevé. Acteur et producteur, il ne manque plus qu’un réalisateur, et si la saga Mission : Impossible est aujourd’hui reconnue, c’est parce que de nombreux réalisateurs en ont prit les commandes : Brian De Palma, John Woo, J. J. Abrams, Brad Bird et Christopher McQuarrie. Chaque réalisateur, en s’appropriant le matériau initial, forgea un film d’espionnage totalement différent de son prédécesseur. Le changement radical de registre pour Tom Cruise s’accentua avec Minority Report (2002), de Steven Spielberg et Mission : Impossible 3 (2006), de J. J. Abrams. Alors âgé de 40 ans, dans la fleur de l’âge, tout semble aller pour le mieux pour le sex-symbol connu pour ses cascades et son mystérieux nonvieillissement.
Là est la dichotomie du personnage. Tout paraît sourire à l’acteur, il est la star la plus bankable d’Hollywood, il joue avec les meilleurs acteurs, il est l’invité de tous les talk-shows et son visage semble ne pas avoir vieilli depuis 1995. Pourtant il se fait remercier de la Paramount à cause de ses propos et de ses accès de colère. Depuis son divorce avec Katie Holmes, les tabloïds suspectent Tom Cruise d’avoir abandonné sa fille et son allégeance à l’Église de Scientologie ternira son image et fera éclater de multiples scandales. 2005 aura été une année de césure radicale pour l’acteur. Mais il nous faut évoquer, avant d’analyser ses tentatives pour rester au centre du cadre, une séquence controversée et médiatisée qui ne lui fera jamais plus quitter l’écran, celle du canapé d’Oprah Winfrey. Le 23 mai 2005, pour la promotion de La Guerre des mondes,Tom Cruise est l’invité du talk-show d’Oprah Winfrey, dans une salle remplie exclusivement de femmes et diffusé en direct à la télévision. Mais au lieu de s’exprimer sur son nouveau film, Tom Cruise ne fera que clamer son amour pour Katie Holmes et son désir de l’épouser, allant même jusqu’à sauter sur le canapé de la présentatrice hilare, bondir dans tous les sens, rire aux éclats et frapper du poing sur le sol [Fig. 7].
Une scène qui fut qualifiée de démentielle et qui devînt virale. Cette séquence, d’un Tom Cruise amoureux à la fois honnête mais inquiétant, fut médiatisée et se répandit comme s’il s’agissait d’une scène tirée de l’un de ses films. Tom Cruise sortait-il d’une projection du film Minnie et Moskowitz [Fig. 9] (1971), de John Cassavetes, ou s’est-il tout simplement laissé aller par l’aspect chaleureux de l’interview sur canapé d’Oprah Winfrey, une amie chère à l’acteur, mélangeant ainsi vie privée et vie public ? D’un point de vue cinématographique et de mise en scène, cette séquence reprend les codes traditionnels de l’extériorisation de la joie et de la bonne humeur, exception faite de l’absence de musique rythmée, remplacée par les applaudissements et les cris des femmes présentent sur le plateau. Tom Cruise, qui clame « I’m happy! I’m in love! », est la représentation même de l’énergie. Il n’arrive plus à se contenir, à rester dans le cadre. Il saute, bondit et rit bruyamment. Il ne danse pas, comme la plupart des scènes de joie au cinéma, mais ses gesticulations improvisées semblent correspondre aux clichés de l’approche chorégraphique et théâtrale d’un espace. L’expression de l’énergie et de la joie se traduit par un corps qui a besoin de combler l’espace, de se répandre, de sortir du cadre, de se montrer (comme Ferris Bueller [Fig. 10]), de se mettre en avant et d’exalter ce bonheur. Ici, Tom Cruise s’accapare l’entièreté du plateau, le tapis et le canapé, et des coulisses en allant chercher sa femme, source de cette joie incoercible. Une situation semblable à sa scène de danse [Fig. 11] dans Risky Business, où Tom Cruise, jeune adolescent, danse et saute dans le salon de ses parents alors qu’il passe sa première soirée seul à la maison. « Les acteurs étaient tenus par contrat à jouer les mêmes rôles. »
C’en est à croire que Tom Cruise joue à être Tom Cruise en interview. Une danse en solitaire, chorégraphiée à outrance dans la scène de fin du film Tonnerre sous les tropiques (2008), de Ben Stiller, où Tom Cruise incarne un producteur gras, rebutant et avide [Fig. 12].
Si Tom Cruise danse ou s’exalte c’est pour deux raisons : soit il tombe amoureux (« The Oprah Winfrey Show ») soit il gagne 400 millions de dollars (Tonnerre sous les tropiques). Deux critères qui correspondent aux deux seuls objectifs des personnages de Tom Cruise à sa période d’émergence. L’amour et l’argent, les deux enjeux de l’Amérique qui réussit ? Tom Cruise danse toujours seul pour célébrer sa réussite, contrairement à des films comme 40 ans, toujours puceau (2005), de Judd Apatow, ou (500) jours ensemble (2010), de Marc Webb, où le bonheur de la première fois et du sentiment amoureux sont représentés par une scène de danse absurde, générale et chorégraphiée.
La dimension libératrice du personnage (et de Tom Cruise) reste néanmoins commune à toutes ces scènes. L’expression du sentiment de réussite, de joie et d’équilibre, par le corps. La danse iconique de Hugh Grant dans Love Actually (2003), de Richard Curtis est également à évoquer et à mettre en parallèle.
L’année de la séquence du canapé d’Oprah Winfrey, YouTube fut créée et grâce à cette plateforme de partage de vidéos, cette scène iconique deviendra l’une des premières vidéos à faire le tour du monde. La réputation de Tom Cruise, en tant que sexsymbol bankable et inatteignable, si différent du commun des mortels, fut fragilisée.
L’ayant compris, il joua la carte du second degré en recommençant un mois plus tard à sauter sur un canapé [Fig. 8]. Face à une idole, le public cherche à en connaître le plus possible sur la personnalité, les habitudes ou les goûts de la star afin de se rapprocher intimement. « Toute information chuchote un petit secret qui permettra au lecteur de prendre possession d’une parcelle d’intimité de la star. »86 Outre le fait que Tom Cruise se ridiculise et que l’interview télévisuelle soit presque une séquence de cinéma, l’acteur amoureux est l’incarnation d’un corps qui n’arrive pas à se contenir, à rester en place, à rester dans le cadre. La représentation de l’énergie. L’énergie, principalement mise en scène au cinéma chez des personnages enfantins tels que : « Bouh » dans Monstres et Cie (2002), de Pete Docter, « Agnès » dans Moi Moche et Méchant (2010), de Pierre Coffin, qui épuisent les adultes les accompagnant. Voilà un premier élément qui permet de penser la star comme infantile. Sous les encouragements outranciers du public du talkshow, par des applaudissements, des rires et des hurlements incessants d’adoration (ou de fascination), Tom Cruise s’exalte sur scène. La séquence affligeante tend au spectacle vivant, à la pièce de théâtre proposée aux spectatrices en live et aux téléspectateurs en direct. La configuration du plateau, et plus largement des talk-shows si chers aux Américains, où la célébrité se confie sur un canapé, est significative d’une ambiance intimiste. Les sujets abordés tout au long de l’interview percent à jour l’intimité de l’acteur : le mariage, les émotions et le bonheur de Tom Cruise. La vie privée de Tom Cruise est exaltée et par la célébration de son amour, et par la proximité des spectateurs face à un canapé, mobilier de détente, de confort et d’intimité.
L’influence de Jackie Chan et de Buster Keaton est flagrante car Tom Cruise se met constamment en danger en réalisant ses cascades. Piloter des avions, sauter de toit en toit dans toutes les plus belles villes du monde, prendre part à des courses-poursuites avec des policiers et des bandits, etc. Les séquences pleines d’adrénaline se succèdent en montrant qu’il est au coeur même de l’action, du cadre, et qu’aucune doublure n’est utilisée. Comme s’il était devenu le cinéma lui-même. Cela est devenu un moteur de création et une pâte artistique : les plans, les séquences et les scénarios sont construits autour de l’idée que l’acteur peut tout faire. Mettre le personnage et l’acteur dans une même situation permet alors de créer des scènes uniques et d’en jouer. C’en est même devenu la marque de fabrique de la saga Mission : Impossible : « Les cascades semblent réelles / Parce qu’elles sont réelles ». « Moi, je voulais faire des films hors des États-Unis. À l’époque du premier Mission : Impossible, aller à Prague avec un casting international n’avait rien d’évident. Tout le monde me disait : ‘’Oh, mais qu’est-ce que tu fabriques ?‘’ Ils voulaient tous qu’on tourne à Hollywood ! Mais moi, même gamin, je voulais voyager, voir le monde, tous ces endroits dingues qui me faisaient rêver dans les films. »
Est-ce un destin singulier ? Ou est-il représentatif d’une nouvelle mentalité ? Celle du désir de sortir des studios pour filmer le monde réel et authentique plutôt que de le concevoir artificiellement ? Une démarche semblable à celle des peintres impressionnistes qui, dans la première moitié du XIX° siècle, quittèrent leurs ateliers pour le monde réel. À mon sens, et d’après l’éclairage que nous venons de faire sur l’évolution des rôles de l’acteur ainsi que sur sa vie médiatique, Tom Cruise infantilise ses rôles. Cela, en partie grâce à la fortune qu’il a amassée grâce à ses premiers films qui lui a permis de devenir producteur. Ce monopole lui autorise un contrôle total sur les films auxquels il participe et de les plier à ses exigences. La première d’entre elles : réaliser ses rêves d’enfant. Piloter des avions, des voitures, escalader des buildings et embrasser les plus belles femmes, etc. Outre ses personnages, même dans sa vie privée il clame haut et fort, devant une assemblée exclusivement féminine, qu’il veut épouser sa petite-amie qu’il ne connaît que depuis quelques mois, comme un adolescent.
Dans Mission : Impossible – Fallout, son rôle d’Ethan Hunt est sur toutes les lèvres, tout le monde fait son éloge. Alors qu’il s’accroche à un hélicoptère, le contact avec ses collègues espions est maintenu par une oreillette. Cela lui permet de décrire les choses extraordinaires qu’il est en train d’accomplir. À défaut de le voir pour le croire. Même lorsqu’il est à distance, ses camarades ne parlent que de lui et de ce qu’il fait. C’est d’autant plus vrai que dans une longue séquence de dialogue, son partenaire et ami Luther Stickell (incarné par Ving Rhames) explique à l’alter ego d’Ethan Hunt, Ilsa Faust (jouée par Rebecca Ferguson), que ce dernier n’a été amoureux que de deux femmes dans sa vie. Sa femme et sa locutrice. On parle de lui alors qu’il n’est pas vraiment là. Situation très puérile. Un comportement infantile semblable à celui de son personnage de Roy Miller dans Night and Day, qui ne fait que manger des glaces [Fig. 22]. Ainsi, Tom Cruise est toujours présent, même lorsqu’il n’est pas là. Sa stratégie pour rester au centre du cadre est donc claire : les protagonistes ne parlent que de lui qu’il soit dans le champ ou non, se faire plaisir devant la caméra en construisant des films sur-mesure, et sauter de cascade en cascade afin de ne jamais passer hors-champ, que la caméra s’envole, dégringole ou plonge.
À l’opposé du spectre, l’acteur Brendan Fraser trouve précisément sa place dans notre démarche de mise en lumière des techniques de survivance des icônes masculines américaines issues des années reagan, dans le sens où la carrière si bien entamée de cet acteur s’est retrouvée annihilée. Un contre-exemple de la réussite cruisienne, dans le sens où trop contrôler son image et faire ses propres cascades de manière obsessionnelle n’a mené qu’à la déchéance. Brendan Fraser, acteur américano-canadien, s’est fait connaître grâce au film Twenty Bucks (1993), de Sam Mastrewski, mais surtout en incarnant George de la Jungle dans la comédie familiale George de la jungle (1997), de Sam Weisman. Notons que comme Sylvester Stallone et Tom Cruise, Brendan Fraser aura joué un vétéran du Vietnam qui tend à devenir hippie à son retour au pays et qui explique grossièrement la guerre à de jeunes filles en pleine crise d’adolescence dans Souvenirs d’un été (1995), de Lesli Linka Glatter. Outre de nombreux rôles sérieux, la saga qui fera percer Brendan Fraser et le révélera en tant que star de blockbusters à la fin des années 90 fut La Momie, une adaptation du célèbre film La Momie (1932), de Karl Freund. Il accepta à condition de pouvoir réaliser lui-même la plupart de ses cascades. Un film d’action à cascades, du sur-mesure pour l’acteur alors en pleine ascension. Et si deux suites virent le jour, respectivement Le Retour de la momie (2001), de Stephen Sommers et La Momie : La Tombe de l’empereur Dragon (2008), de Rob Cohen, les critiques ne furent pas positives. Mais ce qui plongea l’acteur, aux rôles de jeune homme séduisant et aventureux aux cheveux longs, aux yeux bleus et à l’autodérision mordante,dans un déclin rapide et cauchemardesque, fut une succession d’incidents qui saccagèrent le corps mais aussi l’esprit de Brendan Fraser. Dans une scène du premier opus de la saga La Momie, l’acteur doit être pendu avant d’être secouru. Mais il s’étrangla réellement et dut être réanimé. Dans le second volet, il « se brise une côte et se déchire un disque intervertébral ». En 2003, alors en pleine période de doute et d’innombrables opérations chirurgicales dues à ses accidents et sa santé, il se dit sexuellement agressé « par l’ancien président de la HFPA, Philip Berk », ce qui le traumatisa. Par la suite, lors du tournage de Voyage au centre de la Terre (2008), d’Eric Brevig, qui devait être un come-back pour Brendan Fraser après de nombreux navets, il « se brûle la main »105 sur un décor de flammes. Mais malgré l’enthousiasme de l’acteur, le film ne lui offrira pas le grand retour qu’il espérait. Brendan Fraser incarne à la perfection notre idée de come-back permanent, dans le sens où après un démarrage édifiant et une notoriété évidente, de multiples difficultés et déceptions ont freiné sa carrière pourtant si bien huilée. Voyage au centre de la Terre aura été un premier sursaut en 2008 afin de ne pas sombrer définitivement dans l’oubli en plus de la dépression, un film d’aventure semblable à ceux qui l’ont fait connaître : la saga La Momie. C’est finalement après un second come-back, à la télévision cette fois-ci, que l’acteur trouvera106 son public et sa rédemption, grâce aux séries Texas Rising (2015), de Roland Joffé, où il joue un Indien (et retrouve ses cheveux longs qui ont fait son charme et son image à ses débuts) et The Affair (2015), de John Gunter. Mais en 2018, Brendan Fraser incarne dans la série Netflix Titans (2017), de John Fawcett un homme-robot, décrit comme un pilote de voiture qui, à la suite d’un accident, s’est fait implanter le cerveau dans un corps métallique car son corps originel n’a pas tenu le coup. Une mise en abyme évidente, quand l’on sait que le corps de Brendan Fraser fut maintes fois réparé et ne ressemble plus en rien au séduisant aventurier qu’il était à ses débuts. Après un démarrage exemplaire, entre films dramatiques et comédies, où il partage l’affiche avec de nombreuses icônes du cinéma comme Ben Affleck ou Matt Damon, son désir d’adrénaline lui aura provoqué de nombreux problèmes de santé, et l’aura mis sur la touche. Comme Tom Cruise ou Jason Statham, Brendan Fraser aura succombé à trente ans à l’envie de réaliser ses propres cascades. Ne serait-ce pas alors un fait de génération plus qu’un panel de figures semblables ?
Ainsi, il est clair que réaliser ses propres cascades est une technique extrême mais efficace afin de rester omniprésent dans le cadre de la caméra, c’est un besoin vital que d’être mis en avant, et qui plus est dans des situations à haut risque, mais c’est également un moyen de crédibiliser l’ « invulnérabilité du héros » qui « frôle le fantastique » , et d’associer le courage du héros à celui de l’acteur. Mais si le réalisme est crédibilisé, c’est la lubie de l’acteur qui frôle le fantastique. Et cela tend à l’aliénation, pire, à obsolescence. Il est clair qu’à 56 ans, Tom Cruise construit ses films, et sa vie, comme s’il se trouvait au coeur d’un panoptique. Il s’agit d’une prison rectangulaire avec un mirador en son centre, une structure carcérale donnant l’impression aux prisonniers d’être constamment observés. Le mirador est la caméra, ou le public, qui ne cesse de regarder Tom Cruise, l’unique prisonnier. Mais un prisonnier qui s’y trouve de son plein-gré et qui pour rien au monde ne s’échapperait de sa cellule. Sa stratégie fonctionne, ça divertit et ça l’amuse, pourquoi en changer ? Répéter un schéma préexistant, ne pas se renouveler, telle est la seconde stratégie adoptée par les stars pour ne pas disparaître. Parmi toutes les stars enfermées dans leur prison d’apparitions médiatiques semblables aux précédentes et aux rôles cruellement identiques, quel acteur réussi le mieux à se diversifier sans sombrer ?

Faire toujours la même chose : les cercles vicieux

IMMUABLES BLOCKBUSTERS

2019 marque pour Sylvester Stallone l’achèvement des deux sagas qui l’ont hissé au rang d’icône américaine. Rambo et Rocky, évidemment. Âgé de 72 ans, l’acteur et réalisateur boursouflé reprend ses rôles iconiques, plus de trente ans après les premiers films. Il est alors tout à fait légitime de se demander si Sylvester Stallone ne vit pas dans le passé, ou s’il assume de n’être plus qu’un Norma Desmond masculin : « The stars are ageless, aren’t they ? ». Après huit Rocky, dont le dernier, Creed 2 (2019), de Steven Caple Jr. sort cette année en France, et cinq Rambo, dont le dernier Rambo : Last Blood (2019), d’Adrian Grunberg, sort cette année aussi, il ne serait pas étonnant de voir Expendables 4 sortir l’an prochain. Si dans les années 80, pour les Américains, s’identifier à des figures fortes et autonomes étaient une nécessité, quarante ans plus tard, ces figures ont-elles encore une quelconque raison d’exister ou de perdurer ?
L’identification a si bien fonctionné, qu’outre atlantique, Sylvester Stallone est devenu la personnification même de l’américain lambda : grosse voix, gros muscles, gros armement mais petit cerveau. « La plupart des médias dans lesquels ils (Stallone, Schwarzenegger, Van Damme) se sont exprimés ne leur ont pas non plus donné la réputation d’être particulièrement intelligents, et ont véhiculé une image extrêmement négative à ce propos. […] En résumé, le héros reaganien est un vecteur d’optimisme, un homme généralement ordinaire auquel l’Américain moyen peut s’identifier. »Pour Sylvester Stallone, Rambo semble être son rocher de Sysiphe, une tâche ardue qu’il faut sans cesse répéter. Ardue à cause des attentes du public qui s’est identifié au personnage du premier film. Si toutefois chaque épisode traitait d’un sujet précis de l’Histoire américaine, et faisait passer la notion de self-made-man si brillamment défendue par Rocky Balboa pour un prétexte à l’action et à la tuerie de masse, qu’est-ce que l’acteur et réalisateur peut-il encore avoir à nous raconter sur le peuple américain qu’il personnifie en John Rambo ? Réactualiser un film qui a permis la construction d’une icône, des décennies après, cela nous dit deux choses : l’enfermement de l’acteur dans une habitude et le besoin de renouer avec le passé. Il est évident que Sylvester Stallone, ce bon vieux cow-boy, ne vit que pour ses deux rôles qui l’ont révélé. C’est d’autant plus flagrant que les premières images [Fig. 2a] [Fig. 2b]de Rambo : Last Blood publiées sur le compte Instagram de Sylvester Stallone montrent l’acteur habillé (déguisé plutôt) en costume de cow-boy.
Il semblerait que Sylvester Stallone éprouve de la nostalgie à l’égard du rêve américain, comme il existait sous les années Reagan. Cela se traduit chez lui par ses multiples accessoires qui tendent au déguisement, et le fait qu’il tente d’inscrire Rambo et Rocky dans le présent, alors qu’à l’évidence, ceux-ci appartiennent au passé. L’acteur renoue avec son image d’antan, est-ce pour des raisons personnelles ou pour répondre à l’image qui lui a été donnée et qui correspond, peut-être, à ses propres désirs ? « Nous (les Américains) apparaissons aux yeux du monde sous un jour particulièrement défavorable parce que notre prospérité et nos succès techniques nous ont condamnés à nous présenter au monde sous forme d’images. »« Nos images évoquent une certaine arrogance : à travers elles, nous nous érigeons en modèle pour l’univers. »« Peut-être, au lieu de nous annoncer par nos ombres et nos idoles, ferions-nous mieux d’essayer de partager avec les autres la recherche qui a constitué l’Amérique. »Un artiste photographe s’est inspiré de cette imagerie américaine mondialement propagée, il s’agit de Matt Henry. L’artiste britannique, dans sa série The Trip, met en scène un groupe de couples en Road-trip à travers les États-Unis fantasmés [Fig. 23a]. Entre déserts, Motels, voitures Ford, ciel bleu, habits de cow-boy et néons, le champ pictural stéréotypé des États-Unis sert la narration d’un voyage, d’un parcours (initiatique ?) séduisant. Dans la lignée de Ronald Reagan, Keanu Reeves ou Donald Draper, les protagonistes qui expérimentent cette traversée des États-Unis semblent traverser l’Amérique cinématographique, l’Amérique qui se vend au reste du monde [Fig. 23b]. « Ce n’est pas le moindre charme de l’Amérique qu’en dehors même des salles de cinéma, tout le pays est cinématographique. Vous parcourez le désert comme un western, les métropoles comme un écran de signes et de formules. C’est la même sensation que de sortir d’un musée italien ou hollandais pour entrer dans une ville qui semble le reflet même de cette peinture, comme si elle en était issue et non l’inverse. »Si l’intention du photographe est de jouer avec les images de la culture pop et l’utopie américaine, peut-être est-ce également l’intention de Sylvester Stallone en John Rambo déguisé comme l’américain stéréotypé, le cow-boy revanchard.

Faire toujours la même chose : les cercles vicieux

ICONICITÉ ET MISE EN SCÈNE

En quarante ans de carrière, les stars américaines représentées à travers mon travail plastique ont eu le temps de se forger une filmographie des plus conséquentes. Ce sur quoi nous allons nous focaliser maintenant est la manière symptomatique dont ces icônes sont traitées à l’écran, comment elles sont filmées et mises en scène. Quelles sont leurs caractéristiques essentielles, en forgeant des liens visuels entre leurs films et leurs apparitions médiatiques d’antan et d’aujourd’hui. « Finalement, l’Amérique telle qu’elle se donne à voir dans l’essentiel de la production contemporaine est une Amérique lissée, polie, dont les déterminations socio-culturelles se réduisent à quelques stéréotypes : famille heureuse et unie, même si l’action peut quelque temps la mettre en péril, gangsters et policiers, politiciens efficaces ou corrompus, autoroutes dans le désert, New York réduit à ses gratte-ciels, Los Angeles à ses petites maisons, Miami à ses plages. » Des situations, des plans et des schémas identiques, stéréotypés et redondants. Il s’agira de construire des ponts, des relations, entre les images de l’émergence des stars et de leur nouveau paradigme, celui d’une acceptation ou non du vieillissement, du corps qui se transforme et n’est plus tout à fait celui d’il y a quarante ans. Dans certains cas, l’utilisation d’un plan spécifique, d’une réplique ou d’une mise en scène en particulier est au service d’un hommage, une référence à un film antérieur.
Un procédé typique des blockbusters : « En effet, l’hommage suppose qu’on prenne au sérieux le genre auquel on se réfère, c’est-à-dire qu’on fasse preuve de respect à son égard. »Dans d’autres cas, il s’agit d’un cercle vicieux. Certaines stars apparaissent à l’écran toujours de la même manière, jouent toujours les mêmes rôles, défendent les mêmes valeurs et sont, d’un film à l’autre, identiquement mises en scène. Ces plans dans lesquels apparaissent les icônes sont créés délibérément. Mais d’autres images s’inscrivent malgré elles dans la cinématographie des acteurs, des photographies et des vidéos prises sur le vif, par des fans ou des paparazzis. Ces moments de vie volés, ces irruptions dans la sphère privée des acteurs, font partie intégrante dans la création d’une star, et il faut l’évoquer. « Le vrai problème est celui de la confrontation du mythe, des apparences et de l’essence. »La presse à sensation est friande des images interdites,volées ou cocasses des stars car cela permet au public de s’immiscer dans l’intimité de celles-ci, et bien sûr, d’en faire du profit. Ces images, souvent floues et sans prétention artistique, ne faisant qu’immortaliser un instant contre le gré du sujet, sont aussi connues que les films des stars et s’ajoutent à leur palmarès. « Qu’elles (les vedettes) doivent leur visibilité et notoriété à leur statut, leur talent, leurs compétences, leur action, elles ont en commun une image largement reproduite, multipliée et diffusée. »
Des images contrôlées et des images interdites forgent le mythe de la star en tant qu’objet de curiosité, qui propage l’idée d’une société se soumettant aux médias dans le sens où le problème ne concerne plus la star, mais ce que la société fait d’elle. Prêtonsnous au jeu de faire des rapprochements entre des tentatives d’hommage, des redondances d’apparitions semblables, des mises en scène d’icônes devenues banales, et des images volées, en nous concentrant uniquement sur les acteurs cités dans ma pratique plastique.
La seconde stratégie pour contrer le vieillissement ou la défiguration est au contraire, de se mettre en avant. De se montrer jusqu’à l’outrance. Ainsi chaque année, de plus en plus de films au casting à rallonge sortent en salles, regroupant une même génération d’acteurs. Ce fut le cas en 2010 avec Expendables : Unité spéciale (2010), de Sylvester Stallone avec Bruce Willis, Jason Stataham, Jet Li et Sylvester Stallone, auxquels se sont rajoutés Arnold Schwarzenegger, Jean-Claude Van Damme et Chuck Norris dans Expendables 2 : Unité spéciale (2012), de Simon West, puis Harrison Ford, Mel Gibson et Antonio Banderas dans Expendables 3 (2014), de Patrick Hughes, faisant ainsi du vieillissement et de l’héroïsme, des critères de sélection. Les corps de Bruce Willis et de Sylvester Stallone, que nous opposions, se sont aujourd’hui retrouvés avec le groupement d’icônes américaines quasiment déifiées dans les Expendables. Des corps revendiqués comme vieillissants mais pas amorphes puisqu’ils continuent de se battre (certes avec un second degré) contre des ennemis puissants comme à leurs débuts. Les Expendables, aux visages boursouflés et fatigués, tentent de manière décomplexée de prouver qu’ils sont encore capables d’être des héros et des surhommes, au même titre que les Avengers, une réunion de supers-héros et d’acteurs populaires sauvant le monde et l’Univers. Précisons que la majorité des Expendables sont botoxés et refaits, tels des effets-spéciaux numériques. Ainsi, deux techniques permettent de contrer le vieillissement, l’une numérique, l’autre « morphologique », pour ne pas dire analogique.
À l’instar des Monuments Men (2017), de George Clooney, qui regroupe des acteurs en passe de devenir comme les Expendables, des doubles issus du musée Grévin, mais qui ont une filmographie moins testostéronée, plus raffinée dirons-nous. George Clooney, Matt Damon, Jean Dujardin, Bill Muray, John Goodman et Cate Blanchett, des acteurs issus du cinéma comique, d’auteur ou d’action (pour Matt Damon). Cette frénésie en dit long sur l’état actuel du star-system américain, les icônes des films d’action sont dans une course effrénée contre la montre, à toujours se démener pour être au top du boxoffice en faisant, de leur présence, de leur image et de leur corps un produit commercial.
Il s’agit de rester bankable pour rester en vie. Plus les films rapportent, mieux ils semblent se porter. Pour preuve, en 2018, Bruce Willis est la star de quatre films d’action. Pour trois d’entre eux189, il joue le même rôle, celui du justicier ou du policier à la retraite qui désire se venger d’une injustice. Si la loi du Talion est chaque année la source de nombreux films, c’est parce que le vengeur « s’inscrit dans un projet, il en fait le moteur d’une durée. Et créer une durée, c’est créer un récit. »Ce déchaînement de pulsions, cette extériorisation de la colère, au même titre que les scènes de destruction issues des blockbusters contemporains, est un spectacle dont le public est relativement friand. Cette trajectoire de carrière que Bruce Willis semble avoir prise nous informe sur son total manque de renouveau et d’originalité, et que son unique stratégie de comeback est de ne rien changer.

Dépérir : le fléau

LE DOUBLE : MORT OU SURVIVANCE ?

La rencontre transcendante du double de Vincent dans Collatéral sera synonyme de mort pour le protagoniste ambulant. Dans ce cas précis, le double [Fig. 50] prend la forme d’un coyote : sans autre but qu’une errance insensible dans les rues d’une mégalopole, les deux charognards sont voués à l’extinction. Si le double prend une dimension tragique, la duplicité peut avoir de nombreuses autres finalités et bien d’autres formes. Éclaircissons la notion de double au cinéma, à travers des figures et des exemples précis, afin de cartographier les différents enjeux et finalités de ce concept qui, comme le vieillissement et les comebacks permanents, engendre trépas et survivance.

CONCLUSION

À travers mon travail plastique, j’ai tenté d’exprimer une réflexion sur le starsystem hollywoodien, et plus précisément sur les icônes du cinéma d’action contemporain, en regroupant des figures masculines, reconnues massivement en tant que stars. Ce travail en arts plastiques s’est engagé à partir d’une recherche théorique sur le cinéma mais aussi d’une réflexion sur l’artiste cinéphile. Il m’a tenu à coeur de réparer quelques injustices, comme de hisser à nouveau Brendan Fraser au rang de star ou de redonner à Tom Cruise une virilité, certainement perdue autour de l’année 2005, en le réintégrant dans une fraternité analogique, celle d’un groupe d’action hero au service d’un cinéma à l’idéologie parfois arrogante. Celle d’une Amérique toute puissante et d’un American way of life nécessaire au bonheur. « L’équation bonheur = consommation a souvent été remarqué dans les films hollywoodiens : la belle vie, c’est une vie d’acquisitions. »216 Le nouveau rêve américain est un rêve qui s’achète, et les têtes de gondole de cette image du bonheur sont les stars. Des stars dont la vie se confond avec leurs rôles, et inversement. Les héros sont devenus des modèles dans notre société d’identification. Ils sont devenus des icônes de la pop culture. « Par opposition au héros cartérien, qui reçoit ses pouvoirs, quand il en a, d’une source extérieure, le héros reaganien ne doit son succès qu’à lui-même. Ce qui est remarquable avec le héros reaganien, c’est la tendance qu’ont à la fois les médias mais aussi les spectateurs à confondre l’acteur et son rôle. […] Pour beaucoup, Stallone est Rocky/Rambo. » Sylvester Stallone existe donc par le fantasme des Américains, ce qui serait une donnée, une explication sociale de l’image véhiculée de l’Amérique par l’Amérique. Lorsque cette image n’est plus forte mais fragilisée, les répercussions peuvent être désastreuses. « Le tour de passe-passe opéré sur la scène de ‘’ground-zéro’’ après le 11 septembre 2001 par les télévisions et les photographes, qui consistait à occulter les victimes pour faire immédiatement des pompiers les héros du site, substituant ainsi l’image d’efficacité et de courage à celle de la fragilité, n’est-il pas révélateur de tout une stratégie de la représentation qui traverse depuis longtemps le cinéma américain ? »Tom Cruise a guidé la réflexion de ce mémoire et nous l’avons vu, l’année 2005 correspond pour l’acteur à sa chute. Il joua à la fois le rôle de Ray Ferrier, un père de famille incompétent dans la vision de Steven Spielberg du 11 septembre 2001, La Guerre des mondes, et se ridiculisa à la télévision. Dans son rôle de père raté, Tom Cruise n’incarne plus l’Amérique triomphante comme à ses débuts, ce qui coïncide avec ce changement. Le cas de ces deux action hero soulève alors une interrogation sur l’importance de l’image de l’Amérique et le lien étroit qui s’opère entre acteur et personnage, précisément pour Tom Cruise en Ray Ferrier : n’est-il pas plutôt question des préjugés d’une société dans son désir d’auto-représentation survalorisée, à travers un personnage ou un acteur ? D’un acteur qui ne recherche plus une image idéalisée de lui-même ?

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Table des matières

AVANT-PROPOS : LE DEÉCLIN D’UNE ICÔÔNE EN 1950 
INTRODUCTION 
I – APPARAÎTRE ET RESTER A L’ÉCRAN : LE CAS TOM CRUISE
A – APPARITIÔNS DES ICÔÔNES
B – CHERCHER LE CADRE
II – FAIRE TOUJOURS LA MÊME CHOSE : LES CERCLES VICIEUX
A – IMMUABLES BLÔCKBUSTERS
B – ICÔNICITEÉ ET MISE EN SCEÈNE
III – DÉPÉRIR, LE FLÉAU
A – LES EXPENDABLES : VIEILLISSEMENT, DEÉFIGURATIÔN ET NUMEÉRIQUE
B – LE DÔUBLE : MÔRT ÔU SURVIVANCE ?
CONCLUSION 
GLOSSAIRE 
BIBLIOGRAPHIE 
WEBOGRAPHIE 
FILMOGRAPHIE 
INDEX DES NOMS CITÉS 
INDEX DES OEUVRES CITÉES 
VISUELS DU TRAVAIL PLASTIQUE

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