Les élèves duncan : des corps de jeunes filles entre liberte de mouvements et injonctions hygienistes

La multiplication des discours et des représentations entourant le corps des filles

Dans la définition de cette catégorie intersectionnelle, le corporel apparaît comme primordial. L’objectif principal de l’ouvrage publié par Louise Bruit Zaidman, Gabrielle Houbre, Christiane Klapisch-Zuber et Pauline Schmitt-Pantel en 2001, est de souligner la prégnance du corps des jeunes filles dans la définition de cette catégorie. L’ouvrage rassemble différents travaux retraçant l’histoire et les évolutions des discours et des représentations entourant le corps des jeunes filles de l’Antiquité à nos jours. Le point de départ de tous les discours tel que formulé dans l’introduction de l’ouvrage est, selon les autrices, « la sacro-sainte virginité » . Selon elles, c’est la nécessité de sa préservation qui limite les actes, désirs, volontés des jeunes-filles. Dès lors, le corps des jeunes filles est ignoré, tu pour éviter sa dégradation. Françoise Frontisi-Ducroux et François Lissarague, envisagent le corps des jeunes filles durant l’Antiquité comme symbolique. Leur corps est objet de prestige, instrument politique, religieux ou social. Déjà à cette époque la puberté est envisagée comme une étape importante, prodiguant à la jeune filles la « complétude » de son corps. À partir du Moyen-Âge ensuite, la conscience d’une éducation du corps des jeunes filles est présente dans certains traités moraux et médicaux. Cependant cela ne s’applique qu’aux jeunes filles membres de familles aristocratiques, qui doivent dès leur plus jeune âge s’habituer à « danser sans sauter lourdement, marcher sans courir, rire sans montrer les dents ». C’est au XVIIIe siècle que la discipline corporelle se fait « plus pressante et plus absolue » pour les filles, la période romantique correspondant à celle de la plus forte domestication du corps juvénile féminin. Puis la réflexion pédagogique entamée à l’époque des Lumières, se poursuit au début du XIXe siècle en réponse à la bourgeoisie effrayée par l’affirmation physique et morale des femmes pendant la Révolution. A la fin du siècle, les théories hygiénistes fleurissent sur le corps des jeunes filles, préconisant davantage de mouvement et de vigueur, encourageant parfois la danse et l’équitation. A ces discours hygiénistes, s’ajoutent la défaite de la France face à la Prusse entraînant des débats sur la dégénérescence et la dépopulation contre lesquelles l’éducation physique du corps des jeunes filles semble être une réponse.
Enjeux méthodologiques des discours d’adultes face aux vécus d’enfants Au sein des écoles de danse Duncan, qui accueillent jusqu’à une centaine d’élèves lorsque l’école se trouve à Postdam, les fillettes et jeunes filles sont au centre de l’attention. Ce contexte d’éducation spécifique est celui d’un entre-soi féminin . Un des objectifs est de former les corps et les esprits de filles ayant de 5 à 17 ans. Celles-ci vivent recluses dans la campagne mais se retrouvent parfois surexposées dans les plus grands théâtres européens. Cette situation particulière offre des questionnements intéressants et nouveaux sur la situation des filles et de leurs corps au début du XXe siècle. Les sources produites par et autour des écoles
Duncan sont diverses et fournissent toutes à leur façon des éléments documentant la vie des élèves.
Mais l’ensemble de ces sources sont de nature différente, ce qui a pour effet de produire plusieurs niveaux de discours. Nous envisagerons donc ces discours comme moyen de « relever et interroger les catégories, les concepts et les terminologies lexicales » qui désignent les élèves des écoles Duncan. Sont-elles des « élèves », des « fillettes », des « jeunes filles » ou encore des « adolescentes » ? Ces termes sont-ils équivalents en allemand, en anglais et en français ? Pourquoi un terme est-il choisi plutôt que l’autre et qu’est-ce que cela révèle sur les définitions de l’âge et du genre au début du XXe siècle ? Correspondent-elles à nos catégories contemporaines ? Les réalités qui se cachent derrière les descriptions écrites des jeunes filles sont-elles les mêmes que celles qui transparaissent sur les photographies ? Et enfin, quelle est la place du corps de ces individus dans la définition de leur identité ?
En outre, la majorité des sources analysées dans le cadre de ce travail de recherche ont été produites par des adultes. Un type de source seulement, les lettres rédigées par Anna Denzler, alors qu’elle était élève, offrent une alternative au discours des adultes. Ces lettres, cependant devront être analysées avec prudence et non interprétées comme la production directe d’un discours enfantin sur sa situation. Les lettres que les élèves étaient autorisées à écrire à leurs proches étaient en effet relues par les professeur·e·s avant leur envoi.
Un autre point de méthodologie concerne les mémoires que la danseuse Irma Duncan rédige à la fin de sa vie . Ancienne élève de la première école de Grunewald, ses écrits constituent une source importante d’informations sur sa scolarité et son ressenti de jeune fille.
Cependant, ces souvenirs doivent être manipulés et analysés avec vigilance. En effet, alors que la danseuse a connu après sa scolarité une carrière de professeure et de danseuse, elle rédige le récit de sa vie, veillant à n’en souligner que les aspects valorisants. Pour Frank-Manuel Peter, la danseuse « décrit tout en noir et blanc, transformant Isadora et Elizabeth en antipodes du bon et du mal ».
La majorité des sources étudiées dans le cadre de ce mémoire témoignent alors d’une production de discours adultes sur des enfants ou des adolescentes. Cela concerne les photographies et cartes postales montrant les élèves au sein de l’école, dansant ou posant. Mais également les écrits pédagogiques d’Isadora ou Elizabeth Duncan, les discours médicaux sur la santé des élèves, les articles de presses et critiques commentant les prestations dansées des jeunes filles, etc. Ainsi, l’étude de ces discours devra s’accompagner d’une attention particulière portée à l’identité -de genre, de classe, d’âge, nationalité- de ceux et celles qui les produisent ainsi qu’à la manière dont ils et elles décident de parler ou de mettre en scène ces jeunes filles et plus particulièrement leur corps, et enfin aux raisons qui les poussent à le faire, que les motivations soient scientifiques, pédagogiques, esthétiques ou morales.

Une analyse esthétique et sociale des productions artistiques

Les discours produits par Isadora Duncan, les visiteurs et visiteuses des écoles, les spectateurs et spectatrices etc, sont également d’ordre esthétique. La danse qu’elle crée a pour but de « révéler la beauté et la sainteté du corps humain par l’expression de ses mouvements ».
Dans sa conception de la danse, les mouvements du corps produisent une forme idéale : la ligne ondulatoire. En s’opposant à la rigidité de la danse classique, Isadora Duncan entend offrir plus de liberté au corps humain, et du même coup à l’esprit humain. Si sa source d’inspiration première est la nature (les vagues, les palmiers, le vent), Isadora Duncan puise également son inspiration dans les représentations passées et historiques des corps en mouvement. Elle observe dans les vases antiques du British Museum , Le Printemps de Botticelli ou encore les groupes statuaires de Carpeaux, des postures et des corps en mouvement qui deviennent sa source principale d’inspiration puis celle de ses élèves. Isadora Duncan considérait l’art et les représentations visuelles comme véritables outils d’enseignement, leur conférant une réelle force de transmission.
Ainsi, la danseuse se réapproprie ce qu’elle perçoit comme les codes et canons de l’art antique durant une période d’avant-garde et de renouvellement artistique dominée par des artistes hommes. Puis, par leur enseignement pédagogique, les sœurs Duncan transmettent cette réappropriation à leurs jeunes élèves. Ainsi le travail de la danseuse et de ses élèves doit être envisagé dans son contexte d’émergence : celui d’une prégnance du génie créateur masculin sur la pratique artistique féminine. Dans le cadre spécifique des écoles Duncan, l’invention et la transmission artistique devient exclusivement féminine. Du même coup, le rapport entre un artiste homme et sa muse est supprimé, de nouveaux rapports sont dès lors créés entre les protagonistes de cette entreprise artistique : Isadora est à la fois modèle et créatrice d’une danse transmise à des élèves admiratives, par le biais de sa sœur Elizabeth Duncan.

Bornes chronologiques et spatiales

La chronologie des écoles Duncan est très compliquée à identifier . Cela s’explique par l’instabilité économique du projet, de nombreux déplacements, ainsi que des tournées artistiques venant entrecouper les périodes de scolarité des jeunes filles. Néanmoins, une très grande volonté et un soutien certain semblent avoir poussés Elizabeth Duncan à ne jamais abandonner son projet, celui ci continuant même d’exister aux États-Unis, alors qu’elle fuit la Première Guerre mondiale, accompagnée de Max Merz et d’une partie de ses élèves. Puis comme mentionné plus tôt, les sources se font plus rares à partir de 1935. Les sources visuelles tendent même à disparaître. Après son départ de Salzbourg, l’école semble peiner à trouver un nouveau lieu de résidence, cela est-il lié à la mise en place progressive du régime Nazi ?
L’absence de sources constatée correspond elle a une suppression volontaire ou à une cessation des activités pédagogiques ? La situation des écoles après 1935 semble dans tous les cas incertaines.
Le corpus étudié ensuite, fut produit dans plusieurs pays et les écoles évoluèrent dans des contextes nationaux différents. Il paraît important de ne pas se concentrer uniquement sur la branche française de l’école Duncan puisqu’une sorte de continuité a toujours existé entre les différentes écoles. La première école, fondée dans le quartier de Grunewald à Berlin est née d’une collaboration entre Elizabeth et Isadora Duncan. Ce n’est que deux ans plus tard qu’Elizabeth se retrouve seule à la direction de l’école, qui se réinstallera ensuite à Marienhöhe à Darmstadt en 1911. Alors qu’Isadora Duncan ouvre une nouvelle école au pavillon de Bellevue à Meudon en 1908, les deux sœurs continuent de collaborer et un lien persiste entre l’école française et l’école allemande, de sorte qu’en 1914, six élèves de la première génération formées en Allemagne seront envoyées en France afin d’enseigner et transmettre ce qu’elles ont appris aux plus jeunes. Cette transmission d’idées et de conceptions artistiques entre les deux pays permet de penser la pédagogie Duncan comme transnationale69 . En tant qu’américaines s’installant en Europe au début du siècle , les sœurs Duncan n’envisagent pas les frontières nationales comme une contrainte, voyageant et apprenant les langues des pays dans lesquels elles dansent ou diffusent leurs idéaux pédagogiques. Dès lors, et sans ignorer les contextes nationaux, il semble important de considérer les écoles Duncan comme à la fois participant à et étant sous l’influence d’un renouvellement intellectuel, culturel et pédagogique s’étendant au-delà des frontières nationales.

Problématisation et agencement de la réflexion

Dès lors, au regard des pistes de réflexions et hypothèses énoncées jusqu’à maintenant, du croisement des différentes historiographies évoquées ainsi que des sources consultées et dépouillées, il nous est possible de dégager la problématique suivante : dans quelle mesure la danse d’Isadora Duncan participe-t-elle, par sa transmission pédagogique, à créer un nouveau modèle de corporéité de la jeunesse féminine, au début du XXe siècle en Europe ?
Dans un premier temps, c’est l’idéal esthétique d’Isadora Duncan que nous tenterons de déterminer et d’analyser. À travers les sources d’inspiration de la danseuse d’abord : la nature, l’animalité et l’orchestique grecque. Mais également à travers la manière dont cet idéal se défini à partir du concept d’intériorité, se diffusant ensuite par l’expression du corps en mouvement et venant sculpter, transformer le corps des élèves, à travers des techniques de transmission basées sur le rythme et l’improvisation.
Dans un second temps, nous essayerons de déterminer l’identité des élèves Duncan.
Leur âge d’abord et l’impact de cette donnée chiffrée sur la perception de leur corps et sur leurs pratiques au sein du groupe qu’elles composent. Il importe ensuite de questionner les discours, représentations et enjeux entourant ces corps définis comme jeunes et féminins, entre valorisation du mouvement libre, nécessaire formation physique, contraintes hygiénistes voire dérives eugénistes.

Le paradoxe du mouvement ondulatoire, entre subjectivité et expression de la beauté idéale

Après avoir identifié les sources d’inspiration de la danse d’Isadora Duncan, les représentations et symboles qu’elle mobilise dans sa pratique personnelle et dans ce qu’elle transmet à ses élèves, nous devons analyser la manière dont la danseuse envisage la naissance et la diffusion du mouvement dans le corps. Selon le principe delsartien de « rétroaction », elle conçoit « le langage du corps comme la matérialisation d’un élément relevant de l’intériorisation de la personne. » . L’observation active de la nature et des danses antiques insuffle aux danseuses l’inspiration nécessaire à l’expression du mouvement ondulatoire. Mais comment Isadora Duncan conçoit-elle la diffusion de cette énergie dans son propre corps et dans celui de ses élèves ? Quel est le processus qui selon Isadora Duncan permet à des enfants d’exprimer avec leur corps la grâce et la beauté idéale ? Comment entre rythme et improvisation du mouvement, la ligne ondulatoire vient-elle finalement sculpter le corps des élèves ?

Tentative de définition du mouvement ondulatoire, origine et diffusion dans le corps

Selon les mots d’Irma Duncan, l’art de son ancienne professeure constitue « un mode d’expression de la danse complètement nouveau, basé sur une technique entièrement nouvelle (…) une forme de danse composée de mouvements et de gestes jamais utilisés auparavant par un danseur » . La nouveauté de ce mode d’expression repose en partie, sur sa rupture totale d’avec la tradition de la danse académique, ses codes et ses normes. Une séparation disciplinaire qui entraîne un brouillage des frontières de la danse et une difficile définition de la pratique d’Isadora Duncan. Irma Duncan entreprend de définir cette « technique » dans un ouvrage publié en 1937 : The Technique of Isadora Duncan . Au sein de cet écrit, elle explique précisément les leçons enseignées par son ancienne professeure sur la manière de marcher, de courir, de sautiller, de se balancer, de sauter, de tourner, de faire des mouvements des bras, de s’allonger et se lever, sur les postures de Tanagra, la valse, la polka et la gymnastique.
Pourtant, la danse qu’Isadora Duncan théorise, pratique, et qu’elle entreprend de transmettre jusqu’à sa mort en 1927 repose sur un enseignement bien plus abstrait et spontané que ce qu’Irma Duncan laisse entendre. La danseuse confie en 1920 n’avoir « jamais cultivé aucune technique », ni « enseigné un pas de danse », apprenant à ses élèves « à faire appel à leur inspiration » et « rien d’autre » . En théorie, le mouvement du corps des élèves Duncan ne suit donc pas de schéma précis et ordonné, mais « jaillit d’une impulsion intérieure, puis rayonne et revient dans une vague sans fin de renouveau » . Au risque de menacer l’essence même de son art, Isadora Duncan se refuse à enfermer la création artistique dans un système. Ce refus induit cependant un dilemme au regard de la volonté de transmission et d’enseignement de son modèle. Comment dès lors pouvons-nous analyser les effets de la danse d’Isadora Duncan sur le corps de ses jeunes élèves alors même que cet art et son apprentissage ne découlent pas d’une méthode ou d’un système ?
Dans la pratique de l’improvisation, Rudolf Laban voit également le moyen de renouer avec l’idée d’une naturalité originelle du geste en abandonnant les savoirs acquis et les automatismes nuisant à la richesse de l’expression corporelle. En puisant dans son imagination la source du mouvement plutôt que dans la répétition de gestes mécaniques, Rudolf Laban entrevoit la possibilité de désensabler « des gestes ou des rythmes » et donc de renouer nécessairement avec « des états de conscience perdus » . En se débarrassant de ses habitus corporels, le danseur ou la danseuse peut alors entrevoir la possibilité d’une redéfinition individuelle. Mais également d’une redéfinition perpétuelle puisque les gestes s’enchaînant librement en répondant à des impulsion interne ne voient à leur limite que l’imagination du danseur ou de la danseuse et réinventent donc sans-cesse le corps en mouvement. Rudolf Laban distingue alors « les mouvements de tous les jours » de ceux qui composent « la danse et le jeu ».
Alors que dans le premier cas « l’esprit dirige le mouvement » des gestes fait « pour accomplir des tâches correspondant aux besoins de l’existence », dans le second c’est le mouvement qui « stimule l’activité de l’esprit » . Dès lors, l’improvisation au sens ou Rudolf Laban la perçoit, vient inverser le rapport entre esprit et corps établit jusqu’à maintenant dans la pratique dansée d’Isadora Duncan. Parce que le corps des élèves se meut et donc s’exprime librement grâce à l’improvisation, le champs de leur possibilités gestuelles s’ouvre. Leurs gestes s’étendent alors au-delà des exercices rythmiques que leur impose la gymnastique ou la pratique de l’eurythmie. C’est donc en conclusion le corps qui semble agir sur l’âme, ou du moins sur l’esprit des élèves et la part d’imagination qui le compose.
Le 20 juillet 1905, est organisée à Berlin une représentation publique, quelques mois seulement après l’ouverture de l’école et dans le but d’attirer l’attention nécessaire afin de trouver des soutiens intellectuels et financiers. La présence des enfants sur la scène du Neues Königliches Opernhaus n’étant pas révélée à l’avance, l’effet de surprise est total. Un journaliste nommé Walker Paetow, fait la critique le lendemain dans le Tägliche Rundschau de la représentation dansante effectuée par les enfants de l’école. Ce qu’il remarque alors c’est l’union « d’une entité harmonieuse », mais surtout un accent « mis sur le naturel », une « liberté des corps » et la dissolution du « rythme musical dans un rythme parallèle du mouvement ressenti de façon consciente ou inconsciente » . Dans le commentaire du journaliste, l’individualité des élèves ne semble alors pas disparaître derrière la pratique collective harmonieuse et le rythme de la musique ne vient pas imposer au corps une exécution mécanique des gestes, plus encore Walker Paetow dit entrevoir dans ces corps libres en mouvement, l’expression d’inspirations personnelles conscientes ou inconscientes.
En conclusion les écoles Duncan apparaissent comme des organismes de formation de la jeunesse féminine. Cependant leur projet pédagogique s’éloigne considérablement des institutions traditionnelles pour jeunes filles et des écoles communales modernes allemandes et françaises. Cette originalité tient en partie au fait que ce sont les aspirations esthétiques et philosophiques d’Isadora Duncan qui le pousse. La formation se veut donc harmonieuse et par là elle prête une attention particulière au travail du corps en complément à celui de l’esprit.
Entre le gymnase et le musée, les écoles fondées par les sœurs Duncan se veulent avant tout lieu de formation de la beauté du corps féminin. Par l’exercice des muscles et l’observation de la forme sculptée antique mais surtout par la pratique d’une danse libre, les corps des élèves incarnent la douceur et la grâce de la ligne ondulatoire, jusqu’à ce que cette pratique, transforme finalement leur corps en « vivant interprète » de la beauté.

Des corps de jeunes filles en formation

La première chose qu’Isadora Duncan demande à la mère d’Irma Erich-Grimme lors de l’audition en 1904, c’est de déshabiller sa fille de 7 ans . La danseuse veut pouvoir observer le corps de l’enfant, ce corps qui va être placé au centre de la formation future d’Irma, qui va être formé, transformé par la pratique de la danse et de la gymnastique afin de devenir plus sain, plus beau et plus libre. Dès lors une ambiguïté s’installe : quelle est la place de la contrainte imposée au corps de ces jeunes filles, entre perfectionnement technique, redressement du corps, et expression libre du mouvement ?

Façonner, embellir et assainir les corps

Toutes « les pédagogies sont porteuses de préceptes qui donnent au corps une forme et le quadrillent pour le soumettre aux normes plus sûrement encore que les pensées » . Le corps des élèves est au centre de toutes les considérations entourant l’éducation des écoles fondées par les sœurs Duncan. C’est parce que la formation du corps de l’enfant, contrairement à celui de l’adulte,  est considérée comme non achevée à son entrée dans l’école qu’il est envisageable d’influencer ou d’agir sur sa croissance, afin de rendre ce corps meilleur. Cette idée d’un corps d’enfant « malléable » domine les représentations depuis le Moyen-âge . Ce dernier est ainsi envisagé comme pouvant être « formé » par l’adulte, dans le sens de quelque chose que l’on « façonne ». Si dès le XVII e , des instruments de maintien comme la « croix de fer » sont utilisés afin de redessiner la position du dos, des épaules et du cou, ou encore les corsets dont l’usage se généralise au XVIII e siècle, Isadora Duncan s’oppose fermement à ces techniques et instruments qu’elle considère comme des outils bourgeois de mise en esclavage du corps de l’enfant . La tradition dans laquelle les idées d’Isadora Duncan s’inscrivent puis également celles d’Elizabeth Duncan et Marx Mez, sont celles d’une pédagogie par la parole et le geste, liant danse et gymnastique. Au XVII e siècle déjà, la pratique de la danse lorsqu’elle se développe en France, s’adressant aux classes supérieures de la population, est conçue comme un art aidant à l’apprentissage du contrôle des gestes et du maintien des corps. Pratiquée par des enfants, la danse forme leurs corps à l’élégance et la maîtrise, les gestes violents et brusques doivent être apprivoisés et les passions modérées. La pratique est conçue à l’époque comme un « dressage » plus qu’un divertissement . Tout n’est alors qu’une question de postures. La danse n’est pas encore l’art du mouvement mais plutôt celui de l’enchaînement de positions statiques et pondérées. Isadora Duncan, tout en préconisant l’enseignement de la danse aux individus en bas âge, rejette la tradition du ballet classique. S’exprimant à Leipzig dans une conférence nommée « La danse de l’avenir » en 1924, elle conseille de « laisser danser l’enfant comme un enfant » sans essayer de lui « imposer » « les attitudes et les gestes des ballets de Louis XIV qui n’ont rien en commun avec la vie simple et vraie de l’humanité » . Ce qu’elle reproche au ballet classique, c’est une ignorance de la morphologie, des capacités ou des besoins des enfants et une tentative d’imposer avec force et violence une gestualité aristocratique et aliénante. Plutôt que de se focaliser sur des contraintes extérieurs, la pédagogie d’Isadora Duncan s’inspire des principes développés par Jean-Jacques Rousseau dans l’Émile (1762) qui invite à l’usage de méthodes se basant sur la dynamique et la force intérieur de l’enfant. L’énergie intérieure du corps ne doit plus être envisagée comme le signe d’un désordre mais comme une source de potentialités. C’est cette même énergie interne qu’Isadora Duncan entend valoriser un siècle et demi après l’Émile, en réformant la danse et en produisant un art du mouvement basé sur l’expression libre des sentiments.

Des élèves en bonne santé ou des corps contraints par l’hygiénisme ?

Cette prépondérance de l’éducation physique dans la pratique des élèves des écoles Duncan ne va pas sans des réflexions plus larges sur la nécessité d’un cadre et d’un mode de vie sain. Guidée par les principes du naturisme et de l’hygiénisme , leur vie est assainie à tous les niveaux, le corps des élèves se trouvant encore une fois au centre de ces considérations.
C’est en réponse à l’idéal esthétique d’Isadora Duncan que le soucis de l’hygiénisme se fait central mais aussi en raison des acteurs et participants à l’expérience éducative que constituent ces écoles d’un genre nouveau et dont les élèves se trouvent être les cobayes.

Air, soleil, hygiène et végétarisme

Lorsque Rousseau vante les qualités des exercices physiques sur l’éducation des enfants dans l’Émile au XVIIIe siècle, il insiste également sur la fonction formatrice de la nature. Dans les écrits et discours d’Isadora Duncan, une grande place est aussi accordée à la nature, comme source d’inspiration, d’enseignement mais aussi pour le bien qu’elle peut apporter au corps humain. En se concentrant sur ce dernier point dans le développement de ses écoles, elle entend offrir à ses élèves un cadre et un mode de vie sain. La première école de Grunewald puis celles dirigées par sa sœur Elizabeth mettront donc un point d’honneur à respecter des principes qui se développent dès le XVIIIe siècle avec le courant du naturisme. D’abord présentée comme un doctrine médicale basée sur les travaux d’Hippocrate, le naturisme366 connait une impulsion grâce au travaux d’Arnold Rikli, Sebastian Kneipp ou Vincenz Priessnitz. Pour les médecins français sous l’influence des théoriciens allemands, être naturiste signifie se soigner mais aussi prévenir la maladie grâce à un retour à la nature, une exposition prolongées aux bienfaits du soleil, de l’eau, de l’air, ainsi qu’à l’adoption d’une alimentation simple et végétarienne.

« Raffinement de la race » et dérives eugénistes

À une époque où le spectre de la dégénérescence de la race hante les esprits, le contrôle médical incessant des élèves Duncan est un moyen « d’étudier les symptômes de la détérioration raciale chez des centaines d’enfants des classes supérieures, moyennes et inférieures » . En effet, un objectif de « raffinement/ennoblissement de la race » (« Veredlung der Rasse ») est énoncé de manière répétée dans les sources et cette notion mérite d’être interrogée. Tout d’abord, la traduction de l’expression « Veredlung der Rasse » pose question puisqu’elle ne connaît pas d’équivalent dans le seul rapport consulté écrit en langue française. Le dossier réalisé en 1924 qui sera présenté aux autorités Autrichienne est rédigé en allemand et en anglais.
Dans le rapport en anglais, cette même idée d’amélioration de la race est présente et exprimée par l’expression « an improved race ».
L’emploi du mot Rasse doit également être questionné, ici le terme allemand est facilement traduisible par « race » en français et en anglais, mais les concepts en lien avec cette notion et qui se développent au XVIIIe siècle, connaissent des évolutions chronologiques et contextuelles. Il importe donc de comprendre ce que désignent précisément les discours élaborés au sein ou en lien avec les écoles Duncan, lors de l’emploi du mot « race ». De surcroît,le terme connaît une évolution après la Première Guerre mondiale , ce qui produit un changement de paradigme dans les discours sur le corps des élèves Duncan et des ambitions pédagogiques de l’institution. Afin de préciser et circonscrire l’usage du concept de « race », Thierry Hocquet propose six questions dont l’usage peut s’avérer utile dans cette situation. 1) Le terme est-il employé ? 2) Comment les humains sont-ils divisés ? 3) La couleur de la peau joue-t-elle un rôle important dans la formation des groupes ? 4) Les groupes humains sont-ils hiérarchisés ? 5) Les catégories trouvent-elles ou non leur origine dans des causes naturelles ? 6) Les distinctions sont-elles ou non réversibles ?

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Table des matières
INTRODUCTION
CHAPITRE I – DE LA SOURCE DU SYSTEME EXPRESSIF D’ISADORA DUNCAN A LA TRANSMISSION D’UN IDEAL ESTHETIQUE DU CORPS FEMININ EN MOUVEMENT
1. L’OBSERVATION DE LA NATURE ET DE L’ORCHESTIQUE GRECQUE : A LA RECHERCHE DU MOUVEMENT JUSTE
L’ondoiement harmonieux de la Nature
Le mouvement des animaux et des êtres humains primitifs
L’orchestique grecque : renaissance et survivances
2. LE PARADOXE DU MOUVEMENT ONDULATOIRE, ENTRE SUBJECTIVITE ET EXPRESSION DE LA BEAUTE IDEALE
Tentative de définition du mouvement ondulatoire, origine et diffusion dans le corps
Retrouver le rythme
Nécessité de l’improvisation
CHAPITRE II – LES ELEVES DUNCAN : DES CORPS DE JEUNES FILLES ENTRE
LIBERTE DE MOUVEMENTS ET INJONCTIONS HYGIENISTES
1. ENFANTS, JEUNES FILLES, ADOLESCENTES ?
L’âge des élèves : catégorisation et limites
Un groupe hors du commun
Division internes et rapports de pouvoir
2. DES CORPS DE JEUNES FILLES EN FORMATION
Façonner, embellir et assainir les corps
Une pratique genrée de l’éducation physique
3. DES ELEVES EN BONNE SANTE OU DES CORPS CONTRAINTS PAR L’HYGIENISME ?
Air, soleil, hygiène et végétarisme
Le contrôle de la santé des élèves
« Raffinement de la race » et dérives eugénistes
CHAPITRE III – LES ELEVES SUR SCENE : VISIBILITE DES CORPS ET REDEFINITION DES IDENTITES
1. ROLES ET AMBIGUÏTES DES REPRESENTATIONS PUBLIQUES
Enjeux des financements privés et influence sur les performances
Entre élite mondaine et grand public, la renommée des élèves Duncan
Les élèves comme œuvres d’art
2. PARADOXE DE LA PERFORMANCE : REDEFINITION ET ESSENTIALISATION DE LA JEUNESSE FEMININE
Des costumes qui libèrent et dévoilent les corps
La danseuse : figure éthérée ou sensuelle de la féminité ?
CONCLUSION
SOURCES 
BIBLIOGRAPHIE
CHRONOLOGIE

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