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Evénement traumatique
Selon Ferreri et al. l’évènement traumatique porte en lui deux caractéristiques principales : celle de représenter, pour la personne qui le vit, une « menace d’anéantissement » pour lui ou pour les autres et celle d’induire une « frayeur, un sentiment d’horreur et d’impuissance » [15, p. 206].
Pour saisir le sens de l’évènement traumatique et le distinguer de l’évènement stressant, Lebigot [16] utilise la métaphore freudienne de la vésicule, illustrant bien, pour lui, le fonctionnement psychique. Selon lui, Freud évoque une vésicule délimitée par une membrane souple, dépressible et résistante jouant le rôle de « pare-excitation ». Sous l’effet d’un évènement stressant, le choc émotionnel induit déformerait la membrane de la vésicule le temps que dure le choc et elle reprendrait sa forme initiale après l’évènement. Alors que, sous l’action de l’évènement traumatisant, une effraction se produirait dans la membrane, par l’effroi, et la fonction de pare excitation serait perdue à jamais.
La notion d’évènement traumatisant a été développée, élargie et complexifiée, surtout dans le tout nouveau courant de psychiatrie transculturelle. Dans ce cadre, Tobie Nathan [17] a conceptualisé, sur la même voie que le « Moi-Peau » d’Anzieu, des enveloppes culturelles contenantes. Il est établi de nos jours par exemple que la migration est en soi un traumatisme dans la mesure où elle con-sacre une rupture entre la culture extérieure, vécue, et celle intérieure, intériori-sée.
L’interrogation autour de l’évènement traumatique reste posée et toujours avec la même acuité : pourquoi un évènement traumatique ne l’est jamais pour tous ? Autrement dit, comment déterminer, a priori, que tel évènement sera traumato-gène pour telle personne ou telle catégorie des personnes ?
Le traumatisme d’enfants
Les chercheurs en psychotraumatologie ont souvent cru que les enfants ne pou-vaient pas avoir peur ni subir d’effroi et donc, ne seraient jamais traumatisés. Les tenants de ces thèses émettaient différentes explications : « les jeunes en-fants n’engendrent pas de trace mnésique, ils oublient à mesure ou ils n’ont pas de métacognition suffisante ou encore, ils n’ont pas de représentation suffisante de la mort et donc, ils n’ont pas peur de la mort… » (Moro [18, p.25]. Cela ren-dait compte des difficultés à appréhender la façon dont un évènement touche en particulier l’enfant, un être en développement.
Les toutes premières études sérieuses sur les effets des évènements traumatiques sur des très jeunes enfants ont été menées par les psychanalystes de l’entre-deux-guerres. La Deuxième Guerre mondiale a plongé l’occident dans une crise inédite par les exactions qu’elle a engendrées. Des combats à l’arme lourde au massacre dans une logique d’épuration ethnique en passant par des camps de concentration, l’enrôlement de force,… tous les ingrédients étaient prêts pour bâtir la base des traumatismes. Ceux qui s’occupaient des enfants s’inquiétaient particulièrement pour ceux perdus après la dispersion de leur famille, les resca-pés des assassinats, les enfants des juifs cachés ou adoptés,…
En 1920, dans un ouvrage dédié à sa nouvelle conception du traumatisme men-tal, Freud évoquait déjà le « jeu de la bobine » dans ce qu’il appelait la « com-pulsion de répétition ». Autour du jeu de la bobine, il explique la façon dont l’enfant traumatisé élabore des stratégies défensives dont l’objet serait, entre autres, de le libérer de la dépendance totale pour le rendre un peu plus auto-nome. A sa suite, cette époque connut l’émergence, au sein de la jeune discipline orientée vers la psychanalyse d’enfants, des personnalités phares : Anna Freud décrit des « jeux pathologiques » quand Spitz étudiait les effets néfastes de la séparation prolongée de la mère sur l’enfant ; Winnicott travaillait sur les effets d’une carence en soins maternels et une séparation prolongée de la mère sur le développement infantile ; Bowbly, s’intéressa, lui, aux mécanismes d’un tout nouveau paradigme, l’attachement. Nous y reviendrons plus en détail dans la suite du travail.
Durant cette période, l’accent est généralement mis sur le rapport entre l’enfant et ses parents et les conséquences, en termes de traumatisme, si ces rapports ar-rivaient à se rompre. Des craintes pour une psychopathologie due au psycho-traumatisme étaient alors émises pour les enfants séparés de leurs parents durant la guerre et, en particulier, les orphelins dont les parents ont été tués dans des massacres ou sur les fronts.
Des travaux poussés ayant pour but de comprendre l’effet des traumatismes sur les tout-petits enfants se sont fait sur les enfants juifs, cachés lors de la Shoah. Bien qu’en 1954, Anna Freud ait prédit des troubles à partir d’observations faites sur six orphelins juifs rescapés du camp de Terezin et refugiés en Angle-terre, les études se rapportant à ce groupe d’enfants se déroulent plusieurs an-nées après. Ces enfants, rescapés de l’Holocauste étaient cachés durant la guerre et étaient protégés, pour la plupart, soit dans des communautés chrétiennes ou dans des familles d’accueil non juives. La plupart n’ont pas été directement en contact, ni avec la guerre ni avec les massacres de leurs membres des familles. Ce qui est intéressant des observations rapportées est que, des décennies plus tard, ils sont revenus sur l’histoire traumatique de leur enfance pour en déceler des moments décisifs du traumatisme. Pour certains auteurs, l’âge était détermi-nant dans l’importance du traumatisme [19]. Pour d’autres, un deuil non fait, dont les conséquences traumatiques poursuivent les porteurs jusqu’à l’âge adulte comptait beaucoup [20]. Pareil en France, Feldman [21] revient sur les particula-rités traumatiques liées aux anciens « enfants juifs cachés en France » durant la guerre 40-45. Elle démontre que ces adultes, alors enfants, et même, cachés, ont connu différentes expériences traumatiques, avant, pendant et après la guerre. En bref, les études a postériori nous font savoir que le fait de se savoir caché pour avoir sa vie sauve, de devoir modifier son identité pour pouvoir survivre, de développer très tôt des stratégies « adultes » afin d’échapper à la mort… étaient pourvoyeurs de traumatisme chez ces adultes, alors enfants.
De nos jours, les travaux avec les enfants adoptés et ceux venant des terrains où oeuvrent les humanitaires nous prouvent, tous les jours, que l’enfant, dans sa vulnérabilité, est aussi cible de la peur et d’effroi. Seulement, le traumatisme s’exprime chez lui différemment que chez l’adulte. Chez l’enfant, tout passe par le jeu, qui répète la scène traumatique, ou par un défaut dans l’attachement, ins-piré par l’horreur [22]. Les différentes classifications internationales des mala-dies mentales actuelles prennent en compte de la particularité du traumatisme chez l’enfant. L’association Zero to three [23] qui publie un ouvrage sur les classifications des troubles de la santé mentale chez des enfants, consacre un chapitre sur les éléments diagnostics des troubles dus au traumatisme pour l’enfant, entre zéro et trois ans. La récente édition du DSM, la cinquième, classi-fie les troubles dus au traumatisme tout en spécifiant, à chaque fois, des particu-larités pour l’enfant. Les thérapeutes inventent des méthodes novatrices pour entrer en contact avec les enfants traumatisés, même les plus jeunes et ceux dont les codes langagiers et culturels paraissent les plus éloignés d’eux [24].
Au-delà du traumatisme direct de l’enfant, qui ébranle sa logique d’enfant, ce-lui-ci peut « hériter » un traumatisme de ses parents ou de son entourage immé-diat. Parfois, le traumatisme est ancien et voyage à travers les générations. Cette transmission du traumatisme, des parents à l’enfant, est un champ d’étude riche des théories et des méthodes d’approche, toutes différentes. Les thérapeutes-chercheurs observent, en pratique, cette transmission et chacun, dans sa propre référence théorique et sa méthode, s’attèle à répondre à une question cruciale et bicéphale : le quoi et le comment de la transmission du traumatisme.
Transmission du traumatisme
Bien des chercheurs ont constaté que le traumatisme avait la capacité de se transmettre. D’ailleurs, Moro affirme que « le traumatisme est fait pour être transmis, telle semble être l’une de ses caractéristiques majeures » [18, p. 28]. Il a été constaté, par exemple, que les descendants des victimes de la Shoah ont un fonctionnement psychique accusant de l’existence des psycho-traumatismes dus à l’holocauste, faits s’étant produits alors même qu’ils n’étaient pas encore nés. Encore plus subtil à percevoir, les psychothérapeutes qui s’occupent des dyades mères-enfants découvrent que, parfois, le bébé a déjà un fonctionnement psycho traumatique même avant d’acquérir le langage. De même, des traumatismes ont été observés devant un secret de famille, bien gardé et jamais raconté. La question qui a été et reste, en effet, passionnante est : Quel est le contenu de la transmission traumatique et quelles en sont les modalités ? Plusieurs hypothèses ont été évoquées, issues des différentes références théoriques, mais aucune n’a clos le débat en résolvant définitivement la question. Nous passerons en revue certaines sans prétendre être exhaustifs, en mettant en lumière les points com-muns.
Les controverses, autour de cette question témoignent bien des difficultés à l’appréhender dans la mesure où, disons-le, elle exige non seulement de retour-ner à l’état d’enfance, mais aussi de réfléchir à la préhistoire de son histoire, bien avant sa conception. Vu cette difficulté, et d’autres évidement qui entourent tout aussi bien la méthode que la théorie dans le traitement de la question cen-trale, certains cliniciens ont proposé d’examiner le contre-transfert entre théra-peute et patient souffrant de psycho traumatisme majeur. On observe, en effet, une psychopathologie particulière chez des thérapeutes qui s’occupent des pa-tients psycho traumatisés. Cet état avait été appelée “traumatisme secondaire”. Les mécanismes par lesquels le thérapeute est « affecté » par le psychotrauma-tisme de son patient seraient analogues à ceux qui président à la transmission du traumatisme, des parents à l’enfant. Il semble, en ces jours, que la piste promet-teuse pour élucider les phénomènes de transmission du traumatisme du parent à l’enfant, dans son contenu et dans ses mécanismes, soit celle du contre-transfert chez les thérapeutes.
Au niveau neurobiologique :
Des recherches relativement récentes rapportent l’effet nocif sur le développe-ment de l’enfant des molécules dites « médiateurs de stress », sécrétées pourtant en grande quantité dans le cas de psycho traumatisme. Devant tout évènement qui potentiellement induit un risque vital, l’organisme humain est programmé de façon à synthétiser des molécules – essentiellement les catécholamines et le cor-tisol – qui aident à organiser cette confrontation en donnant l’énergie maximal pour le faire. Ordinairement, cet instant de confrontation est passager. Dans le cas de stress en permanence, ces molécules restent en grande concentration dans la circulation, induisant des modifications profondes au niveau mnésique et comportemental par leur effet toxique sur l’hippocampe et l’amygdale, deux structures sous-corticales enfouies dans les profondeurs de la cinquième circon-volution temporale [25].
Des études chez l’animal ont démontré que le stress chez la femelle enceinte était pourvoyeur des troubles dans le fonctionnement de l’axe hypothalamo-hypophyso-surrénalien de ses petits. Selon les chercheurs qui en ont publié les conclusions, on noterait chez les petits une hyperréactivité au stress et une dimi-nution spectaculaire de l’exploration, des capacités d’apprentissage et des capa-cités mnésiques [26]. Les études chez l’homme ont démontré un lien entre un stress anténatal, chez la mère, et un faible poids de naissance, chez l’enfant [27].
Après la naissance, l’enfant nécessite une niche affective – mot emprunté à Cy-rulnik –, émotionnellement riche pour son développement intégral. Durant les premiers mois de la vie du petit d’homme, qui naît avec une grande immaturité structurelle et fonctionnelle neurologique, la maturation se poursuit au même moment qu’il intériorise ses premières expériences en termes de contact avec son environnement. Durant ce moment critique du développement, la qualité du contact, essentiellement avec la mère, est plus que nécessaire et peut influencer l’avenir au niveau affectif, comportemental et cognitif.
Le manque d’amour ou la négligence du bébé induit un stress chronique chez celui-ci, causant l’exposition prolongée au cortisol de son système nerveux en pleine configuration. Selon De Bellis et al. [28], cette exposition distord la courbe pondérale (nanisme psychogène) et diminue le volume cérébral total. En particulier, le stress permanent chez un être en développement produirait une diminution du volume hippocampique avec des graves conséquences dans le processus mnésique à long terme. Il produirait aussi une diminution du nombre des neurones préfrontaux et amygdaliens, avec des conséquences sur le compor-tement devant un stress ultérieur et sur les apprentissages [29].
Théorie de l’attachement et transmission du traumatisme
Nicole et Antoine Guédeney [34], éditeurs d’un ouvrage collectif dont la troi-sième édition est préfacée par Boris Cyrulnik, présentent, dans une forme didac-tique simple, mais complète, l’essentiel des connaissances sur l’attachement. Ils exposent autant sur l’historique, sur les bases d’attachement que sur ses rema-niements, de la conception à la vieillesse.
Les travaux sur l’attachement naissent après la Grande guerre, juste après les catastrophes des bombardements de Londres qui ont dispersé les membres des familles et induit des effets néfastes sur les enfants. Entre l’école psychanaly-tique de Melanie Klein et celle d’Anna Freud se voit ériger un nom et une théo-rie. John Bowlby, ayant travaillé avec Winnicott et présidé la société britannique de psychanalyse à l’époque, pose les bases fondatrices de la théorie d’attachement à partir d’observations cliniques sur les enfants. Ce nouveau cou-rant, rompant avec le conformisme qui prévalait à l’époque, se veut être une co-lonne dressée au carrefour de plusieurs sciences, jadis considérées hétérogènes, auxquelles il s’articule : la psychanalyse, l’éthologie, les sciences cognitives, l’informatique et la cybernétique. À côté de ses opposants, nombreux et restés fidèles à la psychanalyse classique, ses adeptes font des expériences novatrices qui confirment ses conclusions (Mary Salter Ainsworth en Ouganda et au Cana-da, Mary Main en Californie…).
Les différents travaux démontrent que l’enfant se rapporte à une figure d’attachement, choisie parmi une constellation d’adultes qui prennent soin de lui (caregivers). Bien que les dispositions à l’attachement se mettent en place au cours des interactions précoces mère foetus [35,36], la figure d’attachement prin-cipale, au cours de la première année, est généralement la mère en fonction du temps qu’elle passe à côté du bébé, mais cette figure se précise au fil du temps. Les figures d’attachement alternatives [37] se constituent d’autres personnes, entourant l’enfant, mais ne s’en occupant pas autant que la mère. Cette catégorie est alors occupée par le père, les grands-parents, d’autres membres de la fratrie et a pour rôle de succéder à une relation construite et perdue (absence de la fi-gure d’attachement principale). Au cours de la croissance, la relation d’attachement se complexifie, elle déplace les rôles des figures d’attachement selon les besoins et les exigences cognitivo-émotionnelles et comportementales du moment (un tuteur, un éducateur, un cousin, un petit ami, un conjoint…).
Même si certains auteurs insinuent que les premières expériences de l’enfant déterminent son « style d’attachement » et ses rapports ultérieurs au monde [38,39], d’autres affirment que l’attachement, tout comme les liens affectifs, est uni à l’environnement, qui lui confère la capacité d’être, à tout moment, dyna-mique, changeant et ouvert [40].
Lors de la situation étrange d’Ainsworth, on remarque que les enfants nés des parents ayant vécu le traumatisme développent leur attachement sur le mode dé-sorganisé / désorienté. Diverses explications ont été données par les spécialistes de la question : pour certains, cela résulterait des erreurs ou des inexactitudes, “laps” selon le terme de Bowbly, dans le récit selon qu’il est narré par les pa-rents. C’est cela qui induirait une désorganisation dans la représentation des en-fants [41]. Pour d’autres, l’attachement désorganisé, observé chez l’enfant, n’est qu’une forme de comportement réactionnel et adaptatif face à celui des parents. Ceux-ci, dans leur vécu traumatique, induisent la peur et l’effroi à l’enfant qui doit s’adapter par un attachement à eux, désorganisé [42,43]. Lyons-Ruth et al. [44] ont conçu un modèle qui met en jeu l’âge de l’enfant. Ils prédisent que le trauma parental induit plus facilement un attachement désorganisé, après 18 mois, par exemple.
OBSERVATION ET COMMENTAIRES
Observation No1 : Ka, mon beau miroir brisé.
Ka a treize mois. Il est maigre, le teint très foncé, les yeux presque enfoncés dans les orbites. Il porte une longue chemise blanche. Il est venu ce jour en con-sultation avec sa mère qui nous dit que son enfant ne la quitte jamais. Il se pour-rait que Ka reste au dos de sa maman la plupart du temps et durant les repas, il est dans les bras de celle-ci. Ka est benjamin d’une fratrie de trois, et seul gar-çon.
Sa mère a été encouragée par une responsable d’une association locale à consul-ter en psychiatrie avec son fils. Selon elle, son enfant se développe différemment de ses deux autres, les filles. Elle s’inquiète, de façon particulière, du fait que celui-ci ne se met pas correctement debout et ne parle pas encore. Elle a consulté un médecin d’enfants qui lui a dit que son enfant a toutes les fonctions, mais c’est leur utilisation qui prend du retard.
La mère de Ka est maigre, visiblement fatiguée et a un air très pensif. Elle parle à voix basse, à peine audible, chargée d’émotions. Son récit, jonché des trauma-tismes, remonte à quelques années.
Quand elle parle d’elle, elle décrit une enfance aisée. Cadette d’une grande fa-mille, son père était l’un des responsables d’une grande usine agroalimentaire de la région et sa mère infirmière. Mais, très vite, à l’âge de huit ans, la guerre l’arrache à ce bonheur. En 1996, alors que la cité où elle habitait avec ses pa-rents faisait l’objet d’affrontements entre militaires, elle a fui, elle et toute sa famille, vers le village d’origine de ses parents, à une centaine de kilomètres. Avec eux, une marée humaine, en route vers le refuge, tous à pied. Derrière eux, la cité est tombée aux mains des assaillants qui vont de victoire en victoire sur l’armée régulière. Arrivés dans le village où ils allaient, ils ne s’arrêtèrent même pas parce que tous les villageois avaient pris la fuite et la ligne de combat n’était toujours pas bien loin d’eux. Le seul chemin qui leur restait ouvert était le lac Tanganyika et quelques pirogues motorisées en planches dont les propriétaires avaient fui. Par chance, ils ont débarqué en Tanzanie, deux jours après l’embarquement et directement conduits dans un camp de réfugiés.
Elle n’a rien oublié de la vie de misère menée au camp, même si elle était une petite fille. Elle revient longuement sur ses études, au camp même, dans des conditions qu’elle juge déplorables. Heureusement qu’elle y a rencontré des gens qu’elle connaissait : ses voisins, ses enseignants du Congo, les collègues du travail de son père … quoi que le contexte financier soit diffèrent.
Quelques années plus tard, son père meurt et le reste de la famille se décida à quitter ce camp pour un autre, en Zambie cette fois. Il leur a fallu trois mois de voyage et un dur labeur pour y parvenir.
Bien avant son bac, elle se marie. Son mari, Congolais comme elle, vit dans le même camp depuis quelques années, réfugié et enseignant. Elle continue ses études en soins infirmiers tout en étant mariée. Rapidement, elle a eu ses deux filles.
Elle revient sur ses envies d’avoir un autre enfant, garçon. Elle aurait voulu es-sayer encore une fois, après ses filles, pour tenter d’accoucher d’un garçon, mais le maigre salaire de son mari, enseignant à l’école primaire du camp, les condi-tions précaires qu’exige la vie du camp, loin de son enfance dorée, ne lui ont pas permis de tenter sa chance.
En 2007, dégoutée de la vie de réfugié, alors que sa mère croule sous le poids de l’âge et des soucis de santé, elle se décide à retourner en RDC et avec elle, ses deux enfants, sa mère et son mari.
Tous retournèrent dans le village de sa mère où ils vécurent de l’agriculture, avant qu’elle n’ait du travail d’infirmière à la maternité du village.
Elle a été violée alors qu’elle séjournait chez sa vieille maman, violée elle aussi, la même nuit. Cela ne pouvait pas se camoufler parce que les villageois ont en-tendu les trois hommes armés démolir la porte, et les cris. Le lendemain, les voi-sins sont venus voir ce qui se passait et comme ils s’en doutaient, c’était bien des viols. Depuis, son mari a pris ses distances avec elle, ses voisins et collègues de travail devenaient méfiants.
Trois mois plus tard, c’est l’aménorrhée qui l’a incitée à pratiquer un test de grossesse rapide à la maternité dans laquelle elle travaillait, test qui s’est avéré positif. A ce moment-là, elle dit avoir eu l’idée d’avorter, mais ce n’était techni-quement pas faisable, aucun médecin ne l’aiderait à le faire.
Au fur et à mesure que le temps passait, la grossesse était une évidence. Son ma-ri a fini par la remarquer et est parti avec une autre femme, l’abandonnant, elle et ses deux filles. Son employeur, d’une branche pentecôtiste de l’Eglise protes-tante l’a mise à la porte car cela touchait à sa “morale chrétienne”. Isolée socia-lement, elle s’est décidée à aller tenter un avortement clandestin, dans la cité voisine. Au moins là, c’est une ville, dans l’indifférence totale, on peut y vivre sans risque de se faire remarquer ou juger. Malheureusement pour elle, tous les médecins auxquels elle demandait de l’aider pour avorter, même dans la clan-destinité, déclinaient la demande. Le temps passant, le terme s’approchait et elle a accouché, dans une maternité connue de la cité. Le fait que l’enfant était de sexe masculin, semblait légèrement la réjouir même si, très vite, les stigmates liés à un enfant sans père l’ont fait déchanter : pour établir l’attestation de nais-sance à la maternité, pour l’enregistrement à l’état civil, pour attribuer le nom à l’enfant… on demande où est le père et quel est son nom.
Chez elle, elle était seule à s’occuper de son bébé parce qu’elle avait honte de parler du fait qu’elle avait accouché. Plusieurs fois, l’idée de suicide a traversé son esprit, mais jamais celle d’infanticide.
Elle décrit des cauchemars, presque toutes les nuits. Elle ressent, encore au-jourd’hui l’odeur mal odorante des deux personnes en tenue militaire qui l’ont violé. Elle a, encore aujourd’hui, des palpitations et des sueurs froides lors-qu’elle croise quelqu’un en tenue militaire dans la rue, même en plein jour. Elle dit parfois, se sentir assez bizarre et replonger dans une sorte de « rêverie » éveillée qui fait défiler dans son imagination des scènes de viol, de guerre, de fusillade…
Durant les séances de thérapie, Ka ne jouait pas malgré notre sollicitation. Quand sa mère le mettait sur une chaise à côté, il pleurait amèrement voulant la suivre. Quand sa mère le prenait dans ses bras, il se taisait. A le voir, il a un re-gard qui traduit la peur. Peur de tout le monde, presque un manque de confiance. J’essaie de lui tendre mes mains pour voir s’il va me suivre, mais il détourne son regard et se cramponne aux habits de sa mère. Je lui propose un jouet, il ne le regarde même pas, ne voulant pas entendre ce que je lui dis. Il fixe tout de même mon regard, de ses yeux peureux et hypervigilants. A son âge, il ne marche pas encore. Il se déplace, rarement, à quatre pattes. Il ne prononce aucun mot, mais il pleure à gorge déployée, avant que sa mère n’accoure rapidement pour arrêter ces cris. Elle est la seule à s’en occuper.
Sa mère dira qu’il ne joue avec personne, pas même avec ses grandes soeurs.
Durant toutes les séances de thérapie, ils étaient ensemble, inséparables. Lorsque sa mère parlait de son récit, parfois c’était difficile, l’émotion venant s’interposer entre nous et notre patiente. A ce moment-là, il suffisait d’un regard jeté sur son fils pour que cette vague émotive qui voulait emporter avec elle notre patiente passe. Nous nous sommes rendu compte que c’était plus difficile quand l’enfant était au dos que quand il était tenu dans les bras, juste devant elle.
Plus que toute autre chose, elle demandait ce qu’elle dira à cet enfant quand il l’interrogera à propos de son père.
Pour le moment, la mère de Ka est seule à s’occuper de ses trois enfants, le mari ne prend même pas des nouvelles. Elle change d’adresse si elle se rend compte que les voisins connaissent l’histoire de son fils.
Commentaires :
Ka a un regard peureux et ne joue pas. Il hurle quand sa mère essaie de le poser ou si quelqu’un d’autre veut s’en occuper. Ces signes sont listés parmi les cri-tères diagnostiques de l’état de stress post-traumatique chez l’enfant de 0 à 3 ans [23]. Ces critères sont répartis en quatre groupes, A, B, C et D et, parmi lesquels nous pouvons citer pêlemêle, « diminution du jeu », « hyper vigilance », « an-goisse de séparation » …
S’il ne fait plus aucun doute que Ka répond aux critères de l’état de stress post-traumatique, a-t-il subi un trauma ? Qu’est-ce qui l’a traumatisé et comment cela est-il arrivé ?
Une autre évidence est que la mère de Ka a subi des évènements traumatiques et souffre d’une pathologie psychotraumatique. Nous faisons l’hypothèse que le traumatisme de Ka est transmis de sa mère. Pour étayer cette hypothèse, pour rendre compte de la transmission du traumatisme, la littérature est riche de théo-ries et de méthodes, toutes aussi plausibles les unes que les autres. Nous allons y préférer l’approche bio-psycho-sociale telle que le propose Ouss-Ryngaert [10] parce qu’elle nous semble holistique.
Pour les tenants de la thèse neurobiologique, la trame de la transmission du traumatisme se constitue durant la vie intra-utérine, bien avant la naissance. Dans toute situation stressante, nous sommes programmés pour synthétiser, par l’entremise du système sympathique, des catécholamines (adrénaline et noradré-naline) et, à travers les neuro-hormones de l’axe hypothalamo-hypophysaire, les hormones de stress (cortisol). Les catécholamines ont pour rôle de développer l’alerte maximale pour combattre efficacement et le cortisol induit la libération du glucose afin de fournir l’énergie nécessaire. Normalement, quand l’évènement stressant n’est plus présent, les catécholamines, le cortisol et d’autres molécules impliquées reprennent leur taux initial.
Lors d’un viol, il est bien nécessaire que le système ci-dessus soit activé, au dé-but. Le fait que l’évènement ne soit pas élaboré, ni même assimilable, en fait un trauma, une fascination au niveau psychique, dans les mots de Lebigot [61], et fait vivre à la personne des moments de reviviscence sous forme de flash-back. Cela créé des conditions psychologiques de permanence de l’évènement trauma-tique subi et induit les mêmes médiateurs neurophysiologiques du stress (caté-cholamines et cortisol) en permanence, avec leurs effets sur tous les systèmes et appareils de l’organisme [62, 63, 64, 65].
En marge de cela, les études en laboratoire sur animaux ont prouvé que durant la grossesse, les médiateurs de stress (catécholamines et cortisol) traversent assez facilement de la mère au foetus. On a par exemple déterminé que le stress chro-nique chez la femelle enceinte induisait des perturbations dans le fonctionne-ment de l’axe hypothalamo- hypophyso surrénalien de ses petits. Les consé-quences seraient, chez ces petits, l’hyperactivité au stress et la diminution de l’exploration, des capacités d’apprentissage et mnésiques [26]. Chez l’homme, nous l’avons vu également dans la partie théorique, des études ont pu mettre en évidence un lien entre le stress permanent de la mère et un faible poids de nais-sance du bébé [27]. Aussi, a-t-il été démontré, chez l’homme, que beaucoup d’hormones de stress inhibent le fonctionnement de l’hippocampe [66] quand, par contre, les grandes quantités des catécholamines stimulent davantage l’amygdale. Autrement dit, selon une telle perspective, Ka serait né avec des prédispositions biologiques le rendant psychologiquement vulnérable au traumatisme. Dès la naissance, son cerveau en développement était déjà habitué à des fortes quantités de médiateurs de stress avec des conséquences sur l’architecture neuronale. Cela le rendrait peureux et l’empêche d’explorer son milieu parce qu’il a peur de tout. Il ne peut pas non plus se rapprocher d’un inconnu par ce qu’il en aura peur sans analyser s’il semble méchant ou gentil. Ce comportement fait qu’il adopte un attachement insécure et retarde son développement psychomoteur. Les théories de l’attachement pour leur part considèrent sécure un enfant qui reste lié à sa figure d’attachement, mais qui se sépare d’elle pour explorer son environne-ment. Nous verrons, dans la suite, qu’il y a quelque chose du côté de la mère dans ce défaut d’attachement.
Au niveau psychodynamique, Ciccone [30] et d’autres expliquent le phénomène par des mécanismes essentiellement identificatoires. Même si la mère de Ka ne dit rien, sa souffrance passe par les moyens langagiers non verbaux. En voyant sa mère, Ka essaie de reproduire ce qu’elle lui inspire. Et son vécu inspire la peur et la désolation dues à son histoire. A la fin, il adopte un comportement vi-sant soit à se protéger soit à protéger sa mère, dans une dynamique relationnelle complexe qui peut aller de la vengeance à la culpabilité. Bien plus, il est à noter que l’enfant a besoin d’un parent protecteur et invulnérable. Or, Ka a une mère abattue et fragile, qui demande plus de protection de la part de son fils qu’elle ne peut lui en offrir. Cela crée, à nos yeux, un cercle vicieux où la mère est rendue incapable, de par son histoire, d’offrir une base de sécurité et le fils est né avec des vulnérabilités le rendant aussi incapable de créer un attachement correct, ag-gravant davantage le mauvais attachement de l’enfant.
Pour les tenants de la thèse sociale et environnementale, un certain nombre de facteurs d’ordre culturel aggravent le traumatisme de la mère et, par ricochet, celui du fils. La tradition locale voit dans le viol un signe d’impureté, de souil-lure de la femme. La réputation d’une femme violée n’est pas loin d’être celle d’une prostituée. Dans le couple, une femme violée devient dangereuse et même un poison toxique [67] pour son mari. Les habitants, étant d’une société patrili-néaire et patrifocale, soutiennent que « ces enfants sont Rwandais » [5, p.113]. La religion interdit et punit sévèrement la contraception, l’avortement et l’infanticide. Pourtant, les femmes violées sont souvent assimilées à celles qui ont commis le péché de fornication.
Ces conditions sociales aggravent les effets du traumatisme de la mère de Ka qui, en retour ne pourra que difficilement offrir à son enfant une niche affective riche pour développer son ego et lui donner confiance en lui-même.
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Table des matières
DEDICACE
REMERCIEMENTS
LISTE DES SIGLES, ABREVIATIONS ET ACRONYMES
INTRODUCTION
I. ASPECTS THEORIQUES
II. METHODOLOGIE
III. OBSERVATION ET COMMENTAIRES
IV. SYNTHESE DES OBSERVATIONS
CONCLUSION
REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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