Les enfants surdoués au fil des siècles
Si un historien veut décrire une civilisation, il pourra prendre en compte plusieurs de ses aspects, qu’ils soient politiques, économiques ou culturels. Son travail consistera à faire état d’un système robuste et cohérent, coordonnant ces différents aspects afin de donner une idée des mœurs pratiquées, de la manière dont les individus conçoivent leur environnement physique ou social et les moyens mis en place pour le maîtriser. Son travail mettra ainsi en évidence les croyances partagées par des individus appartenant à une même civilisation. Ce contexte historico-culturel détermine en quelle propension certaines capacités vont être, plus ou moins que d’autres, valorisées par la société. On peut ainsi remonter jusqu’aux premières communautés d’homo sapiens qui profitaient des aptitudes particulièrement élevées de certains membres, pour chasser, connaître les plantes comestibles ou curatives, ou prévoir les changements de climat. Au fil des siècles, la littérature fait état de nombreuses biographies d’individus atypiques qui ont marqué leur époque grâce à leurs talents dans des domaines variés (Galton, 1892; Cox, 1926). Alexandre le Grand, Virgile, Gandhi, Marie Curie, AlKharizmi ou Karl Marx sont autant d’exemples d’individus qui se sont ainsi illustrés. Leur talent hors norme a été remarqué dans des contextes culturels différents et la société à laquelle ces individus appartenaient en a bénéficié. La question de l’origine de ces talents souvent été formulée en psychologie, et nous allons voir dans ce chapitre qu’il y a différentes interprétations selon le contexte historique.
L’Antiquité
Dès l’antiquité, certains textes décrivent des enfants présentant des caractéristiques qui les distinguent de leurs pairs. Chez les Égyptiens par exemple, l’intelligence revêt une dimension à la fois magique et divine. Ceci est illustré par le mythe de Sénosiris, fils du scribe Satni. Sénorisis manifeste des comportements atypiques dès le plus jeune âge. Ses maîtres remarquent avec stupéfaction sa sagesse, sa mémoire phénoménale et sa maîtrise des hiéroglyphes. Ses progrès physiques et intellectuels sont indiqués en terme de comparaison par rapport à un âge donné. Dans ce récit, la précocité de Sénorisis est expliquée par l’idée antique selon laquelle l’âme a déjà eu accès une fois au savoir, grâce au jeu des réincarnations. On retrouve cette croyance encore aujourd’hui en Afrique de l’Ouest où les enfants doués sont considérés comme des ancêtres réincarnés, ce qui leur confère un statut particulier (Durazzo, 1997).
En Grèce, l’éducation repose, dans une certaine mesure, sur des principes égalitaires, les citoyens de même sexe recevant la même éducation. Cependant, les inégalités entre les hommes sont reconnues et acceptées en tant que manifestations divines. En effet, chaque être humain se caractérise par un ensemble de traits assignés à chacun par les dieux, dont l’intelligence. Dans cette optique, la supériorité intellectuelle, ou physique, est considérée comme un don divin fait à la société, par l’intermédiaire d’un individu privilégié qui va en faire bénéficier la communauté. Platon pense que la société tirerait bénéfice d’entraîner et de maximiser les potentialités de chaque citoyen. Il préconise dans ce sens un programme d’éducation spécialisée pour les jeunes hommes présentant des aptitudes intellectuelles audessus de la moyenne. Ces programmes font appel à un haut niveau de maîtrise en science, philosophie et métaphysique. L’idée de Platon découle d’une réflexion axée sur l’importance de l’éducation pour former la relève politique de la république. Il ressent la nécessité de sélectionner une élite de citoyens capables de gouverner et d’être au service de la cité et veut ainsi constituer un réservoir d’individus brillants destinés aux carrières politiques (Tannebaum, 2000).
Le Moyen Age
Au Moyen-Age, en Europe, la foi religieuse est très profonde. L’intelligence est un don de Dieu et distingue les humains de l’animal. Elle est la preuve que Dieu a créé l’Homme à son image, Dieu étant, selon St Thomas d’Aquin, l’intelligence suprême. Ce don doit ainsi être mis au service de Dieu et non de l’homme ou de l’État. Les enfants doués sont envoyés dans des monastères où ils reçoivent une éducation de qualité orientée vers la spiritualité. On voit bien ici à quel point le contexte historique influence l’attitude adoptée face à cette forme de déviance : la religion est au Moyen-Âge la garante des connaissances philosophiques et scientifiques, et regroupe en son sein l’ensemble de la communauté intellectuelle de l’époque. L’enfant hors norme est appelé puer senex, littéralement « enfant vieillard ». Hildegard von Bingen (1098-1179), compositeur mystique et écrivain allemand, est célèbre pour sa poésie lyrique et ses chants de piété. De famille noble, elle est confiée par ses parents, à huit ans, à une communauté de religieuses bénédictines de Disibodenberg. Elle devient mère supérieure de la communauté en 1136 et fonde d’autres ordres à Rupertsberg et Eibingen. Elle consigne ses expériences dans un livre « Scivias » qui lui apporte la célébrité dans toute l’Europe, et dans lequel elle écrit : « Dès mon enfance, depuis l’âge de cinq ans, d’une manière admirable, je sentais en moi comme maintenant, la vertu des mystères, de secrètes et merveilleuses visions ». Elle est consultée par des empereurs, des monarques, des chefs religieux et elle est mêlée à la vie politique et diplomatique de son temps (Encyclopédie Microsoft Encarta 97). En Turquie, sous l’Empire Ottoman, le sultan Mehmed le Conquérant (1432 – 1481) crée une école spéciale dans le sérail pour les enfants les plus remarquables à qui seront confiées de hautes responsabilités. Un de ses successeurs, Soliman le Magnifique (1494 – 1566) fait de même au XVIème siècle. Dans les deux cas, des envoyés du Sultan parcourent l’Empire à la recherche de ces enfants hors norme.
La Renaissance
La Renaissance, qui privilégie toutes les formes d’expression artistique, favorise l’épanouissement de nombreux enfants artistes. En Italie, ils sont placés, jeunes, en apprentissage chez un maître avant de devenir eux-mêmes des artistes de talent, les « putti ». Ainsi, Léonard de Vinci (1452-1519) entre très jeune dans l’atelier de Verrochio, qui est probablement l’un des plus animés de Florence. En effet le maître et ses disciples sont peintres et sculpteurs mais ils travaillent également le marbre, le métal et le bois. Ils réalisent des armures, des cloches, des coffres sculptés, des bijoux. Lui-même ne se contente pas d’être le peintre de génie que l’on connaît. Il utilise ses dons mathématiques pour concevoir des projets d’architecture et inventer des machines, telles que le célèbre « avion à pédales ». Il en va de même pour Michel Ange (1475-1564). Son père le place, à treize ans, en apprentissage dans l’atelier du peintre Dominico Ghirlandaio. Deux ans plus tard, il étudie à l’école de sculpture du jardin des Médicis de la place Saint Marc. A l’âge de seize ans, il a déjà réalisé deux basreliefs, dont « Le combat des Lapithes et des Centaures ».
En France, ce courant se manifeste plus particulièrement dans le domaine des lettres. Montaigne (1533-1626) montre très jeune des aptitudes littéraires qui nous font penser qu’il était précoce. En effet, dans le chapitre des « Essais » intitulé « De l’institution des enfants », il écrit : « Ce que je voyais, je le voyais bien et, sous cette complexion lourde, nourrissais des imaginations hardies et des opinions au-dessus de mon âge. » Quelques lignes plus loin, il raconte qu’il a sauté des classes et a quitté le collège à treize ans, ayant « achevé [son] cours ». Il enchaîne en révélant : « Le premier goût que j’eus aux livres, il me vint du plaisir des fables de la » Métamorphose » d’Ovide. Car, environ à l’âge de sept ou huit ans, je me dérobais de tout autre plaisir pour les lire ». Il préconise plus tard une éducation qui donne une large part au développement personnel, plutôt qu’à l’acquisition de connaissances académiques imposées (Compayré, 1883). Selon la métaphore qu’il donne, l’enfant n’est pas un vase qu’il faut remplir, mais un tas de braises qu’il faut aviver.
Au XVIIème siècle, Blaise Pascal (1623-1662) ne va pas à l’école, ce qui est rare pour un garçon. Son père se charge de son éducation en s’inspirant des préceptes de Montaigne. Il suscite chez son fils l’envie de comprendre et de s’approprier les savoirs. Très vite, l’enfant fait montre d’un génie extraordinaire. A 12 ans, son père le trouve dans son bureau en train de retrouver les 32 premières propositions d’Euclide. A 16 ans, il compose un Traité des Sections Coniques. A 19 ans, il construit une machine arithmétique, ancêtre de nos calculettes modernes, la « pascaline ». C’est le premier système mécanique qui permet d’effectuer additions et soustractions avec report automatique des dizaines.
Les Lumières
Le XVIIIème siècle est connu comme le siècle des lumières. On retrouve en musique le phénomène des enfants prodiges : Purcell, Bach, et Haydn. Mozart (1756 – 1791) commence à composer à quatre ans et il se passionne aussi pour le calcul. Il couvre de chiffres et de notes les tables et les murs de la maison de ses parents (Kutscher, 1956). Il écrit des symphonies avant l’âge de 10 ans et son opéra bouffe « La finta semplice » est joué alors qu’il a 13 ans. Ses aptitudes en mathématiques se retrouvent d’ailleurs dans la composition de ses oeuvres et dans l’harmonie redoutablement précise qui s’en dégage.
Les pouvoirs politiques de cette époque ne sont pas insensibles aux bénéfices que pourrait apporter une bonne gestion des ressources intellectuelles. Par exemple, Thomas Jefferson (1743-1826) s’imprègne des idées des philosophes. Après un séjour à Paris, de retour dans son pays, il est élu deuxième président des États-Unis, de 1801 à 1809. Il propose de grouper « les meilleurs génies » dans une école spéciale, quel que soit leur milieu d’origine, aux frais de l’État et pour le bien de l’État. Il ajoute que si l’intelligence n’est pas cultivée, elle s’étiole, les enfants de milieux défavorisés étant les plus vulnérables car n’ayant pas forcément accès à une éducation de qualité. Même si cette idée est maintenant ancienne, elle est encore de nos jours retrouvée dans les politiques éducatives des pays qui investissent des efforts dans la recherche sur les enfants à haut potentiel. Ces derniers constitueraient en quelque sorte un réservoir de ressources intellectuelles pour l’humanité qui se doivent d’être exploitées. Quetelet (1796-1874), mathématicien et statisticien belge est connu pour sa doctrine de « l’homme moyen». Pour lui, l’intelligence idéale est celle qui se situe à la moyenne, toute déviation dans un sens ou dans l’autre est une faute de la nature. Dans cette perspective, le fait être doté d’une intelligence exceptionnelle est connoté négativement et relève d’avantage de la psychopathologie. De même, Lombroso en Italie et Nisbet en Angleterre déclarent en 1893 que folie et génie sont biologiquement liés. Ils prennent comme exemple Jeanne d’Arc, Shakespeare, Byron, Poe qui, selon eux, présentaient des troubles comportementaux. Cette perspective est intéressante car elle soulève la question de savoir si toutes les formes de déviances doivent être considérées comme pathologiques. Nous pensons au contraire que la « psycho-diversité » permet un certain équilibre social et constitue les fondements même de l’évolution de l’humanité, au même titre que la biodiversité permet la survie des espèces. Selon l’idéologie marxiste, l’individualisation de l’enseignement suivant les capacités des élèves et la création d’élites intellectuelles sont toutes deux exclues d’office car contraires aux principes d’égalité. Cependant, il est à noter que les pays communistes ont développé des systèmes de détection très perfectionnés, et ont rassemblé les élites dans des écoles où un enseignement adéquat leur était prodigué.
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Table des matières
INTRODUCTION GENERALE
1 CADRE HISTORIQUE
1.1 Les enfants surdoués au fil des siècles
1.1.1 L’Antiquité
1.1.2 Le Moyen Age
1.1.3 La Renaissance
1.1.4 Les Lumières
1.1.5 L’ère de la psychologie scientifique
1.1.6 De nos jours, en France
1.2 L’évaluation de l’intelligence
1.2.1 L’associationisme : des sensations à l’intelligence
1.2.2 L’échelle Binet-Simon : une conception globale de l’intelligence
1.2.3 Les QI-Wechsler
1.3 Apports de l’approche factorielle
1.3.1 Principe général
1.3.2 La théorie bifactorielle de Spearman
1.3.3 Les aptitude primaires de Thurstone
1.3.4 Vers une modélisation hiérarchique de l’intelligence
1.4 Elargissement du concept d’intelligence
1.4.1 Gardner et les intelligences multiples
1.4.2 La théorie triarchique de Sternberg
1.5 Conclusion
2 CONNAISSANCES ADMISES
2.1 Définitions et terminologies
2.2 L’identification
2.3 Le recours aux tests d’intelligence
2.4 Limites de l’identification par le QI
2.5 Modélisations du haut potentiel
2.5.1 Renzulli : le modèle des 3 anneaux
2.5.2 Sternberg et Lubart : modèle du haut potentiel créatif
2.5.3 Heller et le modèle de Munich
2.5.4 Gagné : du haut potentiel au talent
2.6 Conclusion
3 APPROCHE MULTIVARIEE DES ENFANTS A HAUT POTENTIEL INTELLECTUEL
3.1 La trilogie de l’esprit
3.2 Cognition
3.2.1 La mémoire de travail
3.2.2 L’inhibition cognitive
3.2.3 La pensée divergente
3.3 Emotions et affects
3.3.1 L’intelligence émotionnelle
3.3.2 La notion d’hyperstimulabilité
3.4 Conation
3.4.1 Les Big Five
3.4.2 Anxiété
3.4.3 Le perfectionnisme
3.5 Conclusion
3.6 Introduction à la partie empirique
3.6.1 Objectifs de l’étude
3.6.2 Participants
3.6.3 Procédure
4 ETUDE DES CARACTERISTIQUES COGNITIVES DES ENFANTS A HAUT POTENTIEL INTELLECTUEL
4.1 Introduction
4.2 Méthodologie
4.2.1 Intelligence fluide et intelligence cristallisée
4.2.2 Mémoire de travail
4.2.3 Liste de mots
4.2.4 Pensée divergente créative
4.3 Résultats préliminaires
4.4 Comparaisons sur l’ensemble de l’échantillon
4.4.1 Les PMA
4.4.2 La mémoire de travail
4.4.3 La pensée divergente
4.4.4 L’inhibition cognitive
4.4.5 Effets d’interaction
4.5 Comparaisons intergroupe
4.5.1 Population
4.5.2 Les PMA
4.5.3 La mémoire de travail
4.5.4 L’inhibition cognitive
4.5.5 La pensée divergente
4.5.6 Effets de sexe
4.5.7 Effets de l’école
4.5.8 Analyses des corrélations
4.6 Discussion
5 ETUDE DES CARACTERISTIQUES EMOTIONNELLES DES ENFANTS A HAUT POTENTIEL INTELLECTUEL
CONCLUSION GENERALE