LES ELEMENTS DE BASE D’UNE CONSTRUCTION DU TEMPS
La construction du temps à partir des événements
Il s’agit, dans cette première section, de déterminer le type de structure temporelle dont nous voulons rendre compte, afin de pouvoir proposer un modèle susceptible de la construire, puis de préciser les caractéristiques des éléments de base, événements et relations, que cette construction requiert. Ce n’est qu’ensuite que l’on pourra examiner si ces éléments de base peuvent être considérés comme ontologiquement et cognitivement primitifs.
Les caractéristiques générales de la structure temporelle
Pour décider de ce à quoi notre construction du temps doit aboutir alors même que nous ignorons la nature exacte des relations temporelles, nous disposons de deux critères. D’abord, puisque notre construction doit pouvoir être compatible avec d’autres représentations, notamment scientifique, de la réalité que celle issue de la seule perception, nous avons intérêt à choisir la conception du temps qui est utilisée par la science actuelle lorsqu’elle mentionne des variables temporelles. Cette conception, bien que distincte de la conception établie par la science, notamment par la théorie de la Relativité, semble en outre être compatible avec la conception contemporaine occidentale naïve du temps. Ensuite, si les seules données empiriques ne parviennent pas à déterminer complètement la structure du temps, il nous faudra choisir, parmi toutes les structures possibles, la plus englobante, celle qui présente le plus de caractéristiques en commun avec les autres. Nous suivons en cela la démarche de NewtonSmith (1980, III, 1, pp. 48 et sq.), qui établit conformément à ce critère une « topologie standard du temps » présentant un temps linéaire, c’est-à-dire unidimensionnel, asymétrique et unique, c’est-à-dire englobant tous les événements. Nous adoptons ainsi la topologie standard telle qu’elle est décrite par Newton-Smith, afin de préciser les caractéristiques formelles des relations qui la déterminent.
Les propriétés formelles de la relation de précédence (entre les instants) impliquées par la topologie standard sont exposées par Newton Smith sous la forme de sept axiomes. Nous notons « P » les relations de précédence et « ¬ » la négation, notées « T » et « —» par NewtonSmith. Les variables sont des instants. Ces axiomes sont : « P1. (x) ¬ Pxx [ l’irréflexivité]
P2. (x)(y) (Pxy⊃ ¬ Pyx) [l’asymétrie]
P3. (x)(y)(z) [(Pxy∧Pyz32)⊃ Pxz] [ la transitivité]
P4. (x)(y)(y≠x⊃ Pxy∨ Pyx) [ la connectivité]
P5. (x)(y) (∃z) (Pxy∧ x≠y ⊃ Pxz ∧ Pzy ∧ z≠x ∧ z≠y) [la densité]
P6. (x) (∃y) (Pxy) [l’infinité: il n’y a pas de premier instant]
P7. (x)(∃y) (Pyx) [l’infinité: il n’y a pas de dernier instant] » (1980, p. 52).
Les trois premiers axiomes assurent la linéarité du temps au sens large, c’est-à-dire son unidimensionnalité, le quatrième assure la globalité de l’ordre temporel, c’est-à-dire le fait qu’un seul ordre comprend tous les instants, globalité qui est rendue possible par la transitivité. Les deux derniers axiomes assurent l’infinité du temps. Outre son unidimensionnalité, la structure ainsi établie présente selon nous deux caractéristiques majeures. D’abord, l’irréflexivité, l’asymétrie et la connectivité assurent qu’au sein de cette structure, chaque instant a une place relative unique et déterminée. Il est donc possible d’établir, immédiatement ou par transitivité, une relation temporelle déterminée, unique, entre deux instants quelconques de cette structure. Ensuite, la connectivité assure que cette structure est unique, puisqu’elle comprend tous les instants. Cette dernière caractéristique est absente des topologies qui postulent plusieurs ordres temporels indépendants, mais nous pouvons considérer ces dernières comme marginales. Au contraire, l’unicité du temps semble être une caractéristique prégnante à la fois dans notre ontologie naïve du temps et dans l’usage scientifique des variables temporelles.
La topologie standard du temps permet ainsi de construire une structure d’instants ordonnés par la relation de précédence qui reflète beaucoup d’aspects communément attribués à la dimension temporelle telle que nous l’entendons, c’est-à-dire à la structure ordonnant en premier lieu les événements, et seulement de façon dérivée les instants. Notamment, de même que, dans la topologie standard, en vertu de la transitivité, si un instant i1 précède un instant i2, qui lui-même précède un instant i3, alors i1 précède i3, nous considérons communément que s’il y a une relation de précédence entre deux événements, disons mon endormissement et mon sommeil, et une relation de précédence le second et un troisième événement, mon sommeil et mon éveil, alors il y a une relation de précédence entre le premier et le troisième, mon endormissement et mon éveil. Ensuite, de même que la série présentée par la topologie standard comprend tous les instants, et est donc unique, la dimension temporelle communément conçue comprend tous les événements, et est unique. Bien plus, de même que la série des instants permet d’ordonner deux instants quelconques, de même la dimension temporelle doit permettre d’ordonner deux événements quelconques. Cependant, la dimension temporelle dont nous voulons rendre compte établissant un ordre entre les événements et non d’abord entre les instants, elle présente des caractéristiques supplémentaires à celles établies par la topologie standard du temps qu’il nous faut à présent préciser.
D’abord, pour que la dimension temporelle, comprise comme la structure de tous les événements, ordonnés par des relations temporelles, soit unique alors que tous événements n’entretiennent pas entre eux de relations de précédence, elle doit doubler l’unicité diachronique, assurée par la connectivité et la transitivité des relations de précédence, d’une unicité synchronique, qui assure que tous les événements qui ne sont pas successifs appartiennent pourtant bien à une seule et même dimension temporelle. Ceci ne pouvant être assuré par les relations de précédence en tant que telles, il faudra soit poser des relations de simultanéité en plus des relations de précédence, soit, ce qui est plus économique, les construire à partir de ces dernières et des événements.
La simultanéité de deux événements est souvent définie comme leur assignation à un même instant ou à une même classe d’instants. Ceci présupposant les instants qui sont, selon nous, seconds sur les structures d’événements, il est préférable de concevoir de la simultanéité autrement. On peut notamment la concevoir à partir de la relation méréologique de recouvrement, qui peut être partiel ou complet. On peut ainsi soutenir que deux événements qui se recouvrent partiellement dans le temps, c’est-à-dire qui se chevauchent, ont chacun une de leurs parties (propres) simultanée à une partie (propre) de l’autre et qu’un événement qui en recouvre complètement un second qui est moins étendu que lui a une de ses parties propres simultanés à cet événement. Ces relations de recouvrement partiel, inexact, ne sont pas transitives, puisqu’un événement peut en chevaucher, dans deux de ses parties différentes, deux autres qui ne se recouvrent pas, et qu’un événement large peut en recouvrir deux autres plus brefs qui ne se recouvrent pas. Enfin deux événements qui se recouvrent complètement mutuellement, c’est-à-dire qui se recouvrement exactement, sont exactement simultanés, leur simultanéité étant alors, comme leur recouvrement, exacte et transitive. Dans tous ces cas, la simultanéité ne présuppose que des relations de recouvrement, pas la position d’instants.
La construction d’une dimension temporelle
desiderata pour la construction
Afin d’éviter toute circularité vicieuse dans la construction de la dimension temporelle, il ne faut cependant pas que cette irréductibilité du temps et des relations temporelles aille de pair avec la présupposition, par les éléments de base de cette construction, de ce à quoi la construction doit aboutir, c’est-à-dire du temps en tant qu’ordre global entre les événements. Notamment, les relations entre les événements à partir desquelles la dimension temporelle est construite doivent être unilatéralement constitutives de la dimension, sans être elles-mêmes établies selon des structures d’événements déjà donnés, ni selon la dimension temporelle comme ordre global des événements, et encore moins selon la série d’instants qui est, selon nous, seconde sur les structures d’événements. Nous distinguons donc entre les relations constitutives de la dimension temporelle et les relations fortement temporelles, établies selon la dimension temporelle constituée, les premières ne devant pas présupposer les secondes. Les relations constitutives de la dimension devront certes être temporelles, mais seulement au sens faible où elles assureront un recouvrement temporel et une précédence, et non un recouvrement et une distinction dans l’espace. C’est pourquoi nous les qualifierons de relations faiblement temporelles. Elles ne devront présupposer ni l’unité synchronique du temps, comme le font les relations de précédence entre les instants, ni son unité diachronique, ni, a fortiori, la double unité du temps.
Ainsi, les relations faiblement temporelles, unilatéralement constitutives de la dimension ne devront pas présupposer la combinaison des relations de recouvrement et de précédence. Bien plus, les relations temporelles entre plus de deux événements supposant l’appartenance de ces derniers à une même dimension, les relations constitutives de la dimension devront être binaires. Pour la même raison, et parce que les relations médiates, c’est-à-dire établies par transitivité, supposent déjà plusieurs instances de relation au sein d’une même dimension, entretenues par plus de deux événements, les relations constitutives de la dimension, les plus primitives, devront être immédiates, c’est-à-dire ne pas être établies par transitivité. Par contre, si les relations primitives de précédence sont telles que la topologie les décrit, elles devront être transitives au sens où leur réitération devra permettre d’établir des relations médiates, moins primitives, de précédence. Notons que, ainsi comprise, l’immédiateté de la relation de précédence ne signifie pas nécessairement qu’elle assure l’adjacence de ses relata, c’est-à-dire le fait qu’aucun intervalle temporel ne les sépare. Si deux événements non adjacents entretiennent de façon primitive, sans considération d’autres relations de précédence, une relation de précédence, celle-ci sera immédiate.
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Table des matières
INTRODUCTION
A) LES ELEMENTS DE BASE D’UNE CONSTRUCTION DU TEMPS
I) La construction du temps à partir des événements
II) Défense d’une conception B du temps
III) Le problème de la circularité entre événements et temps
IV) Les relations temporelles ne sont pas primitives
Conclusion de la partie A
B) FONDER LES RELATIONS TEMPORELLES
Introduction
I) Les réponses de la littérature
II) Fonder les relations temporelles dans les relations constitutives des objets
Conclusion de la partie B
ANNEXE DE LA PARTIE B
C- CONSTRUCTION COGNITIVE DU TEMPS
Introduction
I) Le cadre théorique général
II) L’individuation des proto-objets temporels
Conclusion de la partie C
D- CONSTRUCTION ONTOLOGIQUE DU TEMPS
Introduction
I) Les proto-relations au fondement du non-recouvrement
II) Les relations de recouvrement
III) La correspondance avec la perception
Conclusion de la partie D
CONCLUSION GENERALE
INDEX DES NOMS
BIBLIOGRAPHIE