« Une thèse sur les thermes ? Mais on sait déjà tout de ces bâtiments, non ? ». Énoncée telle une sentence, cette affirmation reflète assez fidèlement la place qu’occupe, parfois, l’étude des édifices balnéaires dans l’imaginaire collectif aussi bien profane que scientifique. L’abondance, le renouvellement et le succès depuis ces 30 dernières années, des études portant sur les complexes balnéaires aux aménagements aisément reconnaissables (pilettes d’hypocauste par exemple) laissent parfois supposer la parfaite appréhension de la nature de ces édifices d’un point de vue aussi bien architectural qu’usuel et technique.
En 2003, Y. Thébert déplorait le manque de publications au sujet des établissements balnéaires à l’échelle régionale en raison de la difficulté d’appréhension de ces monuments, « c’est pourquoi, pendant des décennies, les fouilleurs soit ont renoncés à toute publication ambitieuse, soit nous ont laissé des descriptions d’utilisation difficile » . Un tel constat ne peut plus être tenu aujourd’hui grâce aux nombreuses synthèses qui renouvèlent considérablement nos connaissances au sujet des établissements balnéaires et de leur pratique au Proche-Orient. Toutefois, aucune synthèse envisageant le phénomène balnéaire dans une perspective d’histoire des mentalités dans la durée au sein d’une seule cité ne semble avoir été réalisée.
Le choix des édifices balnéaires publics comme sujet d’étude s’imposa rapidement. En effet, ces monuments sont les témoins, non seulement, de savoir-faire techniques importés et adaptés mais surtout d’un « art de vivre » particulièrement révélateur des transformations socioculturelles que connurent les sociétés orientales au cours du premier millénaire. Ainsi, outre leur architecture atypique au sein de l’ensemble des bâtiments de l’Antiquité, les édifices balnéaires se caractérisent par des dispositifs techniques complexes nécessitant la maîtrise de deux éléments complémentaires mais inconciliables que sont l’eau et le feu. Par ailleurs, les établissements de bains constituent des espaces réguliers et ordinaires de la vie dans l’Antiquité ou tous les habitants pouvaient se rassembler indépendamment de leur rang social et/ou économique. Enfin, ces édifices, par les activités thermales et non thermales qui s’y déroulent, se trouvent à l’interface des établissements civiques et religieux officiels et des complexes de loisirs. Le caractère « hybride » de ces complexes balnéaires publics constitue une source d’information inestimable pour la compréhension de l’histoire des hommes.
Les travaux fondateurs
Les premiers travaux de synthèses portant sur les édifices de bains publics furent menés par D. Krencker et E. Krüger qui, dans le cadre de leurs recherches sur les thermes impériaux de Trèves, proposèrent, dès 1929, une première typologie de ces monuments à partir de 72 thermes classés selon leur plan et l’itinéraire suivi par les baigneurs . Cette étude fut ensuite complétée par S. Stucchi et R. A. Staccioli au milieu du XXe siècle , puis par A. Lézine , sans toutefois que ces derniers auteurs remettent fondamentalement en cause la typologie proposée trente ans plus tôt et qui servit de base aux recherches sur la pratique balnéaire tout autour de la Méditerranée jusqu’au milieu des années 1980. En parallèle à ces premiers travaux synthétiques, plusieurs études monographiques furent également publiées et demeurent, encore aujourd’hui, des modèles de recherches portées sur les édifices balnéaires tant par la méthodologie employée que par la précision de l’analyse .
Le renouveau des études de synthèse depuis 30 ans
À partir du début des années 1980, la publication successive d’une série d’ouvrages de synthèse portant sur la pratique thermale à l’échelle de l’Empire romain marqua une nouvelle étape de la recherche . Parallèlement à ces études généralistes, plusieurs rencontres scientifiques étaient organisées afin de permettre aux chercheurs de présenter le résultat de leurs travaux. De même, durant cette période, des recueils de textes mentionnant spécifiquement les thermes et leur pratique virent le jour et des études monographiques s’intéressant aux liens entre les bains publics et les sodalités (associations), ou encore sur les techniques de construction furent publiées.
Au début des années 2000, en réaction au manque de fiabilité des publications récentes portant sur l’ensemble du monde romain – publications le plus souvent fondées sur des travaux anciens dépassés – de nouveaux programmes de recherche furent menés à des échelles plus régionales telles que la Gaule Narbonnaise, l’Afrique du Nord, la Catalogne septentrionale et la péninsule ibérique . C’est également à cette époque qu’H. Manderscheid publie un premier recueil bibliographique comportant la majorité des écrits traitant des édifices balnéaires antiques et publiés entre 1988 et 2001. Enfin, en 2006, les nombreux établissements thermaux de la cité d’Ostie firent l’objet d’une thèse de doctorat .
La place du Proche-Orient dans cette évolution
Insérés dans les vastes catalogues, évoqués précédemment, qui traitent du monde romain, les monuments de bain du Proche-Orient firent rarement l’objet de travaux synthétiques, tant sur leur architecture que sur leur fonctionnement ou leur évolution. En effet, à l’exception notable de la remarquable étude portant sur les édifices proto-byzantins de Syrie du Nord réalisée par G. Charpentier, les rares synthèses existantes, généralement fondées sur une bibliographie ancienne et non vérifiée, sont limitées soit à une zone géographique restreinte (Lycie en Asie Mineure, Palestine), soit à un groupe balnéaire particulier (bains militaires) ou à une période chronologique spécifique .
Trouvant son origine dans ce constat, le programme de recherches « Balnéorient », débuté en 2006, avait pour ambition de briser ces barrières artificielles afin de saisir l’évolution de la pratique du bain sur la longue durée dans les provinces orientales de l’Empire romain permettant ainsi « d’écrire l’histoire du bain collectif d’Orient, depuis son adoption à l’époque hellénistique jusqu’à sa mort annoncée ou son ultime mutation, en soulignant les évolutions et en isolant les époques charnières » .
De la raison de l’étude de la pratique balnéaire publique à Gérasa
À l’heure des études régionales traitant de l’évolution de la pratique du bain public, la réflexion à l’échelle d’une cité pourrait sembler anachronique. Toutefois, comme l’ont montré, involontairement, les synthèses récentes évoquées précédemment portant sur l’évolution de la pratique balnéaire, le manque d’études spécifiques récentes et fiables sur la région proche-orientale rend toute analyse synthétique délicate. D’autre part, les nombreuses recherches réalisées depuis quelques années se restreignent le plus souvent à de simples études descriptives n’ayant pas d’ambition synthétique : elles se limitent à des cas isolés, géographiquement dispersés ou à une période déterminée (Antiquité, période byzantine et/ou islamique).
Le site de l’ancienne Gérasa de la Décapole, à lui seul, offre pour la première fois la possibilité d’étudier, à l’échelle d’une ville, l’évolution architecturale et les changements de la pratique balnéaire publique entre les IIe et VIIe siècles de notre ère. Huit établissements balnéaires sont aujourd’hui connus dans la ville, des vastes « grands thermes de l’est » (environ 22 500 m²) construits probablement au milieu du IIe s. ap. J.-C. aux modestes « petits thermes de l’est » (370 m² pour l’ensemble des salles du bain) mis en place à l’époque byzantine (Pl. II). De plus, les nombreuses découvertes épigraphiques et statuaires réalisées depuis plus d’un siècle révèlent que si les édifices d’époque romaine furent érigés grâce à la générosité des évergètes de la cité antique, d’autres, tels que les « bains de Placcus », résultèrent probablement d’une demande des notables ecclésiastiques, autorité politique et religieuse de la ville byzantine. Par ailleurs, certains de ces monuments – dont les ruines se dressent encore à plus de 12 mètres de hauteur – ont conservé, tout ou partie, de leurs aménagements architecturaux parfois exceptionnels : par exemple, la plus ancienne coupole appareillée sur pendentif, encore en élévation, connue au monde, recouvre aujourd’hui la salle septentrionale des « thermes de l’ouest ».
|
Table des matières
SOMMAIRE ET LISTE DES PLANCHES
LISTE DES ANNEXES
INTRODUCTION
PREMIÈRE PARTIE PRÉSENTATION, PROBLÉMATIQUE ET MÉTHODOLOGIE
CHAPITRE I ESQUISSE HISTORIOGRAPHIQUE DE L’ÉTUDE DE LA PRATIQUE BALNÉAIRE PUBLIQUE EN ORIENT
I – Les travaux fondateurs
II – Le renouveau des études de synthèse depuis 30 ans
III – La place du Proche-Orient dans cette évolution
IV – De la raison de l’étude de la pratique balnéaire publique à Gérasa
CHAPITRE II CONTEXTE NATUREL, HISTORIQUE, DOCUMENTAIRE ET DÉMARCHE DE RECHERCHE
I – Le cadre naturel
A. La géographie physique
B. Les sols et la végétation
C. Le climat
D. Les ressources hydrauliques du territoire
II – Topographie historique de Jerash
A. Aux origines de Gérasa
B. La « provincia pompéienne » et la pax romana
C. La période byzantine
D. La période omeyyade et le tremblement de terre de 749 ap. J.-C.
E. La fin de Gérasa et la naissance de Jerash
III – Les édifices balnéaires publics de Gérasa
A. Insertion des édifices balnéaires dans l’évolution chronologique de Gérasa
B. État des connaissances
IV – Démarche scientifique
A. Depuis l’archivage le plus simple…
B. …à la modélisation standardisée…
C. …jusqu’à la triple définition des édifices thermaux
D. Croisement de ces informations
CHAPITRE III ACQUISITION, STRUCTURATION ET FORMALISATION DES DONNÉES.
I – Acquisition des données
A. Les relevés architecturaux
B. L’enregistrement de terrain
C. Les relevés topographiques
II – Structuration des données
A. De la nécessaire décomposition des données architecturales…
B. … pour permettre la reconstitution de l’histoire de chaque édifice
III – Formalisation des données
A. État de la formalisation des données à Jerash
B. Formalisation des thermes de Gérasa : prérequis et finalités
C. Implémentation du modèle
DEUXIÈME PARTIE ÉTUDES ARCHITECTURALE, FONCTIONNELLE ET TYPOLOGIQUE
CHAPITRE IV LES « THERMES DE L’OUEST »
I – Présentation générale
A. Description générale
B. Histoire des recherches
C. Corpus de données
II – Présentation des structures en place
A. Le bâtiment
B. La cour et les espaces périphériques
III – Fonction, chronologie relative et utilisation de l’édifice
A. Fonction de l’édifice
B. Chronologie relative
C. Utilisation de l’édifice
IV – Datation du monument et insertion du complexe au sein du tissu urbain
A. Datation
B. Insertion des « thermes de l’ouest » au sein du tissu urbain.
V – Restitution et analyse architecturale du monument
A. Matériaux et techniques de construction
B. Niveaux de circulation, aménagements balnéaires et sanitaires
C. Couvrement et couverture
D. Décor du monument
E. Circulation de l’eau
F. Installation de chauffage
G. Éclairage
VI – Typologie du bâtiment
A. Typologie morphologique
B. Typologie usuelle
C. Typologie fonctionnelle
CHAPITRE V LES « GRANDS THERMES DE L’EST »
I – Présentation générale
A. Description générale
B. Histoire des recherches
C. Corpus de données
II – Présentation des structures en place
A. Le bloc thermal
B. La cour
III – Fonction, chronologie relative et utilisation de l’édifice
A. Fonction de l’édifice
B. Chronologie relative
C. Utilisation de l’édifice
IV – Datation et insertion du complexe au sein du tissu urbain
A. Datation du monument
B. Insertion dans la trame urbaine
V – Restitution et analyse architecturale du monument
A. Matériaux et techniques de construction
B. Niveau de circulation et aménagement balnéaires
C. Couvrement et couverture
D. Décor du monument
E. Circulation de l’eau
F. Installation de chauffage
G. Éclairage
VI – Typologie du bâtiment
A. Typologie morphologique
B. Typologie usuelle
C. Typologie fonctionnelle
CHAPITRE VI LES « THERMES DE LA GLASS COURT »
I – Présentation générale
A. Description générale
B. Histoire des recherches
C. Corpus de données disponible
II – Présentation des structures en place
A. La « Glass court »
B. Les structures occidentales associées à cet ensemble thermal
III – Fonction, chronologie relative et utilisation de l’édifice
A. Fonction de l’édifice
B. Chronologie relative
C. Utilisation de l’édifice thermal
IV – Datation du monument et insertion du complexe au sein du tissu urbain
A. Datation
B. Insertion du complexe au sein du tissu urbain
V – Restitution architecturale du monument
VI – Typologie du bâtiment
A. Typologie morphologique
B. Typologie usuelle
C. Typologie fonctionnelle
CONCLUSION
Télécharger le rapport complet