Dynamiques de peuplement et premières mises en valeur des terres réunionnaises
La première décennie des années 1700 marque la mise en valeur de l’île « Bourbon ». Jusqu’à cette période, les productions agricoles étaient encore très peu développées et suffisaient au ravitaillement des habitants et des navires de passage. Un recensement à cette époque fait état d’une population composée alors de 423 personnes libres et 311 esclaves. L’administration de Jean-Baptiste de Villiers, gouverneur de l’île, introduit sur le territoire de nouveaux colons et des cultures méconnues pour lui permettre de se développer. La rentabilité devient le fer de lance des entreprises coloniales, et dans cette lignée, l’implantation d’espèces végétales de valeur telles que les épices (poivre, cannelle), le coton et le café, se généralise. Dans le même temps, une ébauche de route est construite entre Saint-Denis et Saint-Paul afin de faciliter l’unification administrative de l’île. Alors que la stratégie de la France est d’occuper des terres non revendiquées (comme celles de Bourbon) pour y implanter des plantes considérées à forte valeur ajoutée, elle verra sensiblement le même phénomène économique se reproduire d’année en année : les cours des produits d’exportation (café, épices, vanille plus tard, géranium, canne à sucre) suivront toujours une courbe caractéristique présentant une forte expansion d’abord puis une diminution à mesure que la concurrence internationale se renforce. Ces différentes stratégies économiques qui ont été engagées dans l’Histoire réunionnaise ont eu des effets sur le contexte de peuplement et social de l’île. Rappelons que pour produire le plus rapidement possible ces denrées, le système colonial fera massivement appel à l’esclavage. À ce titre, la longue mise en valeur des terres de l’île, l’institutionnalisation progressive de la production de café et les différentes étapes pour atteindre une économie de plantation, influent sur l’organisation sociale de la Réunion, modifient sa structure, ses modes de vie et ses rapports de production. Dès 1715, chaque colon doit planter au moins 100 caféiers par individu vivant sur chaque plantation. L’île entre dans un système de plantation obligatoire dans lequel l’organisation des rapports sociaux se résume à la relation maître/esclave. La société se développe à deux vitesses, avec au sommet les planteurs, et en bas les esclaves ainsi que les premiers blancs appauvris. Très tôt, en s’engageant dans la monoculture, un déséquilibre s’introduit déjà dans la colonie ; il résulte d’une économie complètement dépendante de l’import-export et d’une population sous l’emprise de ce système. Ces choix auront des répercussions dans toute l’Histoire réunionnaise et dans ses mutations contemporaines, la contrepartie étant toutefois que la Réunion sera toujours considérée comme terre d’accueil pour des populations extrêmement diversifiées et symbole du « vivre ensemble ». Allant de pair, travailler sur les processus identitaires à la Réunion semble indispensable pour comprendre les questions d’appartenance au territoire, de créolisation, de métissage et de réinvention culturelle. Selon Christian Ghasarian (2002), précurseur de cette conceptualisation, aucune de ces dynamiques, prise isolément, ne peut rendre compte de façon pertinente des dynamiques sociales et culturelles en jeu dans l’île. Daniel Vaxelaire rappelle le caractère subjectif de l’identité intériorisée. La couleur sémantique effective, plus que celle de la peau, correspond à la condition sociale de l’identifié : « la couleur est tellement liée au statut dans la Bourbon esclavagiste, que l’on y qualifiera sans sourire des presque blonds de Noirs, puisque esclaves ; et des presque noirs de Blancs puisque libres (…) » Et les « Blancs » eux-mêmes ne correspondent pas à une catégorie homogène : « le fossé s’élargit de plus en plus entre nantis et pauvres : la Révolution française va être le révélateur de tensions sociales internes à la communauté libre, de plus en plus flagrante » (Vaxelaire, 2016, volume 1, p.179). Le territoire, qui semblait infini au temps des premières concessions se restreint au fil des années. La réforme agraire de 1770 réduit les concessions à 156 arpents (équivaut à 5 hectares). Et dès 1771, chaque concessionnaire doit faire preuve de sa propriété par un acte authentifié. Ces réformes ne parviennent pas à résoudre le morcellement des concessions au fil des générations mettant sur le bas-côté les « pauvres blancs13 ». Ce lourd souci économique et social, atteindra son paroxysme au XIXème siècle. Aujourd’hui encore, le plan d’occupation des sols reflète ce morcellement : les exploitations, qui se partagent en trois filières principales complémentaires (canne à sucre, élevage bovin et maraîchage) s’étendent sur des parcelles de 7,5 hectares en moyenne. On retient de cette première économie de plantation la naissance du problème social des « pauvres Blancs », conjugué à celui de la représentation identitaire des esclaves et de leurs descendants.
Mutations institutionnelles et politiques globales : de la colonie au département
De 1943 à 1946 une éventuelle modification de statut administratif est au cœur des débats politiques. L’organisation administrative de la colonie datant de 1825 semble obsolète. En 1946, alors que la Réunion d’après-guerre est ruinée, elle est proclamée 87ème département français. L’île place donc beaucoup d’espoir dans son nouveau statut. Pourtant, celle-ci ne connaît que très tardivement les effets de cette départementalisation. Encore une fois, elle est prise dans des enjeux d’intégration globale, avec ses spécificités locales : son isolement est la cause de nombreuses discordances entre une histoire nationale qui s’ouvre à l’international, sur les trente glorieuses et l’histoire si singulière de l’île. Le fossé se creuse entre un département en attente de réalisation par des réformes et des gouvernements qui ne concrétisent pas la loi de 1946. Pendant longtemps, les engagements politiques se tournent plutôt directement vers les problématiques rencontrées par l’Hexagone que par le département réunionnais. Au milieu des années 50, la Réunion demeure dans une situation de sousdéveloppement et les infrastructures sont dans un état de vétusté importante. Alors que la France des années 1950 profite des premières années d’expansion, la Réunion débute seulement sa phase de rattrapage. À l’heure où la métropole vit au rythme des 30 glorieuses, l’île, qui compte 347 500 habitants en 1961, s’engage avec la décennie 60 dans sa véritable départementalisation et connaît une succession de grands chantiers qui modèlent les paysages (infrastructures, communications et transports…) Il faut cependant aller voir au-delà du décor pour se rendre compte des fortes disparités entre ceux qui profitent de ces années d’expansion et ceux qui les subissent. En effet, à cette période les familles d’agriculteurs des Hauts de l’île sont toujours démunies d’infrastructures de base (électricité, eau courante), enclavées (il n’y a pas de route), et reléguées dans ces territoires exclus. Les plus jeunes commencent à prendre en main leur avenir en quittant les régions des pentes pour rejoindre celles des Bas, à la recherche d’un travail. D’une manière générale, les mutations de la société réunionnaise, accompagnées de la démocratisation de la scolarisation, d’une « expatriation » pour des études plus ciblées et plus lointaines amènent les jeunes générations à élargir le champ des possibilités professionnelles. Alors que pour leurs parents, avoir un terrain était le seul gage de travail, de réussite économique et sociale. Déjà Jean Benoist15 constate dans les années 80 que « les distances sont devenues immenses entre les générations et que les projets des pères n’intéressent plus les fils » (1984, p.134) : « les uns et les autres s’écartent alors de la terre qui ne porte plus leurs espoirs ». Selon l’anthropologue, une autre époque de l’histoire sociale de l’île a effectivement débuté à travers les effets de la départementalisation. Celle-ci a greffé sur la Réunion, et ce, dans tous les domaines, des secteurs entiers de la société métropolitaine. Ce constat est relevé sur notre terrain et décrit dans le domaine de l’agriculture et de l’élevage en filières. Des techniciens et des responsables agricoles sont venus travailler sur l’île pour apporter leur expérience et leur expertise, souvent sur des postes premiers de Volontaire civil à l’Aide Technique (VAT). Globalement, pour la modernisation de l’île, des corps de métiers venus de métropole se sont constitués face à l’élite locale, détenteurs d’autres valeurs et inspirateurs, de fait, d’autres comportements. Les dépendances anciennes, notamment dans la société de plantation, se sont trouvées déconstruites et mises en cause. Le cadre départemental a apporté une autre dimension administrative, réglementaire, la plupart du temps peu en cohérence avec les particularités de l’île. Finalement, à une dépendance s’en succède une autre : la départementalisation introduit ses propres références et engage la population locale dans un certain nombre de nouveaux cadres rigides.
Le Plan d’Aménagement des Hauts, pour le rééquilibrage des territoires.
Le contexte global de l’île de la Réunion des années 70, place le territoire dans une dynamique d’import-substitution. Les Hauts de l’île vont vivre les effets de la départementalisation et des politiques à travers des plans de restructuration territoriaux. En effet, les Bas, ou la frange littorale, vivent essentiellement de la monoculture de la canne et doivent donc avoir recours à de coûteuses importations de produits alimentaires. L’administration décide de mettre en valeur les hautes Plaines : la Plaine des palmistes par des cultures vivrières et la Plaine des Cafres en zones d’élevage. C’est à partir du milieu des années 70, avec le Plan d’Aménagement des Hauts que ces « zones rurales en retard de développement » commencent à prendre leur essor : de nouvelles infrastructures sont créées, les Hauts deviennent plus accessibles, l’habitat est amélioré, le développement des cultures maraîchères, de l’élevage et du tourisme rural deviennent une priorité annoncée par les financeurs (Europe, Etat et collectivités territoriales locales). La lutte contre l’exode rural est lancé. Le PAH intervient trente ans après la départementalisation. Le constat est sans appel et révèle le déséquilibre entre la région des Hauts de l’île et celle des Bas, qui a beaucoup plus profité des effets positifs de la départementalisation. L’État, les collectivités, les organismes socioprofessionnels prennent conscience de ces « territoires ruraux en retard de développement » et se concertent alors avec les habitants et les élus pour engager un programme ciblé de développement des Hauts. En 1976, un « Livre Blanc » pose les fondations de nouveaux travaux destinés à « participer de manière déterminante au sauvetage de la société réunionnaise » (conseil régional de la Réunion, 1976). Les Hauts, classés en zone spéciale d’action rurale deviennent le cheval de bataille du Commissariat à l’Aménagement des Hauts en 1978.
La Grande ferme, terres d’élevages
Nous quittons le littoral densément urbanisé de Saint-Pierre pour traverser dans la longueur la commune du Tampon. De la route nationale, la célèbre RN3, qui traverse la Plaine des Cafres, des chemins transversaux desservent les quelques villages qui se disséminent de part et d’autre de la route. Au fil des bornes kilométriques du Tampon le paysage se transforme. Aux champs de cannes succèdent des espaces aux reliefs urbanisés. Densément parfois, éparpillés aussi. La température diminue au fur et à mesure que nous prenons de l’altitude. Le 23ème kilomètre, petit bourg de campagne est un carrefour commercial et touristique : au Simply Market et au Leclerc Express qui lui fait face, les parkings sont bondés. Les familles sont nombreuses à aller et venir avec leur caddie. À gauche, est indiqué le site remarquable de Grand Bassin, îlet de Bois court, connu pour sa randonnée dépaysante et sportive. Si nous continuions dans cet axe, en tournant à gauche, nous apercevrions la mairie annexe du Tampon, mairie de la Plaine des Cafres. Mais nous maintenons notre cap malgré les ralentissements, sur la route nationale. De nombreux « gramouns44 » sont assis sur le muret attenant à la route et observent le flot continu des voitures. Les clients habitués du PMU du dessus s’enivrent et échangent entre eux. Ils interpellent de temps en temps un véhicule de passage, manquant de trébucher sur la chaussée. Des touristes, munis de leurs équipements de randonnée se hâtent à l’étal du bazardier précédent. Après cette zone commerciale, nous dépassons l’église Sainte Thérèse, à la façade sobre et lisse. Suite à un virage, la route reprend une courbure plus raisonnable. Sur notre droite se situe l’antenne de la chambre d’agriculture de la Plaine des Cafres, avec les locaux de l’association réunionnaise de pastoralisme. Le parking est quotidiennement plein. Sur la gauche, point de repère des habitants du coin et d’ailleurs, le restaurant le Tinto attire les foules. Visiteurs et locaux s’y côtoient autour de spécialités montagnardes ou de galettes bretonnes ! La montée continue et les virages se succèdent. Il serait possible de prendre la route en direction de Notre Dame de la Paix sur notre droite pour atteindre la Grande ferme par la Petite ferme, mais nous poursuivons notre itinéraire jusqu’à Bourg-Murat. La brume apparaît très souvent à partir de 10h-11h, plus encore lors de l’été austral. L’habitat se fait plus diffus et des friches côtoient les premières prairies aménagées. Bourg-Murat correspond au kilomètre 27 et est toujours nommée en tant que tel par les habitants. Village situé sur les hauteurs au nord-est de la ville du Tampon, Bourg-Murat est haut perché entre le Piton des neiges (sur la gauche) et le Piton de la fournaise (à l’opposé). Il se situe à 1600 mètres d’altitude et marque l’entrée d’un long plateau sylvo-pastoral avant de redescendre sur la Plaine des Palmistes en passant par le col de Bellevue, toujours en empruntant la route nationale. Nous l’aurons compris, Bourg-Murat est quasiment le passage obligé pour se rendre au volcan. Classé « village créole » c’est un point de départ de nombreuses randonnées, mais aussi une échappatoire pour les réunionnais qui s’y rendent en famille les week-end pour les pique-niques traditionnels. Les kiosques ombragés ont été aménagés dans cet esprit. Le bourg est visuellement déstructuré. À l’entrée à gauche, le RSMA (régiment du service militaire adapté) propose depuis 1965 des formations professionnelles de 6 à 12 mois. Un grand stade se situe à son prolongement. En face, après avoir dépassé une exploitation laitière, une station-service (la dernière avant la commune de la Plaine des Palmistes), offre un point de convergence aux automobilistes, agriculteurs et chauffeurs de camion à court de carburant. Petits restaurants, cafés et hôtels s’échelonnent le long de la route. « Les grands kiosques », quant à eux, bénéficient d’une vaste esplanade pour accueillir les évènements à caractères festifs, sportifs ou culturels. En fonction du jour, cet espace semble bien vide ou alors complètement en effervescence. Le petit office du tourisme du Tampon, en contrebas de la route, malgré sa façade rouge vif est peu remarquable dans ce capharnaüm de bâtiments et de parkings. La galerie d’art est cachée plus au fond encore et les bâtiments en retrait et délaissés de l’APECA, en projet de réhabilitation, se disloquent tout en étant décorés au fur et à mesure de graffitis et de tags. Le rond-point suivant est encadré par une petite superette, ancienne « boutik chinoise » et par la Cité du Volcan caractérisée par ses verrières pyramidales. À droite est indiquée justement la route du volcan. L’emprunt de cet axe, dénommé « rue Alfred Picard » nous plonge plus encore dans l’atmosphère agricole ambiante. Les croisements avec les tracteurs et les 4×4 conduits de chauffeurs coiffés de chapeau de cow-boy se font plus fréquents. Nous traversons une première forêt, espace reboisé de cryptomerias par l’ONF, dans laquelle familles, groupes scolaires et visiteurs s’arrêtent, le temps d’un pique-nique ou d’une simple pause. Palais du fromage, restaurants et hôtels s’alternent jusqu’à la fin de la rue signalée par un rond-point nous amenant vers le champ de foire à gauche ou vers le volcan par la route de la Grande ferme à droite. En face, une exploitation laitière s’étale au pied du Piton Dugain. Dans notre dos, une exploitation de vaches allaitantes, des blondes d’Aquitaine. Notre centre d’intérêt n’étant pas le volcan pour le moment, nous nous rendons alors vers la zone résidentielle de la Grande ferme, précédée par la ferme de la Sicalait, immense bâtiment le long de la route duquel sortent et entrent génisses et ouvriers agricoles.
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Table des matières
Introduction générale
Partie I : Sociétés agricoles réunionnaises en mutation et en question
1- Quelques données socio-historiques sur les Hauts de l’île de la Réunion et ses habitants
2- La place de la Plaine des Cafres et de l’élevage dans l’Histoire agro-touristique des Hauts
3- Cadrage de l’originalité de la thèse : enjeux au carrefour du patrimoine, du tourisme et de l’agriculture
Résumé de la première partie : en chemin vers une étude des mutations sociales des Hauts de l’île de la Réunion
PARTIE II : Le passage d’une agriculture diversifiée à un modèle d’élevage bovin en filières
1- La Grande ferme : construction d’une terre d’élevage dans la région des Plaines du sud de l’île de la Réunion
2- Des agricultures familiales et leurs réappropriations locales dans les Hauts du sud de la Réunion
3- Des « valeurs » communes mobilisées pour la perpétuation de l’élevage bovin à la Grande ferme
Résumé de la deuxième partie : créer du sens autour de pratiques professionnelles prises dans l’Histoire pour assurer une continuité dans les mutations sociales vécues
PARTIE III- Les éleveurs de la Grande ferme et leurs réseaux d’intégration sociale et territoriale
1- L’espace social des éleveurs de la Grande ferme : entre engagement professionnel et mobilisation d’autres réseaux d’intégration sociale ?
2- La Grande ferme familiale, espace de repli ambivalent
3- Des éleveurs, habitants sur un territoire attractif et vecteur de multi-usages
Résumé de la troisième partie : des pratiques agricoles prises dans une pluralité d’inventions de lieux touristiques
Conclusion générale
Synthèse
Rappel de la démarche et conclusions
Originalité de la recherche
Limites et pistes de réflexions
Bibliographie
Webographie
Autres documents
Glossaire, tables, abréviations et sigles
Glossaire
Liste des illustrations et tableaux
Abréviations et sigles
Annexes
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