Les Evènements Anoxiques Océaniques (OAEs)
Décrits pour la première fois il y a quarante ans (Schlanger et Jenkyns, 1976), les évènements anoxiques océaniques (OAEs) furent caractérisés par la présence de dépôts sédimentaires pélagiques riches en matière organiques d’étendue quasi globale de manière simultanée, notamment au Crétacé à la limite Albien-Aptien (~113 Ma) et Cénomanien-Turonien (~94 Ma). La raison invoquée initialement pour expliquer ces évènements ponctuels était alors une intensification et une expansion importante de la Zone à Minimum d’Oxygène (OMZ) dans les océans mondiaux.
Depuis ces premiers travaux, six OAEs ont été identifiés durant le Crétacé (Arthur et al., 1990) et ont été décrits à l’Aptien inférieur (OAE 1a ou Selli Event, ~120 Ma, Erba et al., 1999), à l’Albien inférieur (OAE 1b ou Paquier Event, ~112 Ma, Herrle et al., 2004), à l’Albien supérieur (OAE 1c ou Toolbuc Event, ~102 Ma, Arthur et at al., 1990 ; OAE 1d ou Breistroffer Event, ~99 Ma, Arthur et al., 1990), à la limite Cénomanien-Turonien (OAE 2 ou Bonarelli Event ou C/T OAE) et à la limite Coniacien-Santonien (OAE 3, ~86Ma, Arthur et al., 1990). A cette liste s’ajoute le seul OAE identifié à ce jour dans le Jurassique : celui du Toarcien (T-OAE ou Posidonienschiefer Event, ~183 Ma, Jenkyns, 1985, 1988). La notion d’OAE peut toutefois être débattue du fait du caractère plus régional que mondial de certains de ces évènements. Ainsi, seuls le T-OAE, l’OAE 1a et l’OAE 2 sont des évènements majeurs présents de manière quasi globale. L’OAE 1b et 1c ne semblent ainsi n’être enregistrés que dans certains bassins téthysiens dont le caractère restreint favorise la stagnation et la stratification des eaux (Tiraboschi et al., 2009). De même, l’OAE 3 n’est décrit que dans les séries sédimentaires atlantiques tropicales et équatoriales ainsi que dans certains bassins épicontinentaux de la marge ouest-atlantique (Wagreich, 2012). Par ailleurs, d’autres épisodes d’enfouissement de matière organique comme le Faraoni Event (Hauterivien supérieur) (Baudin, 2005 ; Baudin et Riquier, 2014) ou le Weissert Event (Valanginien) (Erba et al., 2004) peuvent également être considérés comme des OAEs, tout comme le PETM à la limite Paléocène-Eocène (Jenkyns, 2010) (Fig. 1.3). Bien que chaque OAE soit initié par une combinaison de mécanismes qui lui est propre, plusieurs définitions peuvent être données, basées sur des critères purement lithologiques ou géochimiques, ou en lien avec les changements biologiques dans les communautés planctoniques associées à ces évènements.
OAEs et perturbations du cycle du carbone
Les OAEs du Mésozoïque sont définis principalement par des enfouissements massifs de matières organiques (MO) dans les sédiments (Schlanger et Jenkyns, 1976; Arthur et al., 1987; Schlanger et al., 1987). D’un point de vue lithologique, les OAEs sont donc représentés par des intervalles de dépôts pélagiques de marnes sombres laminées, appelées black shales, dont les teneurs en carbone organique total (TOC) sont généralement supérieurs à 1% et pouvant atteindre plusieurs dizaines de pourcents. Cet enfouissement massif de MO a pour conséquence de perturber le cycle biogéochimique du carbone, ce qui se reflète dans la composition isotopique des deux puits majeurs de carbone que sont les carbonates – relié au pôle de carbone inorganique dissous dans l’eau (DIC) – et la matière organique. En effet, les OAEs sont marqués par des excursions positives des rapports 13C/12C des carbonates et de la matière organique reflétées par les signaux δ 13Ccarb (augmentation jusqu’à +3‰) et δ 13Corg (augmentation jusqu’à +6‰) (Schlanger et Jenkyns, 1976; Arthur et Schlanger, 1979; Jenkyns, 1980) (Fig. 1.6). Seuls les OAEs du Toarcien (T-OAE) et à la limite Aptien-Albien (OAE 1b) présentent également des anomalies négatives (diminution d’environ -7‰) encadrés par des excursions positives (Jenkyns, 2003). Celles-ci ont été attribuées à la déstabilisation de clathrates de méthane, caractérisées par des rapports isotopiques extrêmement faibles (δ 13C~-60‰), au niveau des marges continentales.
Ces signaux chimiostratigraphiques apparaissant de manière ubiquiste dans les intervalles recouvrant les OAEs, le terme d’OAE peut ainsi être défini par ces excursions dans l’enregistrement des isotopes du carbone et donc peut être applicable à d’autres évènements hors Mésozoïque au sein du Phanérozoïque.
Pour expliquer la présence de ces niveaux de matière organique caractéristiques des OAEs, trois modèles ont été proposés basés sur une bonne préservation de ceux-ci dans des environnements anoxiques (Demaison et Moore, 1980; Pedersen et Calvert, 1990; Algeo et al., 2008) (Fig. 1.5). Le premier est basé sur une augmentation importante de la productivité primaire consommatrice d’oxygène et l’expansion de la zone à minimum d’oxygène, comme c’est le cas dans les systèmes d’upwellings actuels. Le second repose, quant à lui, sur la mise en place d’une colonne d’eau stratifiée induisant des circulations en fond et en surface de bassin découplées. Le brassage et la ventilation du fond du bassin est alors réduite et le stock d’O2 n’est plus renouvelé. C’est le cas actuellement dans la mer Noire, où une circulation estuarienne avec des apports d’eaux douces dans le bassin en excédent par rapport à l’évaporation et entraîne la formation d’une lame d’eau douce en surface du bassin ne se mélangeant pas à l’eau salée plus dense .
Enfin, une circulation de type « estuarienne » est caractérisée par la formation d’une stratification d’une colonne d’eau par différence de densité. Cette stratification des eaux en contexte de marge correspond à la formation d’eaux de surface peu salées associée à des décharges fluviales intenses et/ou à un ratio précipitation/évaporation élevé. La mise en place d’une circulation estuarienne ne nécessite de se mettre en place dans un bassin fortement confiné puisqu’elle repose également sur l’advection latérale d’eaux profondes appauvries en oxygène. Ce modèle est aujourd’hui celui qui caractérise le développement de l’anoxie dans la mer Baltique (Algeo et al., 2008).
Augmentation de la productivité primaire
La productivité primaire à la surface des bassins océaniques est dépendante de deux facteurs majeurs : la quantité d’eau traversée par la lumière, soit, par extension, la surface occupée par les océans mondiaux et la quantité de nutriment disponibles. La source principale de nutriments dans cette zone euphotique est l’océan lui-même via des processus de recyclage lors de phénomène d’upwellings (Piper et Calvert, 2009; Trabucho Alexandre et al., 2010). Or, il a été communément admis (Fischer et Arthur 1977; Bralower et Thierstein, 1984) que l’appauvrissement en oxygène dans la colonne d’eau lors des OAEs était le résultat d’une circulation océanique fortement ralentie entrainant une forte stratification des eaux. Ce modèle dérive des observations faites sur la Mer Noire actuelle intensément stratifiée car quasi-déconnectée de la circulation thermohaline. Ce modèle n’est cependant pas applicable à l’océan mondial au Mésozoïque où il existe de nombreuses preuves d’une colonne d’eau brassée avec d’importants mouvements verticaux (Poulsen et al., 2001; Trabucho Alexandre et al., 2010; Meyer et Kump, 2008) et d’intensifications des phénomènes d’upwelling (Arthur et al., 1987; Junium et Arthur, 2007).
Même si le recyclage de nutriments dans la colonne d’eau est suffisant pour enfouir de la MO dans les sédiments, d’autres sources de nutriments semblent être requises pour enfouir une telle quantité lors des OAEs. En effet, les dépôts de matière organique pendant les OAEs correspondent à des intervalles compris entre 40 et 500 ka (Arthur et al., 1987). D’autre part, les deux éléments majeurs dans le budget total de nutriments des océans sont le phosphore sous sa forme de phosphate inorganique dissoute (DIP) ainsi que l’azote principalement d’origine détritique. Or, ces éléments ont un temps de résidence globalement plus court que la durée des OAEs. Cela signifierait que sans augmentation des apports de nutriments, la production primaire ne serait pas suffisamment alimentée par le recyclage de ces éléments dans la colonne d’eau (Bjerrum et al., 2006). Une raison pour expliquer une augmentation de la quantité de nutriments dans la zone euphotique peut être un apport continental plus important et donc une altération chimique liée à une accélération du cycle hydrologique dans un contexte climatique chaud et humide.
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Table des matières
Introduction
1. Problématiques de recherche
1.1. L’oxygénation des océans à travers le temps
1.2. Motivations et problématiques de recherche sur l’OAE 2
1.3. Objectifs de la thèse et approches
2. Organisation du mémoire
Partie A – Contexte général
I. État de l’art
1. Conditions d’oxygénation et processus de dégradation de la matière organique
2. Les Evènements Anoxiques Océaniques (OAEs)
2.1. OAEs et perturbations du cycle du carbone
2.2. Augmentation de la productivité primaire
2.3. Climat et paléogéographie
2.4. Volcanisme
2.5. Productivité ou préservation ?
3. L’OAE 2
3.1. Caractérisations des dépôts de matière organique
3.2. Biostratigraphie et évolution faunistique
3.3. Cycle du carbone et marqueurs organiques
3.4. Marqueurs inorganiques
3.5. Mécanismes à l’origine de l’OAE 2
3.5.1. Volcanisme
3.5.2. Climat
3.5.3. Perturbation du cycle hydrologique et configuration des bassins
II. Zone d’étude : Le Bassin Vocontien
1. Contexte géodynamique et paléogéographique régional
2. Cadre temporel et calages stratigraphiques
2.1. Cadre lithostratigraphique du Niveau Thomel
2.2. Cadre biostratigraphique du Niveau Thomel
2.3. Cadre chimiostratigraphique du Niveau Thomel
III. Matériels et Méthodes
1. Matériels : les coupes de Pont d’Issole et de Lambruisse
1.1. La coupe de Pont d’Issole
1.2. La coupe de Lambruisse
2. Méthodes et protocoles
2.1. Pyrolyse Rock-Eval
2.2. Analyses des compositions isotopiques en carbone et en oxygène des fractions
carbonatées
2.2.1. Préparation des échantillons
2.2.2.Analyse par IRMS
2.3.Analyses des compositions isotopiques et des concentrations élémentaires en carbone
et en azote de la fraction décarbonatée
2.3.1. Préparation des échantillons
2.3.2. Analyse des compositions isotopiques en carbone et en azote et des
concentrations élémentaires en carbone et en azote
2.4. Analyses des compositions isotopiques en soufre des sulfures et quantification de la fraction de pyrite
2.4.1. Extraction des sulfures
2.4.2. Analyse isotopique
2.5. Analyses en éléments majeurs et traces
2.5.1. Préparation et analyse des échantillons
2.5.1.1. Protocole de préparation et d’analyse des échantillons à l’ISTeP
2.5.1.2. Protocole de préparation et d’analyse des échantillons au SARM
2.5.1.3. Intercalibration entre les deux protocoles
2.5.2. Normalisation et calcul des facteurs d’enrichissement
2.6. Spéciation du fer
2.6.1. Principe
2.6.2. Extractions chimiques
2.6.2.1. Extraction du fer contenu dans les carbonates
2.6.2.2. Extraction du fer des oxydes
2.6.2.3. Extraction du fer de la magnétite
2.6.2.4. Extraction du fer peu réactif
2.6.2.5. Extraction du fer total
2.6.3. Spectrophotométrie
2.6.4. Comparaison des concentrations en FeT déterminés par spectrophotométrie et
par ICP-OES
2.6.5. Utilisation des mesures de spéciation du fer
Partie B – Résultats
Préambule aux résultats
1. Contrôle de l’effet de la diagenèse d’enfouissement et météorique sur les carbonates
2. Analyse de l’évolution du signal de δ13C
2.1. Pont d’Issole
2.2. Lambruisse
3. Analyse de l’évolution du signal de δ18O
3.1. Pont d’Issole
3.2. Lambruisse
4. Analyse de l’évolution des signaux du TOC et du CaCO3
5. Compilation des données
IV. Conditions d’oxygénation oscillantes dans le Bassin Vocontien (SE
France) au cours de l’Évènement Océanique Anoxique 2 (OAE 2)
Résumé
Oscillating redox conditions in the Vocontian Basin (SE France) during Oceanic Anoxic
Event 2 (OAE 2)
Abstract
1. Introduction
2. Geological setting
3. The Pont d’Issole section
4. Materials and Methods
4.1. Rock-Eval pyrolysis
4.2. Sulfur isotopes
4.3. Major and trace-element concentration
4.4. Iron speciation
5. Results
5.1. Organic Matter
5.2. Iron mineral speciation
5.3. Sulfur isotopes
5.4. Major and trace-elements
6. Interpretations
6.1. Iron mineral speciation
6.2. Redox sensitive elements
6.2.1. Molybdenum
6.2.2. Vanadium
6.2.3. Zinc
6.2.4. Uranium
6.2.5. Manganese and Iron
6.2.6. Phosphorus
6.3. Significance of the elements behavior and evolution of the redox conditions
7. Discussion
7.1. Record of distant volcanic influences throughout the Niveau Thomel
7.2. Establishment and expansion of oxygen-depleted conditions during the Niveau
Thomel
7.3. An episode of reoxygenated conditions associated with the Plenus Cold Event
8. Conclusions
V. Perturbations des cycles de l’azote et du carbone à travers l’Évènement
Océanique Anoxique 2 de la limite Cénomanien-Turonien (~94 Ma) dans le
Bassin Vocontien (SE France)
Résumé
Nitrogen and carbon cycle perturbations through the Cenomanian-Turonian
Oceanic Anoxic Event 2 (~94 Ma) in the Vocontian Basin (SE France)
Abstract
1. Introduction
2. Geological setting
2.1. The Vocontian Basin through the CTB
2.2. The litho-biostratigraphy of the Lambruisse section
3. Methods
3.1. Rock-Eval pyrolysis
3.2. Carbon and oxygen isotopes compositions of carbonate
3.3. Carbon isotope composition of organic matter
3.4. Nitrogen isotope composition of bulk rock
3.5. Major and trace-element concentrations
4. Results
4.1. Organic geochemistry
4.2. Stable carbon isotopes
4.2.1. Stable carbon isotopes of carbonates
4.2.2. Stable carbon isotopes of organic matter
4.2.3. Paired carbon isotopes signal (Δ13C)
4.3. Stable oxygen isotopes
4.4. Nitrogen isotopes, N concentrations and C/N molar ratio
4.5. Major and trace elements geochemistry
4.5.1. Redox-sensitive elements with minimal detrital influence
4.5.2. Redox-sensitive elements influenced by productivity
4.6. Terrigenous inputs and chemical weathering
5. Interpretations and discussion
5.1. Preservation of the organic matter
5.1.1. Characterization of the organic matter
5.1.2. Redox conditions and basin configuration
5.1.3. Productivity conditions
5.2. Evidences of denitrification processes and N2 fixation
5.3. Integration of the Vocontian Basin in the regional N cycle
5.4. Paired carbon isotopes constraints on the carbon cycle
5.5. Paleotemperatures variations inferred form the carbonate δ18O
5.6. Weathering conditions and hydrological cycle
5.7. Global vs. local forcing mechanisms
6. Conclusions
Partie C – Discussion
Conclusion
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