La réflexion et l’analyse sur la notion d’éducation révèlent qu’elle a toujours été au cœur des préoccupations et des aspirations profondes de toute culture et de tout peuple. Elle est considérée comme le moteur du développement de la société. C’est dans cette perspective, que le philosophe sénégalais, Assane SYLLA affirme que : « C’est par elle en effet, que l’homme cherche à léguer à sa progéniture la somme de ces expériences indispensables à sa survie, ses techniques professionnelles, ses convictions morales et religieuses, les convenances sociales, ses aspirations, ses espérances . » .
En tout temps, l’éducation a été également un sujet fondamental sur lequel les sociétés se sont penchées pour assurer l’avenir de leurs nations. L’éducation est une action humaine universelle et considérée comme un facteur décisif de l’émancipation de la personne humaine en vue de son développement et de son plein épanouissement. C’est pourquoi, la personne humaine reste au centre de l’activité éducative. De cette idée, il faut convenir avec le professeur Joseph Ki Zerbo qu’: « Après la mise au monde, il reste l’éducation. Vivre c’est persévérer dans son être. Et pour une société donnée, c’est par l’éducation qu’elle se perpétue dans son être physique et social. Il s’agit d’un accouchement collectif qui prolonge l’enfantement biologique individuel. » .
L’éducation est alors, une donnée indispensable et nécessaire pour toute société, elle est sa raison d’être. C’est la raison pour laquelle, un examen, une étude sur l’éducation paraît incontournable face aux exigences de l’époque. Eduquer, compris selon la perspective kantienne ; comme l’acte par lequel on tire l’individu de la minorité vers la majorité, s’impose de façon inéluctable et se présente comme la condition sine qua non du processus d’humanisation de l’individu et de la société en général.
Ce qui de même va révéler une certaine complexité de la tâche d’éduquer. Prenons le cas de certains maux comme la corruption, le gain facile, la culture de l’indifférence, le culte de l’individualisme, le vol, le viol, la pédophilie, la calomnie, l’inceste, l’abus sur les droits de l’homme qui règnent dans la société actuelle. Toutes ces tares sont les conséquences d’une certaine éducation qu’on pourrait qualifier avec Abdou Moumouni d’inadaptée par rapport aux réalités du milieu ou bien que l’orientation soit autre, notamment la quête de diplômes au détriment des valeurs sociétales. La formation globale et intégrale de la personne simple ne semble plus être au centre de l’œuvre et de la préoccupation éducative dans nos sociétés modernes.
vision éducative
Le système éducatif traditionnel diola vise essentiellement à créer un idéal humain consciencieux d’intégrer harmonieusement son milieu, capable de préserver et de transmettre les valeurs culturelles et sociétales acquises aux générations à venir. Ce souci déterminant n’a pas échappé à Emile DURKHEIM qui soutient une idée analogue en affirmant qu’: « Une société ne peut ni se créer, ni se recréer, sans du même coup créer un idéal. Cette création n’est pas pour elle une sorte d’acte surérogatoire par lequel elle se compléterait une fois formée : c’est l’acte par lequel elle se fait et se refait. » Or, ce type d’homme n’est rendu possible ou réalisable que grâce à un modèle d’éducation qui s’impose à lui avec une force irrésistible.
Le « sage » Diola
Selon le Dictionnaire philosophique de Jacqueline RUSS, le terme sage vient du latin « sapiens » et de la traduction grecque« sophos » . Il renvoie à celui qui, grâce à la vertu, a atteint la forme la plus parfaite de la vie humaine et fait preuve d’une totale maîtrise de soi et d’indifférence à l’égard de toute cause extérieure. C’est pour dire que le sage, c’est celui qui mène un mode de vie conséquent. Ainsi, dans son ouvrage intitulé : La philosophie morale des Wolof, le philosophe sénégalais, Assane SYLLA définit le sage comme : « [Celui qui] vit les résultats de sa réflexion même s’il sait que ces résultats sont provisoires. Il confère ainsi à son action unité, cohérence, calme et continuité » .
Pour lui, le statut de sage n’est pas une donnée immédiate. Il s’acquiert dans le temps, à travers un long processus marqué par des tentations auxquelles il doit savoir surmonter. C’est également une « catégorie » haute de l’existence qui dicte au sage honnêteté, conviction, prudence, probité, intégrité, sobriété, tempérance, justice et surtout persévérance dans l’effort.
Il est animé d’un esprit clairvoyant, d’un savoir vivre où se manifestent le bon sens moral et une éthique inégalée et irréprochable. Cette vision du sage wolof corrobore parfaitement la conception diola. A cela, le Diola ajoute qu’il est fondamentalement un fin stratège. Il est pondéré ; il a une conduite sans faille. Son action est fondée sur le Bien (majake), la Justice (mashole).
C’est pourquoi, il est souvent interpelé par la communauté pour donner son avis lors d’événements heureux ou malheureux en vue de lever les équivocités et de mettre les gens dans la bonne voie. Ce « jumbur » wolof est bien connu du Diola kasa. D’ailleurs, il le nomme à son tour, « an Ata buynum ». Autrement dit, celui qui est parvenu à la délivrance et à la dignité suprême à l’aide de la raison et ce, grâce à la vertu. En outre, l’expression diola : « Anahan ajakut ajim di hukin » ( il n’est pas bon qu’un village soit sans vieux) montre bien l’importance de la présence des anciens dans un village. L’ancien incarne le sage par excellence. Car Il est celui qui tempère la fougue des jeunes. Celui vers lequel on se tourne pour recevoir des conseils. On ne souhaite donc jamais tout à fait la disparition des vieux dans un village où dans une famille .
En outre, Amadou Hampaté BÂ, un des pédagogues du sud, parlant toujours du sage africain en général, fait remarquer qu’ « En Afrique, un vieillard qui meurt est une bibliothèque qui brûle . » C’est pour dire que dans nos sociétés, la vieillesse est positivée et perçue comme une marche normale qui tend vers un mieux-être ou encore un plus être. C’est pourquoi, l’avancée en âge est également perçue comme l’occasion d’un perfectionnement continu et l’achèvement de la personnalité religieuse de l’individu. Une idée similaire est soutenue par Lilyan KASTELLOT : « Lorsqu’un vieillard disparaît, il a accompli son cycle normal, et son décès n’entraine ni tristesse ni inquiétude ; il accède alors à l’enviable statut d’ancêtre. » Dans les sociétés africaines traditionnelles, l’accès au rang d’ancêtre est une aspiration ardente de tout un chacun. Car, dans leur entendement, devenir ancêtre c’est la récompense que l’on puisse obtenir de la part de Dieu après tant d’années de vie sur terre marquée par de bonnes actions que l’on a pu réaliser à son actif. C’est pourquoi mourir dans ces conditions, ne doit pas nous plonger dans une quelconque tristesse et peur, mais nous devons plutôt nous en réjouir, car c’est l’occasion d’aller à la rencontre des bons dieux.
Cependant, cette vérité soutenue par A. H. BÂ, est valable pour une époque bien déterminée. Car, de nos jours, notamment chez les Diola kasa, il y a des vieillards dits « cons », c’est-à-dire ceux à qui, leur avancée en âge ne leur a rien pourvu en expériences vue de servir leur société. Pour caractériser ce type de vieillard, le Diola parle de façon imagée en ces termes : « jamuloon lanokoonokoor laasum, bale alet añooloo » ( le lièvre ressemble à l’âne, mais il n’est pas son fils). C’est pour dire qu’il faut se méfier des apparences. Certes, nous avons des vieux chez nous, mais certains d’entre eux ne répondent pas toujours à l’attente, aux espoirs de leur société. Donc, en milieu diola kasa, il semble que ce n’est pas tout vieillard qui est considéré comme un sage au sens plein du terme. Et pour manifester cette limite due à la nature, le Diola dit : « huhaane latijootijoo » ( le pouvoir a des limites ).
Autrement dit, il y a des limites aux charges, car personne ne peut usurper le rôle de l’autre. A chacun ses attributs et doit s’y tenir. Dans La République livre V, PLATON définit le sage comme celui qui enferme en lui les quatre vertus cardinales à savoir : sagesse, courage, tempérance et justice. Il est considéré comme celui qui est censé connaître les lois de la cité. Dans la République, il est digne d’assurer des responsabilités, car il jouit de la légitimité populaire de toute la communauté. Dans les sociétés traditionnelles animistes en général, notamment celles du kasa, le Diola ajoute à cette conception platonicienne sur les vertus cardinales du sage, des droits et des devoirs que lui confère l’initiation « Bukut ».
Ainsi, à la sortie de l’initiation, le jeune Diola a le droit de se marier, c’est-à-dire de prendre une femme et de fonder un foyer. Son père lui attribue des lopins de terre où il doit travailler pour nourrir et entretenir sa nouvelle famille. Il entre dans l’économie. Il est désormais considéré comme un homme capable de prendre des armes pour combattre l’ennemi et défendre la communauté en cas d’attaque étrangère. Il a également un statut religieux, c’est-à-dire, désormais la communauté peut le choisir pour être responsable d’un fétiche ou devenir un prêtre traditionnel, car il a cette possibilité de communiquer avec l’au-delà, mais dans une orientation anthropologique, économique, politique et sociale.
Dans un entretien mené sur le terrain, l’anthropologue, Père Nazaire DIATTA soutient en substance qu’: en milieu diola traditionnel animiste, le sage est quelqu’un d’initié. Sa légitimité est essentiellement fondée sur sa capacité à défendre sa cité par la guerre, à gérer l’économie en travaillant la terre, à prendre femme et fonder par ce fait un foyer et à assumer une fonction religieuse en devenant un responsable fétichiste par le biais des procédures d’éligibilité préalablement établies par la société.
Il ajoute que le manque d’un de ces éléments fondamentaux : le droit au patrimoine foncier, le droit au mariage, etc., le dénature de facto. Cette conception du sage dans la pensée diola kasa illustre ainsi la rigueur avec laquelle il définit les critères qui caractérisent son « sage ». Selon lui, ce sont ces qualités essentielles qui permettent au sage de transcender la condition humaine et de s’élever vers le divin.
Pierre ERNY va s’inscrire dans le même sillage, en soutenant que : « La vieillesse correspond à une augmentation du savoir, une introduction aux droits et devoirs nouveaux, un renforcement de l’être, parfois une véritable illumination. » D’après lui, atteindre le rang de la sagesse traduit un véritable accroissement du savoir, mais aussi un engagement à assumer des droits et des devoirs nouveaux par rapport à la société. Elle traduit également une bonification de la personnalité de l’individu en vue d’être toujours à la hauteur de la tâche du sage. C’est le moment d’acquisition d’une capacité de clairvoyance et de discernement devant la réalité.
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Table des matières
INTRODUCTION GENERALE
PREMIER CHAPITRE : vision éducative
1.1 Le « sage » Diola
1.2 L’éducation diola
DEUXIEME CHAPITRE : les acteurs sociaux et pratiques éducatives
2.1 La famille et la communauté
2.2 Les rites initiatiques
TROISIEME CHAPITRE : le sage Diola face aux enjeux de la modernité
3.1 Le déchirement du sage Diola
3.2 Le sage dans la modernité
CONCLUSION GENERALE
BIBLIOGRAPHIE