Les enjeux des discussions à visée philosophique à l’école primaire

Les enjeux des discussions à visée philosophique à l’école primaire

L’école a pour mission de former de futurs citoyens éclairés et les injonctions officielles visent à aider les enseignants à atteindre cette finalité. Les discussions à visée philosophique semblent être un moyen d’y accéder en proposant à l’enfant d’être acteur dans la construction d’une pensée rigoureuse, en abordant des questions faisant partie intégrante de la vie de chacun.

Les grandes questions, au centre de tout individu 

Chaque individu tisse des liens au fur et à mesure de ses rencontres et cela durant toute sa vie. Aucun individu ne vit isolé des autres puisque la particularité des êtres humains et bien le fait de faire société, et donc de s’émanciper de la condition de nature. Cela est permis grâce au système de communication très développé chez les humains, permettant alors de mettre des mots sur ce que l’on ressent les uns envers les autres. Les sentiments sont une notion très abstraite, non palpable rendant les multiples états affectifs difficiles à expliciter, à mettre en mots. Cependant, chaque individu connaît dans sa vie diverses émotions et dès la naissance, les bébés connaissent les sentiments de frustration lorsqu’ils se retrouvent seuls et établissent un lien de confiance avec leurs parents qui jouent un rôle rassurant. La relation avec autrui est donc établie très tôt et connaît diverses déclinaisons. En effet, on trouve le sentiment amoureux, celui de l’amitié, celui de l’attachement. Autant de sentiments permettant l’utilisation du verbe « aimer », unique pour parler de ce que l’on peut éprouver envers un être qui nous est cher. Mais comment savoir ce qui relève de l’amour dans le sens de l’« état amoureux », de l’amour envers des membres de notre famille, de l’amour envers un ami, plus communément appelé « amitié » ? Les adultes comme les enfants ont parfois des difficultés à relier leur ressenti avec le sens de ce verbe qui serait le plus approprié, bien qu’il soit expérimenté sous toutes ces formes par chaque individu dès le plus jeune âge. Comment, notamment sur la cour, exiger des enfants la mise en mots de leur ressenti pour régler un conflit quand les adultes eux-mêmes se sentent souvent incapables de les traduire ? La séquence menée avec les élèves de CP/CE1 avait pour objectif d’aider à l’explicitation de ces émotions et la prise de conscience de leur caractère universel.

L’amitié est un lien co-construit, c’est en cela qu’elle est réciproque. Les relations « donnant donnant » impliquent nécessairement une certaine ressemblance entre les deux individus qui la font vivre, en ce que chacun peut faire des dons de valeurs égales ou en tout cas qu’ils estiment égales par leur représentation similaire du monde. Cependant, deux amis peuvent se choisir en ce qu’ils se complètent plus qu’ils ne se ressemblent et ainsi leur relation est détachée de tout intérêt, chacun donne lorsqu’il le veut sans attendre en retour. Comme toute relation, l’amitié doit s’entretenir et n’est jamais acquise. L’amour diffère de l’amitié en ce qu’il n’est pas nécessairement source de bonheur. Le don de soi dans une relation non réciproque peut mener à son anéantissement lorsque l’être aimé ne donne rien en retour. C’est en cela qu’Anissa Castel écrit dans son ouvrage Qu’est-ce qu’aimer ? « Il faut, en effet, un minimum de réciprocité pour que cet amour ne rende pas malheureux celui qui l’éprouve … » . L’amour peut donc rendre malheureux lorsqu’il n’est pas partagé mais aussi lorsqu’il conduit à éprouver de violents états affectifs comme la passion. Ce sentiment est selon Anissa Castel « subi » (ibid, p.34). Elle l’explique en écrivant qu’alors l’être aimé passionnément est l’objet de désir absolu, la seule à détenir la clé du bonheur. Ainsi, Anissa Castel écrit « si j’aime quelqu’un passionnément, son absence m’attriste et m’est insupportable […] si je le perds, je perds tout. » (ibid, p.34). C’est en ce sens qu’elle écrit que « cet amour-là est impuissant et malheureux. » (ibid, p.34) puisque l’on vit pour l’autre quitte à effacer son individualité, son identité. On ne choisit pas d’aimer quelqu’un ni les raisons qui nous poussent à cela mais on choisit « d’affirmer activement un sentiment, un désir bien à soi. » (ibid, p.19), une place à l’individualité, à la subjectivité et à la liberté de choisir les moyens de s’y prendre pour entretenir ce sentiment doit alors être laissé pour ne pas tomber dans une passion subie. Cependant, une relation quelle qu’elle soit ne peut se vivre seule et Anissa Castel écrit « La relation entre moi et les autres, même si elle ne m’échappe pas complètement, puisque j’en fais partie, ne dépend pas de moi seul. » (ibid, p.10).

Malgré l’universalité de ce sentiment, une forme de subjectivité inexplicable semble bien prendre une place importante dans le choix de la personne désirée. L’attirance physique, le désir est présent dans ce sentiment, par rapport à l’amitié où le physique ne compte pas. Ainsi, Anissa Castel se demande « […] lorsque l’on croit aimer quelqu’un, aimerait-on quelque chose, dans ou à travers la personne (par exemple la Beauté) plus que la personne elle-même […] ? » (ibid, p.25). L’auteure explique que le philosophe Pascal est allé jusqu’à se demander si nous n’aimons pas que des qualités chez l’autre. Cette vision s’oppose à celle d’Aristophane qui croyait dans l’idée « d’âme sœurs », où chacun doit trouver sa moitié pour se sentir pleinement heureux. Même si le désir physique fait partie intégrante d’une relation amoureuse, il est difficile de penser qu’il puisse suffire sur le long terme. Pour que deux personnes restent amoureuses il semble nécessaire qu’elles ne soient pas opposées sur le plan des idées, car même si l’amour semble transcender les différences par son caractère impromptu, la beauté extérieure ne semble pas pouvoir alimenter un amour sur du long terme. On peut parler de caractère impromptu dans le sens où l’on dit « tomber amoureux », connaître un « coup de foudre », comme si l’on ne pouvait y résister. D’ailleurs, Marianne Chaillan explique que pour le philosophe Lucrèce « le coup de foudre […] éblouit » à tel point que l’individu qui « tombe » amoureux ne voit plus les défauts ni même les qualités de l’être aimé car il est amoureux de l’idée même de l’être, c’est en cela que Marianne Chaillan écrit « Le désir est une sorte de dynamisme premier qui ne s’investit que secondairement sur des objets. », désir que l’on ne retrouve pas dans l’amitié, qui se fonde bien sur le fait d’apprécier une personne de par ses qualités « intérieures, l’attachement. Le fait d’apprécier l’autre pour ce qu’il est est premier dans le cas de l’amitié.

Tisser des liens contribue pleinement à la construction de l’individu, à sa socialisation. Ce processus commence très tôt dans la sphère familiale et très vite l’enfant va apprendre à se développer avec les autres à l’école. Il va ainsi être en contact avec des pairs avec lesquels il aura de nombreux échanges. Lors de l’enfance, des liens se font, se défont mais c’est la période durant laquelle ils sont les plus nombreux. C’est ce que Claire Bidart écrit : « au fur et à mesure que l’on vieillit, la disposition à rencontrer des gens, à établir et à maintenir des liens avec eux, se rétrécit de façon très nette. » . De même que pour l’amitié, l’enfant connaît le sentiment amoureux à l’école, même s’il ne se manifeste pas de la même manière qu’à l’âge adulte. On peut penser qu’il y a une forme de mimétisme de la vie adulte, dès la petite section les élèves parlent d’amoureux, amoureuse, mais Freud dit bien que le dieu Eros, dieu de l’amour et du désir, fait partie intégrante de l’inconscient. Il établit les grandes relations universelles du développement de l’enfant en fonction de cette idée de pulsions et de désirs. Vers 7 ans, l’enfant fait le deuil de sa relation amoureuse impossible avec ses parents, et entre dans une période de« latence » où les garçons et les filles ne se mélangent pas. Cependant, c’est l’âge des premières interrogations formulées, notamment sur la question de l’amour, qui met mal à l’aise malgré son caractère universel.

L’école a pour mission de faire grandir les enfants, à les préparer à devenir des citoyens éclairés et autonomes, en les incitant à se questionner et à tenter de faire preuve de réflexivité pour tenter d’y répondre. Comment traiter alors ces questions universelles mais surtout existentielles ?

Les nouveaux programmes mettent en avant l’importance de la démarche d’investigation. En effet, l’élève doit être acteur dans son apprentissage, construire lui-même ses connaissances sans être dans une réception passive de ce que dit l’enseignant. Cela demande alors une certaine capacité à la réflexivité de la part de l’élève, c’est-à-dire être capable de réfléchir sur sa propre réflexion qui n’est alors pas figée. L’école a pour mission de faire réfléchir les élèves, plus que jamais avec les injonctions des nouveaux programmes. Les disciplines, dont l’accès est pourtant restreint, comme la littérature et la philosophie permettent de former les esprits critiques, d’éveiller les consciences et de sans cesse bousculer les représentations du monde. Cela doit se faire dès l’enfance, et c’est ce que permettent les discussions à visée philosophique qui construisent l’enfant en tant qu’individu singulier mais appartenant à une société, c’est-à-dire entouré d’«Autres» qu’il doit respecter et écouter pour faire évoluer sa pensée. Michel Tozzi, défend la démocratisation de l’accès à la philosophie dès la primaire et est le précurseur dans la mise en place débats à visée philosophique avec de jeunes enfants. Catherine Cazenave montre dans son article que le rôle de l’enseignant dans ces débats est notamment de veiller à ne pas tomber dans un simple échange d’opinions, d’où l’importance de suivre le « protocole » développé par Michel Tozzi pour s’assurer du bon déroulement et de l’efficacité du débat. Ce « protocole » passe par trois étapes que sont la problématisation, c’est-à-dire « apprendre aux élèves à interroger la question avant d’y répondre » Ainsi, les élèves sont amenés à adopter une posture réflexive ayant pour but d’éviter de tomber dans un simple échange d’opinions et soulevant la difficulté de trouver une réponse déjà construite. On trouve ensuite la conceptualisation, où les élèves prennent conscience de la difficulté à définir certaines notions souvent imbriquées et l’argumentation visant à inciter l’élève à justifier systématiquement ses prises de position, afin d’adopter un raisonnement scientifique, rationnel. Catherine Cazenave place la question au cœur du raisonnement, puisqu’elle conditionne l’efficience et la finesse du débat.

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Table des matières

Introduction
I- Les enjeux des discussions à visée philosophique à l’école primaire
Les grandes questions, au centre de tout individu
Les différents courants philosophiques à l’école
Le choix de la méthode expérimentée
Apprendre aux enfants à devenir de futurs citoyens éclairés
Les supports, déterminants de l’efficience des ateliers philosophiques
II- Préparation aux discussions à visée philosophique sur les thèmes de l’amour et l’amitié : le choix des supports et organisation de la séquence
Introduction à la philosophie : mise en place des discussions
La séquence proposée sur l’amour et l’amitié : séances et supports
III- Analyse de la séquence menée dans une classe de CP/CE1 : apports et difficultés rencontrées
L’amitié vue par les enfants
L’amour dans la sphère familiale
Le sentiment amoureux
Évolution des représentations initiales
Conclusion
Bibliographie
Annexes

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