Les enjeux des archives à travers différents acteurs
Les archives, un outil mémoriel
Les archives ont une valeur informationnelle, démocratique et mémorielle. Les documents reflètent la production d’une époque, permettant ainsi la constitution d’une histoire et de l’identité de notre société.
« Véhiculeur » de données, les archives sont une source documentaire conséquente visant à être transmises aux générations futures. L’archiviste a donc la responsabilité de la conservation et de l’élimination des documents, choisissant ainsi l’héritage de ce que l’on souhaite laisser de notre temps, et du passé. Parfois victimes de falsification ou de destruction, cet outil de bonne gouvernance est donc bel et bien au coeur d’enjeux mémoriaux. Ainsi pour comprendre leur valeur documentaire il convient avant tout de se demander ce que sont les archives de l’incorporation de force. Documents administratifs et objets personnels ? Nous verrons que leur composition et leur localisation sont bien plus complexes que cela. Cet état des lieux vise donc à présenter ce qui a été préalablement traité sur le sujet, mais également les lacunes. Dans un second temps nous étudierons la relation qu’entretiennent les notions d’archives et de mémoire, en quoi les documents relatifs aux Malgré-nous sont-ils porteurs d’une mémoire. Cette relation a-t-elle évolué depuis 1945, si oui par quels facteurs et comment.
État des lieux de la recherche dans le domaine des archives
Longtemps vu comme une science auxiliaire de l’histoire, l’archivistique tend à en devenir une à part entière26. Cette étude est la première sur ce sujet, d’autres ont été faites en lien avec les archives comme nous allons le voir, mais pas dans ce champ disciplinaire à proprement parler. Cette partie vise donc à présenter un aperçu de la recherche sur les archives de l’incorporation de force.
Que sont les archives des Malgré-nous ?
Nous entendons le terme d’ « archives » au sens de documents nous renseignant sur la question de l’incorporation de force. Ceci peut donc être produit, reçu ou relatif aux hommes qui ont fait cette histoire.
Nous souhaitons montrer par cette sous-partie la complexité et l’éparpillement de ces sources, mais également la singularité de certaines typologies, sans prétendre à une exhaustivité parfaite.
Archives françaises
Débutons par les archives présentes dans l’hexagone. Partagés entre services d’archives, associations et fonds privés ; ces documents aux typologies diverses sont essentiellement gardés en Alsace-Moselle, mais suite à leur histoire et aux spécificités des services on peut également les trouver ailleurs.
Il y a deux types d’archives administratives, les documents généraux portant sur l’incorporation, et les dossiers personnels produits par des services durant ou après la guerre. Quant à celles privées ce sont « à la fois les mémoires publiés […] et les témoignages enregistrés », collectés au cours de campagnes puis conservés aux Archives départementales du Haut-Rhin, dans des « bibliothèques, comme la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg, [et dans] les centres de documentation, comme celui de la Fondation Entente franco-allemande »27 qui a été transféré au Mémorial d’Alsace-Moselle. Différents lieux de conservation existent, avec en premier lieu l’échelon local et les communes qui possèdent l’état-civil ou du moins un monument aux morts permettant de connaître un minimum de renseignements sur les personnes inscrites. Les services d’archives, que nous présenterons plus tard dans l’analyse, possèdent des fonds d’associations d’Anciens Combattants, de comités d’histoire et des archives privées. Enfin, le Service Historique de la Défense de Vincennes, pour les archives orales, et de Caen, pour celles relatives aux conflits contemporains, possèdent une multitude de dossiers personnels, dont les cotes sont consultables en annexe.
Il existe d’autres sources d’informations, comme les recueils photographiques de disparus ou non rentrés, publiés par des associations de défense ou par le ministère des Prisonniers Déportés et Réfugiés (précédant le ministère des Anciens Combattants) entre 1946 et 1949. Certaines de ces entités associatives ont d’ailleurs encore leurs propres archives conservées dans leurs locaux, avec des typologies documentaires variées. Plus récemment, ces dernières années, des bases de données ont vu le jour en Moselle puis en Alsace preuve d’un renouvellement des sources, nous y reviendrons. Enfin, certaines sources d’archives moins connues sont à prendre en compte. Notons par exemple les comptes rendus des débats au Sénat28 ou à l’Assemblée Nationale sous la IVe République29, pour ceux qui s’intéressent à l’impact politique de la question des Malgré-nous ; les archives de l’ONAC ou encore des Affaires Étrangères. Les archives de l’incorporation sont donc diverses et touchent différents pans de cette histoire, toutes ne sont pas présentes sur le quart Nord-Est, puisqu’on retrouve également des archives conservées dans le Limousin suite au Procès de Bordeaux (1953) et notamment à l’étranger.
Archives allemandes
Les archives allemandes ont été les premières sources étrangères consultées après-guerre sur l’incorporation de force. Certains organismes sont encore présents aujourd’hui dans le cadre d’un travail mémoriel.
Le principal organisme détenteur d’archives est la WASt avec « un fichier central alphabétique composé de plus de 18 millions de fiches individuelles de combattants de la Seconde Guerre mondiale (soldats de la Wehrmacht et personnels des formations militaires ou paramilitaires »30. Créé en 1939 à Berlin, le service est transféré à Thüringen afin de protéger les documents des bombardements. En avril 1945, l’officier Henry Sternweiler de l’US-Army les découvrit puis les rapatria dans la capitale, avant de contacter Armand Klein pour lui faire mention de sa découverte. Après un débat sur leur utilité, la décision de les sauvegarder est prise, l’activité de la WASt est même reprise sous la responsabilité de l’armée française. Ceci explique la présence d’une section spéciale (1946-1989) chargée « de répondre aux requêtes des familles d’Alsace, de Moselle, du Luxembourg et de Belgique et d’archiver une copie des fiches-réponses appelées « Fiches WASt ». Mais, comme seules les fiches-réponses faites aux familles sont archivées, elles ne couvrent pas la totalité des incorporés de force »31. Les fonds sont conséquents, « plus de 100 millions d’informations nominatives dans les registres de plaques d’identité militaire (Erkennungsmarken) et les listes de mutations de personnels des unités de la Wehrmacht durant la Seconde Guerre mondiale. Ces informations permettent de reconstituer le parcours militaire de toute personne qui était sous l’uniforme allemand » ainsi que « plus de 2 100 000 dossiers des personnels de la Marine allemande […] pour la période 1871-1947 ». Preuve de la diversité des archives conservées et de l’intérêt de celles-ci autant pour les familles que pour les chercheurs.
En 1955, la Croix-Rouge allemande publie ses premières listes de disparus par unité et par camp de prisonniers, avant d’y inclure des photographies deux ans plus tard pour faciliter les recherches, d’où son Vermisstenbildliste (recueil photographique des disparus). Composé uniquement des disparus, il y est mentionné des informations personnelles et certaines même très précises : métier, lieu d’origine, date de disparition. Ce document est une source inestimable puisqu’elle se compose de 199 volumes et a l’originalité de donner une lettre à chaque homme selon sa région d’origine (E pour l’Alsace-Moselle), ainsi que de les classer par unité et non par ordre alphabétique. Les Malgré-nous sont donc facilement repérables et sont généralement réunis. « Le seul exemplaire diffusé en France, envoyé au Ministère des Anciens Combattants, a disparu (ou a été détruit). Pour consulter les divers recueils, il faut donc se rendre en Allemagne : soit au Suchdienst München – Deutsches Rotes Kreuz, soit au Bundesarchiv – Militärarchiv de Freiburg en Breisgau, soit dans certaines grandes bibliothèques allemandes »32. Encore de nos jours la Croix-Rouge Internationale est très sollicitée, au point de devoir mettre un quota de demandes33 pour des renseignements sur une personne victime de la Seconde Guerre mondiale, prisonnier de guerre ou interné civil. Un autre organisme est à mentionner, il s’agit du Volksbund Deutsche Kriegsgräberfürsorge (VDK). Il est chargé depuis 1919 de recenser et entretenir les sépultures de guerre allemandes présentes à l’étranger, et ce malgré quelques réticences d’après-guerre. Certains pays n’appréciant pas de revoir d’« anciens ennemis » sur le champ de bataille en dépit de leur message mémoriel et pacifiste. Toujours est-il que les tensions se sont apaisées, leur site internet34 accueille une base de données mise à jour régulièrement. Notons toutefois la possibilité que les noms soient germanisés, d’où l’importance de l’orthographe et notamment des accents35.
Archives russes
Longtemps confidentielles, les archives russes se sont ouvertes aux chercheurs étrangers dans les années 1990, permettant d’obtenir de nouveaux fonds et de faire avancer la recherche scientifique sur ce sujet malgré quelques difficultés linguistiques36.
Les archives du camp de Tambov, et celles présentant le quotidien des hommes, sont des ressources précieuses qu’il convient de présenter. Au retour des camps, les autorités ont mené un « débriefing », avec notamment des centres à Chalons et Valenciennes. Témoignages authentiques et d’époque, ces entretiens permettaient d’en apprendre beaucoup sur le ressenti des hommes, puisque non altérés par le temps ni par des influences extérieures. Autre source d’après-guerre, la circulaire de 1945 adressée à tous les maires d’Alsace-Moselle qui devaient répondre sous 48 heures en précisant les personnes parties et celles nonrentrées.
Les réponses sont rassemblées au Service Historique de la Défense de Caen. Enfin il y a eu l’enquête de la Commission pour l’histoire de l’occupation et de la libération de la France, créée en 1944 pour collecter les documents relatifs à la vie de la France durant la période 1940-1944 dans chaque département. Ainsi, dans le Haut-Rhin il y a une rubrique sur l’incorporation de force où on retrouve fréquemment la mention de Tambov. Plusieurs ouvrages peuvent être mentionnés comme les listes de non-rentrés des deux ADEIF entre 1946 et 1948, ou encore les 59 volumes recensant les soldats sous uniforme allemand dont le sort n’est pas connu en 1957. Du côté des associations de défense, peu de documents d’archives y sont présents. La Fédération des Anciens de Tambov, qui est avec l’Amicale régionale des anciens de Tambov l’une des principales sur cet aspect de l’incorporation, a été liquidée en 2009, versant ainsi ses documents aux Archives départementales du Haut-Rhin mais ils « sont lacunaires et concernent surtout les membres de l’association »37. L’ouverture des archives russes dès 1990-1991 a donné accès à deux sources majeures, les dossiers personnels de tous les prisonniers internés, et les documents relatifs au camp lui-même gardés aux Archives d’État, que nous présenterons plus tard dans notre étude.
Les archives hospitalières relèvent également un grand intérêt, puisque parmi les 16 kilomètres linéaires, soit 60 millions de documents, environ 5000 dossiers médicaux de français auraient été repérés dont des Alsaciens-Mosellans. « Conservés au Musée de l’hôpital militaire de St Petersbourg, dépendant du Ministère Russe de la défense », ces documents ont fait l’objet d’un accord en 2001 entre l’Association Edouard Kalifat et le musée médico-militaire du Ministère de la Défense de la Fédération de Russie, sous la garantie du Consul Général de France à St Pétersbourg, prévoyant l’envoi d’extraits de documents d’archives.
Ainsi en avril de la même année, 1 000 fiches ont fait le voyage jusqu’aux Archives du Ministère des Affaires Étrangères sous la dénomination « fonds Edouard Kalifat »38. Malheureusement plusieurs problèmes archivistiques existent dont « l’absence d’instruments de recherche systématiques et opérationnels » et la transcription en cyrillique des noms donnant un classement alphabétique différent. D’autant plus que la loi russe, appliquée en 2002, rend les documents d’ordre médicaux non consultables pendant 120 ans à partir de la date de naissance de la personne concernée39. Malheureusement le constat est sans appel, malgré tous les efforts entrepris depuis la fin de la guerre. Les recherches se complexifient avec notamment la disparition de documents comme les registres de recrutement de l’armée allemande qui auraient permis de compter le nombre d’incorporés de force mais ils ont été détruit à la fin de la guerre.
Le cas des archives russes
Cette sous-partie présente les différents travaux réalisés par Régis Baty, qui est le principal spécialiste de la question des Malgré-nous dans les archives russes. Toutefois, les quelques pages qui vont suivre n’ont pas la prétention de condenser l’intégralité de ses recherches sur le sujet, ainsi nous convions le lecteur à se référer aux notes de bas de page pour retrouver les références.
Histoire
Les archives russes ont longtemps été fermées entre 1917 et 1953. Ainsi jusqu’en 1985 les chercheurs s’intéressant aux prisonniers de guerre n’avaient à disposition que des sources étrangères d’Europe occidentale composées principalement de récits et de quelques documents administratifs. Il a donc fallu attendre une politique d’ouverture et d’apaisement diplomatique.
L’arrivée au pouvoir de Mikhail Gorbatchev en 1985 fait évoluer l’URSS. La même année une liste de 347 noms français, pour la plupart des Malgré-nous décédés à l’hôpital de Kirsanov, est fournie par la Croix- Rouge soviétique au gouvernement français qui la rend publique40. Ce premier geste lance une politique de 38 Christine MARTINEZ, « Les 16 kilomètres d’Archives de l’Hôpital de St Pétersbourg », Le Courrier du coopération apparue dans les années 1990 entre les deux États, l’URSS devenant la Russie et la France, dont le point d’orgue est la signature des accords cinq ans plus tard. Ainsi au tout début de la décennie, en octobre, un premier voyage est organisé afin « de trouver la nomenclature des victimes »41. La délégation hautrhinoise, à l’initiative de Jean Thuet, y recopie une liste de 1141 noms de prisonniers français morts au camp de Tambov, « travail de groupe, l’un lisant le russe, un traducteur et l’autre qui note la liste »42. Trois années plus tard, en 1993, le Conseil Général du Haut-Rhin obtient le répertoire des français captifs en URSS du Professeur Stefan Karner. Ses recherches aux Archives de Moscou lui avaient permis d’obtenir des informations sur environ 22 000 prisonniers dont une majorité était des Alsaciens-Mosellans. En juillet 1994, une nouvelle expédition est organisée, permettant de « consulter les archives de Moscou, celles de la région de Tambov, et photocopier certains documents, en nombre limité, pour les rapporter aux Archives départementales du Haut-Rhin »43.
Finalement, l’accord franco-russe du 2 octobre 1995 « prévoit la possibilité de transmettre des photocopies certifiées conformes aux demandeurs ou à leurs familles »44 des dossiers personnels se trouvant dans les archives russes, et ce, qu’ils soient Malgré-nous, volontaires ou parmi les français évadés d’Allemagne en 1940 et 194145. Ainsi « au fil des ans, des milliers de copies de dossiers personnels ont été obtenues par la voie officielle par les archives départementales du Haut-Rhin, à destination de “l’Association de la mise en mémoire de l’incorporation de force” », permettant l’obtention de plus de « 5 000 copies de pièces d’archives soviétiques (quelque 15 000 pages) », par des associations et des personnes privées entre 1995 et 201146.
Néanmoins, vers 2005, une fermeture progressive des archives russes se fait ressentir, et ce notamment pour les chercheurs étrangers47. Les documents rapatriés s’insèrent dans un partenariat avec le département russophone de l’Université de Strasbourg afin d’être traduits, entre 2007 et l’été 2010, et d’être communicables au plus grand nombre48. Ainsi plus de 4000 pages ont été numérisées, concernant l’hôpital spécial de Kirsanov, l’administration du camp de Tambov, et celle du Goupvi. Il y a donc deux principaux fonds,celui du camp de Tambov totalement numérisé depuis 2007, et les dossiers individuels des prisonniers accessibles aux familles et ayant-droits suite à l’accord de 1995. Toutefois, comme nous allons le voir prochainement, malgré cette mise à disposition, ces archives sont délaissées par la recherche.
Les spécificités des archives russes
Les lieux de conservation sont nombreux pour les archives, même parfois partagés entre différents pays, et ce notamment depuis l’éclatement de l’URSS. La raison principale étant la masse considérable de documents produits durant cette période, l’auteur estime qu’il y a des dizaines de milliers de documents relatifs aux français internés entre 1941 et 1947 en URSS, possédant le statut de militaires ; ce qui est à relativiser face aux millions d’autres concernant le thème général des prisonniers de guerre.
En Russie, un fonds d’archives ne correspond pas à un thème mais à une administration, ainsi aux Archives d’État de la ville de Tambov, le fonds P-3444 est constitué des archives de l’administration du camp 188. Les opus quant à eux sont des sous-divisions de dossier correspondant généralement à une période, alors qu’un dossier s’intéresse à un sujet défini contenant ainsi plusieurs centaines de feuilles cousues et numérotées entre elles49. Comme nous pouvons le voir, la conservation est différente qu’en France, et doit faire face à d’autres préoccupations. En effet, le cyrillique a connu des évolutions depuis 1940, mais outre la rédaction, se sont principalement les supports qui posent problème. Ainsi, parmi « l’existence de millions de cartes et de dossiers personnels et de plusieurs centaines de mètres linéaires d’archives à Moscou et de fonds importants encore conservés à Tambov »50, une partie est illisible du fait de la qualité des papiers, de l’écriture ainsi que des encres d’époque. Heureusement la majeure partie reste traitable. Le Goupvi aurait donc plus de trois millions de dossiers personnels dans ses fonds, chacun possédant un numéro individuel national. A Moscou, le classement national et centralisé, se basait sur une cote composée de trois chiffres débutant par un « 4 » correspondant à un thème précis, puis d’un numéro complémentaire que l’auteur suppose avoir été attribué dans l’ordre alphabétique (russe) à des lots entiers. Cette suite de chiffre ne correspond pas à un numéro ayant suivi le prisonnier dès son internement, comme c’était le cas dans d’autres pays tel que la France, il s’agit uniquement d’un « numéro d’ordre de traitement administratif ». Notons enfin, qu’il n’y a pas de « fonds français »51.
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Table des matières
ABRÉVIATIONS ET NOTIONS
INTRODUCTION
LES ARCHIVES, UN OUTIL MÉMORIEL
1.État des lieux de la recherche dans le domaine des archives
2.Archives et mémoire
BIBLIOGRAPHIE
ÉTAT DES SOURCES
LES USAGES DES ARCHIVES DE L’INCORPORATION DE FORCE (1990-2016)
1.Les enjeux des archives à travers différents acteurs2.Les archives, le témoignage d’une époque particulière à transmettre
3.Un renouvellement des logiques d’usages
CONCLUSION GÉNÉRALE
ANNEXES
TABLE DES MATIÈRES
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