« L’école ne peut « continuer à vivre comme à l’époque de la machine à vapeur » (Mariet, 1989 cité par Jacquinot-Delaunay, 2001) .
« L’avenir de l’école ne s’écrira pas à la craie sur un tableau noir : le numérique doit maintenant révolutionner l’école » (Chatel, 2010) .
Ces deux citations ont été prononcées à 21 ans d’écart. La première fut contemporaine du minitel et du magnétoscope, la seconde fut énoncée la même année que le lancement commercial de l’Ipad®. La première se préoccupait de la diffusion de l’audiovisuel dans la société et de l’impossibilité de l’école de s’en préserver, la seconde de la pression de la société numérique et du besoin de l’école de s’y accoutumer. 21 ans séparent ces dires, et si l’un était prononcé par un chercheur et l’autre par le ministre de l’Éducation nationale, la même idée persiste : les technologies, qu’elles soient analogiques à l’époque, ou numériques aujourd’hui, existent indifféremment de l’école, ou plutôt l’inverse : l’école existe indifféremment de ces technologies. De nombreux « plans numériques » se sont succédé de gouvernement en gouvernement, apparaissant maintenant pour la presse comme un « serpent de mer ». Les technologies devenues pédagogiques sont entrées dans le langage commun sous la forme de TICE (technologie de l’information et de la communication pour l’éducation), mais s’insèrent-elles vraiment dans l’école ?
De nombreux plans de développement du numérique éducatif sont restés au stade d’expérimentation, ou n’ont pas été reconduits. Dans tout cela, le projet des environnements numériques de travail (ENT) se démarque par sa généralisation sur les territoires, mais surtout par les injonctions hiérarchiques rendant son emploi quotidien obligatoire. Cet outil à la frontière du site internet et de l’intranet d’un établissement est défini comme « un point d’entrée unifié pour accéder au système d’information pédagogique de l’école ou de l’établissement » (MEN, 2012). Son institutionnalisation, voire sa banalisation, peuvent l’affranchir du qualificatif de « nouvelle technologie », mais peut-on le considérer comme un outil de l’enseignant ? La permanence de l’ENT dans la journée de l’enseignant (relevé des présences, report des notes, actions pédagogiques, consultation des mails professionnels…) permet-elle de l’inscrire dans la pensée enseignante ? Si tel est le cas, sur quelles notions et comment cette inscription se produit-elle ? Notre travail propose d’interroger les représentations sociales (RS) que porte la communauté enseignante sur l’ENT et d’envisager ses relations avec des objets préexistants : le métier d’enseignant, la communication et l’information dans ce métier. L’objectif est de proposer une modélisation de l’ancrage de la RS de cet objet dans un « déjà là pensé » (Jodelet, 1984, p. 361) propre au champ de l’enseignement secondaire.
SIC et SED
Notre première posture interdisciplinaire se situe au travers des SED et des SIC. Notre objet d’étude étant une technologie de l’information et de la communication dans l’enseignement, elle se définit « au carrefour des dimensions proprement communicationnelles et proprement éducatives » (Jacquinot-Delaunay, 2002, p. 2), chacun de ces versants s’inscrivant dans un champ disciplinaire. Les deux disciplines à l’œuvre ici ont déjà été étudiées dans leurs complémentarités. Ce travail de synthèse a été proposé, mais également expérimenté par Jacquinot-Delaunay, qui tout au long de sa carrière a su associer ces deux pans de réflexion, à la fois professeur de SED, et fondatrice du département SIC de paris-8. Elle propose d’illustrer la gémellité des deux disciplines par ces éléments : une visée institutionnelle marquée par leurs développements récents avec leurs parcours d’institutionnalisation et les difficultés dues à leur hybridation. Mais surtout, elles se caractérisent par leur pluridisciplinarité :
« elles se sont constituées à partir de la juxtaposition de disciplines diverses des sciences humaines et sociales et ensuite, développées en sollicitant la plupart de ces autres disciplines tantôt « contributives » tantôt « constitutives » de leur champ spécifique; toutes deux ont eu leur débat (non clos) sur le pluriel ou le singulier de leur statut de « science(s) » » (Jacquinot-Delaunay, 2001, p. 394) .
Nous noterons ici que si l’auteur qualifie cette constitution de pluridisciplinaire, nous interpréterons le développement cité supra de « transdisciplinaire » au sens « d’un mouvement de traversée des disciplines aboutissant à une « co-construction des savoirs qui traversent littéralement les disciplines constituées » (Darbellay, 2005, p. 51) » (Charaudeau, 2010). Mais si cette définition s’applique à la fois au SED et au SIC, elles n’en restent pas moins deux disciplines différentes. Nous considérons notre positionnement entre ces deux univers comme appartenant à une transculturalité donnant la possibilité au sujet « d’habiter et d’être habité par les différentes cultures, de passer d’un référent culturel à un autre » (Di & Moro, 2008, p. 22 cité par Chante & Yahiaoui, 2016) . Notre question de départ est née dans un parcours universitaire en SED, et elle a évolué dans un environnement de recherche en SIC (chap. 4.1), si ces deux périodes sont complémentaires pour le travail proposé aujourd’hui, la transition d’un champ disciplinaire à l’autre s’est effectuée par un trait d’union commun : l’ancrage théorique en psychologie sociale.
Et la psychologie sociale ?
Charaudeau définit les sciences de l’éducation et les sciences de l’information et de la communication comme : « deux champs disciplinaires qui circonscrivent, chacun à sa façon, leur domaine d’étude, et qui, selon l’objet qu’ils étudient, peuvent avoir recours, autant que de besoin, à d’autres disciplines, telles la sociologie, la psychologie sociale, les linguistiques de la langue et du discours, l’histoire etc. » (Charaudeau, 2010, p. 198) .
Notre démarche d’étude a choisi un regard psycho-social pour étudier l’intégration d’un objet TICE dans la pensée enseignante. Cette discipline s’intéresse à : «ces événements psychologiques fondamentaux que sont les comportements, les jugements, les affects et les performances des êtres humains en tant que ces êtres humains sont membres de collectifs sociaux ou occupent des positions sociales (en tant donc que leurs comportements, jugements, affects et performances sont en partie tributaires de ces appartenances et positions)» (Beauvois, Joule, & Monteil, 1998, p. 310-311) .
Nous considérons donc que le rapport des enseignants à l’ENT dépasse les fonctionnalités de ce dernier et est constitué à partir de l’identité sociale de cette population. Nous le questionnerons donc non pas par une définition objective de l’outil, mais par une interprétation de l’objet inscrit dans le contexte d’un métier. Pour accéder à ce type de savoir subjectif, nous choisirons les théories des représentations sociales. Ces structures cognitives, socialement partagées et propres à un groupe, sont à la fois le produit et le processus d’une activité mentale permettant de reconstruire le réel et de lui attribuer « une signification spécifique » (Abric, 2011, p. 64).
Pour permettre une étude compréhensive de cette intégration, nous débuterons ce mémoire par une présentation des quatre objets questionnés (ENT, métier d’enseignant, communication et information), puis nous exposerons les éléments théoriques qui nous permettent d’aboutir à notre problématique. La seconde partie du mémoire sera composée, après un exposé des outils méthodologiques, d’une étude empirique en deux temps. Une première étape est orientée vers l’exploration du discours social sur les TICE et repose sur l’étude de textes provenant de trois sphères sociales différentes (presse, institution et forum). La seconde étape étudie les représentations professionnelles de l’ENT et son intégration dans la pensée enseignante. Cette partie repose sur l’étude de 625 questionnaires relevant les représentations professionnelles de l’environnement numérique de travail, du métier d’enseignant, de l’information et de la communication dans ce métier. Ces analyses s’emploieront à faire ressortir les liens exprimés entre ces objets, mais également les invariances d’opinions les traversant. Ce travail aboutira à des pistes de recherches, qui questionneront les limites de l’ENT face à l’environnement professionnel, mais qui permettront également un nouveau mode de lecture des structures des représentations sociales.
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Table des matières
1 Introduction
1.1 Positionnement théorique
1.1.1 SIC et SED
1.1.2 Et la psychologie sociale ?
2 Définition des objets questionnés
2.1 L’environnement numérique de travail
2.1.1 Les TICE et l’école
2.1.2 L’ENT
2.2 Le métier d’enseignant
2.2.1 Métier ou profession
2.2.2 La définition du poste enseignant du secondaire
2.3 La communication et l’information dans le métier d’enseignant
2.3.1 Communication : définitions courantes
2.3.2 Information : définitions courantes
2.3.3 Les théories de l’information et de la communication
3 Cadre théorique
3.1 L’étude des objets TIC
3.1.1 La sociologie des usages
3.1.2 Études sur les usages
3.2 Les représentations sociales
3.2.1 Définition
3.2.2 Les représentations de nos objets peuvent-elles exister ?
3.2.3 Naissance vie et dynamique d’une RS
3.2.4 Fonction des RS
3.2.5 École des représentations sociales
3.2.6 Représentations professionnelles
3.2.7 Attitude et représentations sociales
3.2.8 Pratiques et représentations
3.2.9 Relations entre représentations sociales
3.2.10 Les représentations de nos objets
4 Problématique(s)
4.1 Positionnement du chercheur et construction de l’objet de recherche
4.1.1 Naissance de l’objet d’étude
4.1.2 Naissance de l’objet de recherche
4.1.3 Implication du chercheur
4.2 Problématiques
4.2.1 Problématique dans le champ des SIC
4.2.2 Une problématique psycho-sociale
5 Méthodologie
5.1 Les outils de recueils de données
5.1.1 La constitution des corpus
5.1.2 Le questionnaire d’enquête
5.2 Les outils de traitements de données
5.2.1 Le Chi2 d’indépendance
5.2.2 L’Analyse Factorielle de Correspondances (AFC)
5.2.3 L’analyse factorielle des correspondances multiples
5.2.4 La méthode Reinert
5.2.5 Exploration des temps verbaux
5.2.6 La distance de Labbé
5.2.7 L’analyse prototypique
5.2.8 L’analyse de similitude
6 Résultats
6.1 Le contexte social des TICE
6.1.1 Le discours institutionnel
6.1.2 Le discours de la presse
6.1.3 Le corpus de la concertation sur le numérique éducatif
6.1.4 Croisement des corpus, permanences et différences
6.2 L’inscription de l’ENT dans la pensée enseignante
6.2.1 Description de la population
6.2.2 La catégorisation des données
6.2.3 Les attitudes
6.2.4 Les représentations
7 Discussion
7.1 Du discours social aux représentations professionnelles
7.2 Les attitudes
7.3 Les représentations professionnelles en système
8 Conclusion