Les édifices de spectacles antiques de Gaule Narbonnaise

Les vestiges romains en France aux XVIe et XVIIe siècles

On s’accorde à dire que l’étude des « Antiquités » s’est développée d’abord en Italie, et plus particulièrement à Rome par la richesse de ses vestiges. La France parait n’avoir reconnu ses œuvres anciennes qu’après le XVIe siècle. Là comme ailleurs, les monuments romains ont subi diverses vicissitudes après les IIIe et IVe siècles: patrimoine intégré dans la vie quotidienne, ils ont été détruits, abandonnés, ou totalement restructurés. Il n’en reste pas moins qu’un certain nombre d’entre eux parait manifestement avoir été gardé en mémoire, comme en témoigne parfois la toponymie: les places fortes, les châteaux, quelquefois même les carrières ont conservé soit le nom commun de l’édifice sur lequel ils se sont établis, soit le souvenir de son époque — exemples frappants, les amphithéâtres et certains théâtres, appelés, depuis le Moyen Âge, « Cirque », « Areines », « Parc des Arènes», « Clos des Arènes » (30), — le « Palatium Galiene » à Bordeaux ayant gardé son nom d’« Arenes » jusqu’en 1367 —, alors que parfois rien ne laissait plus entrevoir leur existence.

Considérés en effet essentiellement comme structures architecturales, la plupart de ces édifices ont été volontairement détruits et démantelés, les matériaux recherchés — pierres de taille, marbres — servant en remploi dans de nouvelles constructions, tandis que d’autres, situés hors des agglomérations modernes, ont été purement et simplement laissés à l’abandon. Quelques-uns, les plus notables tels que temples, théâtres, amphithéâtres, arcs de triomphe, ont toutefois pu être réutilisés et réaménagés en fonction des besoins du moment, sans tenir compte de leur organisation originelle, ou ont vu s’inscrire dans les nouveaux agencements, sans cohérence apparente si ce n’est peut-être esthétique, leurs éléments — baies, niches, colonnes, chapiteaux —, que l’on retrouve encore parfois dans les immeubles modernes. Réutilisation, récupération, destruction ou abandon se doublaient en outre souvent, selon P. Pinon, de dispositions politiques et religieuses: la volonté de christianiser ces vestiges paiens aurait favorisé, quand ce n’était pas de manière drastique la destruction acharnée ainsi que le rapporte la tradition au sujet du théâtre d’Arles, l’implantation d’églises à l’intérieur même des monuments réaménagés (31).

Il est patent néanmoins que ces monuments antiques n’ont jamais inspiré une complète indifférence : à en croire les érudits des XVIe et XVIIe siècles, certains d’entre eux étaient en effet mentionnés, certes de manière succincte et sans aucune description précise, dans « tous les lieux de l’Histoire » et les « actes » du Moyen Âge, témoignant par là de leur renommée (32). Davantage encore, il semble que s’est opéré, dès la fin de l’Antiquité, un clivage entre d’un côté l’utilisation et l’intégration de ces vestiges dans la vie quotidienne, dans une perspective strictement utilitaire de remploi ou de réaménagement pratique, de l’autre une réminiscence de certains d’entre eux, à travers les écrits historiques. Or, ce clivage offre par là même l’explication de l’état de conservation de ces vestiges romains, souvent fort dégradés, généralement déstructurés, aux éléments désarticulés. Ne trouvant aucun véritable écho sur le terrain avant la fin du XVIIIe siècle, les études plus précises et les tentatives de restitution sur papier — descriptions,représentations, interprétations —, qui se sont développées à partir du XVIe siècle, en ont forcément pâti dans la mesure où n’étaient justement connues de ces monuments que des structures éparses souvent difficiles à reconstituer en un ensemble cohérent.

L’exemple des édifices de spectacles

Même si certains vestiges étaient parfaitement connus, même si d’autres n’étaient en fait jamais réellement sortis de la mémoire collective, le nom du lieu-dit ayant gardé le souvenir de leur existence, on ne s’est intéressé en France aux édifices antiques « nationaux » — en tant qu’ils sont antiques, c’est-à-dire considérés comme appartenant à une civilisation et une époque particulière, héritière de Rome, et non plus essentiellement en tant que structure aménageable (33) — qu’à partir de la fin du XVIe et du début du XVIIe siècles. Cet intérêt parait tout de même avoir été « ciblé »: il ne s’agissait pas de n’importe quels vestiges, mais des plus remarquables — arcs de triomphe, façades monumentales, ou belles pièces de sculpture telles que chapiteaux, statues, etc. —, jugés conformes au « bon goust » et aux « bonnes choses de l’art » (34). Il importait manifestement peu en outre, à ce moment-là, d’en connaitre de façon précise l’histoire. Dès lors, l’intérêt concédé aux ordonnances architecturales anciennes parait s’être partagé: les structures réutilisables dans les nouveaux bâtiments comptaient peu en soi aux yeux des érudits qui ne s’en souciaient guère, face à celles dont les qualités esthétiques et constructives passaient pour être dignes d’être signalées. Pour figurer parmi les pièces remarquables, les fragments de monuments devaient en effet présenter un minimum d’éléments particulièrement évocateurs des caractéristiques architectoniques propres à l’Antiquité (35).

La valeur accordée à ces vestiges parait cependant, à cette époque, moins s’intégrer dans une étude globale de l’architecture antique classique, comme c’était le cas en Italie (36), que dans une volonté d’affirmer l’origine prestigieuse des villes qui les possédaient. Il semble en effet qu’il a fallu prouver l’héritage romain de la Gaule avant de pouvoir étudier véritablement ses monuments et leur concéder l’importance qui devait leur revenir. Certes, les premières monographies ont tenté de faire remonter la fondation des principales villes françaises aux temps les plus reculés, preuve de leur valeur: Arles aurait ainsi été bâtie par les Égyptiens (37), voire par les Hébreux ou les Troyens (38), ou tout simplement « par ses propres habitans, c’est-à dire les anciens Gaulois 3. ou 4. siècles après le déluge » (39) ; Nimes devait sa fondation à Nemausus, fils d’Hercule (40). Il n’en reste pas moins que l’arrivée des Grecs, puis celle des Romains, apparait dans tous les ouvrages comme un point capital dans l’histoire de ces agglomérations: les uns comme les autres auraient en effet rendu « la vie de nos premiers habitans […] plus humaine » (41), témoins les œuvres écrites et les ouvrages d’art qu’ils nous ont transmis. Il n’est pas un auteur qui n’ait loué plus particulièrement la gloire, la vertu, la puissance, la richesse du monde romain, lui conférant ainsi l’« admiration de tant de siècles » (42) et, au-delà même, l’« immortalité » (43) :

« Tant de grands hommes sortis de leurs riches parvis, sont des flambans luminaires, qui ont paru dans le Firmament de la vertu, pour esclairer de la lueur de leurs belles actions tous les habitans de la terre: Ce sont les grands publicateurs de la Majesté de leur nom; les témoins irreprochables de la hautesse de leur gloire; & les trompetes resonantes, qui fairont à jamais retantir le bruit de la puissance de leur empire » .

Quelle que soit leur origine en effet, si ancienne soit-elle — égyptienne, grecque, ou encore indigène —, les cités importantes du royaume de France n’apparaissent, à travers les différents ouvrages, devoir leur développement particulier et leur gloire qu’aux Romains. Ces derniers étaient considérés « de leur temp les plus sages hommes de la terre » (45), dans la mesure où, « avec les progrés & accroissements de leurs aages [ils ont su] esleu[er] leur empire à vn eminent feste de gloire, par dessus tous les autres de la terre… » (46). C’est ainsi qu’établie par les « anciens Gaulois », puis occupée par les Grecs de Marseille, Arles n’aurait pourtant tiré sa gloire que du « grand nombre de Priuileges dont elle fut enrichie par les Empereurs Romains » (47), témoins les vestiges imposants qui ont su résister aux invasions barbares. Plus accessible peutêtre par sa proximité dans le temps et dans l’espace que la grecque ou l’égyptienne, la civilisation romaine pouvait apparaitre de fait comme la plus prestigieuse, par la somme d’ouvrages qu’elle a su ou pu laisser derrière elle.

Le Midi de la France parait avoir représenté, dans l’esprit des savants du XVIe siècle,un territoire privilégié de l’Empire romain, la Narbonnaise: première région de la Gaule soumise à Rome, elle était en effet considérée comme tout à fait « romanisée », ce dont devaient témoigner, outre les récits des Anciens — dont les propos élogieux les plus souvent cités sont ceux d’Ammien Marcellin, de Pomponius Mela, de Pline l’Ancien, de César —, une importante statuaire digne de celle d’Italie, telle que le Jupiter et la Diane-Vénus exhumée aux pieds des « deux Veuves » du théâtre d’Arles (48), ainsi que les restes de monuments qu’on pouvait y trouver, considérés, au vu de la riche facture des entablements notamment, comme de construction strictement romaine. Il ne s’agissait certes, pour ces derniers, que de vestiges, d’édifices en grande partie détruits, mais ces ruines semblaient démontrer, plus que partout ailleurs en France, dans leurs fragments imposants et stables, une puissante empreinte; elles attestaient l’existence de « superbes bastimens » érigés par les Romains pour « embellir » leurs principales colonies (49), « petits simulacres des villes qui les auaient enuoyés » (50) ;davantage encore, elles paraissaient avoir défié les méfaits du temps et des hommes, et incarnaient par là même, aux yeux des érudits, le « simbole de l[a] magnificence » de Rome (51). En effet, si

« leurs bastimens ne se peuvent voir qu’en partie, aussi leurs antiquités ne se peuvent rencontrer partout comme leur vertu, estant restraintes dans les lieux qui en ont esté honorés : mais aussi ont-ils cette prérogatiue, par dessus les autres moyens de la grandeur romaine, que de les avoir surmontés en durée » .

Parmi les villes de la province de Narbonnaise, Arles, Orange et Nimes tiennent une place pour le moins avantageuse. Fondées dans la deuxième moitié du Ier siècle avant notre ère, avec Fréjus, Valence, Vienne et Carpentras, et après Aix, Narbonne et Béziers, elles ont eu pour elles de conserver, visibles et dans des conditions assez extraordinaires, une partie de leurs monuments antiques. Les ouvrages des XVIe et XVIIe siècles les ont considérées pour cela comme les plus anciennes et les plus admirables de toute la Gaule, mettant en avant, pour appuyer leur discours, la présence de ces vestiges imposants, dignes de la renommée de l’Empire romain. Orange se révélait ainsi remarquable par le « Cirque & Theatre & […] l’Arc triomphant que l’on voit encor entier dans l’enclos des vieilles murailles de ladite ville» (53), « ces beaux & somptueux monuments des antiquités Romaines, qui semblent avoir voulu combatre le temps, par leur durée » (54) ; Arles ne lui cédait en rien par « maints beaux & somptueux édifices » dont les Romains l’avaient ornée (55), et que sont « Temples, Capitole, Palais, Obélisque, Aqueduc & autres ouurages magnifiques dont il se voit encore les vestiges » (56) ; Nimes, enfin, construite sur sept collines et dont « les lieux ioignant à l’amphitheatre sont appellés Campus Martius » (57), était perçue comme « l’abregé de Rome » (58), et comptait parmi « les superbes monumens de la plus grande gloire des Romains », la « Maison quarrée » et le « plus entier et maiestueux amphitheatre de l’Uniuers » .

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Table des matières

Introduction
I. La « référence à l’antiquité »
1. Les vestiges romains en France aux XVIe et XVIIe siècles
1. a. L’exemple des édifices de spectacles
1. b. Descriptions et représentations
1. c. Identification et interprétation
2. Rome et l’édifice de spectacles romain
2. a. L’idée d’un « édifice théâtral » en Italie, aux XVe et XVIe siècles
2. b. L’édifice théâtral antique et le « modèle »
2. c. Le « modèle » romain en France
3. L’Antiquité en France au XVIIIe siècle
3. a. L’Académie Royale et l’architecture antique de Rome et de Grèce
3. b. Architecture et « archéologie »
3. c. Les nouveaux relevés et les « états actuels »
II. Des restitutions graphiques aux restaurations
1. La valeur du monument « ancien »
1. a. Utilisation et conservation des structures architecturales
1. b. Premières « restaurations » : les consolidations
1. c. Les dégagements : de l’occupation privée au bien collectif exclusif
2. Restitutions et restaurations
2. a. Les restaurations « fonctionnelles »
2. b. Le principe de restitution et les architectes des Monuments historiques
2. c. Des relevés aux restaurations: des reconstitutions théoriques
3. Les édifices comme « témoins archéologiques »
3. a. La notion de restauration et l’archéologie
3. b. Entre restauration et conservation
3. c. L’édifice restauré comme témoin archéologique et sa maquette
III. Réaménagements et restaurations
1. Le problème de la réutilisation des ruines
1. a. Les raisons d’une réutilisation
1. b. Les contraintes d’un aménagement moderne
1. c. Les polémiques : architecte contre archéologue
2. L’édifice de spectacles antique « moderne »
2. a. Le prestige du lieu et les différents types de spectacles
2. b. Scénographie moderne et besoins du spectacle actuel
2. c. Le spectateur moderne
3. Édifice-musée ou édifice de spectacles
3. a. Réutilisation et présentation du monument
3. b. Les effets du « tourisme culturel »
3. c. Entre « lisibilité », restitution et exploitation
Conclusion
Annexes : 1. Extraits de lois, décrets et chartes
2.Chronologie des interventions
3. Biographies sommaires
4. Quelques échos de la presse
5. Glossaire
Bibliographie

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