Les écrits sur le théâtre d’Henri Letondal

Modernité culturelle durant l’entre-deux -guerres

L’une des premières hypothèses que nous avançons, et que nous avons énoncée dès l’introduction. La pensée d’Henri Letondal s’inscrit dans une modernité libérale. Il convient donc de poser ici les bases de cette notion, qui nous permettra de mieux saisir et situer les écrits sur le théâtre de Letondal. C’est durant l’entre-deux-guerres qu’il a essentiellement œuvré à titre de critique dramatique. Lorsqu’il est question de modernité culturelle au Québec, c’est généralement le Refus Global de 1948 qui se présente le premier à l’esprit comme en étant le point de départ. Cependant, la modernité ne saurait être contenue dans un événement ponctuel ; il s’agit plutôt d’un processus historique, comme le mentionne Jocelyn Létourneau, qui constate qu ‘à partir du XVIe siècle et durant les siècles suivants, la modernité au Québec acquiert ses « caractéristiques primordiales : la primauté de la raison sur tout autre forme de rapport au monde; l’élévation, au rang de sujet de l’histoire, de l’individu conscient de son identité singulière et autonome; l’idée de progrès comme principe et vecteur d’évolution du monde. » Cependant, si la modernité est un long processus historique qui s’étend sur des siècles, c’est, selon Esther Trépanier, «principalement dans la période de l’entre-deux-guerres que commence à se définir une modernité culturelle au Québec », notamment grâce à l’urbanisation, à partir de 1915, qui permet la solidification du champ artistique québécois ainsi que la formation d’une critique d’art.

C’est également durant cette période que se développe une culture du divertissement – avec, entre autres, le cinéma et les spectacles burlesques inspirés de la culture américaine -, ce qui permet à la modernité de « [pénétrer] la société par la culture nouvelle de ses classes populaires . » Nous avons mentionné plus haut les caractéristiques de la modernité selon Létourneau, soit l’importance de l’individu, la primauté de la raison, ainsi que le progrès comme valeur fondamentale.

Modernité et libéralisme

Nous avons jusqu’à maintenant réfléchi à la moitié « modernité » de notre notion, sans beaucoup nous pencher sur sa part « libérale ». Cependant, le libéralisme s’associe aisément aux critères de la modernité que nous avons définis plus haut, surtout dans le contexte de l ‘entre-deux-guerres. Bien que cette période soit généralement perçue comme étant dominée par un conservatisme religieux extrêmement strict – et c’est le cas -, il n’en demeure pas moins, comme le rappelle Yvan Lamonde dans ses travaux d’histoire culturelle, que la tradition libérale au Québec, qui s’était estompée après 1867, « [connaît] un nouveau souffle entre 1889 et 1920 et se [maintient] jusqu’ à sa réaffirmation militante après 1945 par Cité libre et d’ autres instances ». Bien qu’ une élite plus conservatrice demeure au pouvoir au moment où Letondal travaille comme critique, nous croyons que la modernité dans laquelle sa pensée s’inscrit reprend les grandes idées libérales du progrès, de l’éducation, de la liberté de pensée et d’une égalité pour tous dans l’accès à la culture. C’est pourquoi nous parlons, pour situer la pensée de Letondal, de modernité libérale. Nous ne sommes toutefois pas les premiers à rapprocher modernité et libéralisme, d’autant que le contexte de l’entre-deux-guerres québécois semble tout particulièrement s’y prêter.

Pour Lamonde, la modernité qui se développe au tournant du XXe siècle s’associe naturellement au libéralisme ; c’est « une modernité batailleuse qui propose des valeurs classiques du libéralisme: libertés, affirmation de l’individu ?». Nous avons parlé de la liberté du créateur et de l’affirmation de l’individu comme un des paramètres de la modernité où s’élaborent les écrits de Letondal. Or, ces paramètres reprennent une valeur centrale du libéralisme : les libertés individuelles. Toujours selon Lamonde, la tradition libérale au Québec en est une «d’adhésion aux grandes libertés issues des révolutions anglaise, états-unienne et française – liberté de parole, de presse, d’association, de culte. » Ainsi, la modernité libérale mise sur les libertés: libertés du créateur – considéré comme un individu à part entière, et non pas uniquement comme la partie d’un tout (la nation) qu’il doit servir avec son art – mais également liberté de parole et de presse. La liberté de presse revêt une importance toute particulière pour la modernité culturelle de l’entre-deux-guerres, puisque la critique culturelle alors à ses débuts doit se battre pour son droit à une parole honnête et libre, dans un contexte où la réclame publicitaire demeure une pratique extrêmement répandue. Or, sans une critique culturelle sérieuse – surtout dans le champ théâtral, qui n’est pas encore solide -, l’entrée dans la modernité des artistes de la scène demeure improbable.

Autour de la notion de théâtre d’art: histoire et définition

Si la modernité libérale est le cadre plus large dans lequel nous inscrivons la pensée de Letondal, nous souhaitons également analyser la façon dont ses écrits le situent entre le pôle du théâtre d’art et celui du théâtre commercial. Nous reprendrons, pour ce faire, l’idée du continuum développée par lean-Michel Adam dans son article « Unités rédactionnelles et genres discursifs: cadre général pour une approche de la presse écrite ». Le continuum permet d’éviter les oppositions tranchées: il s’agit de réfléchir en termes de tensions entre deux positions énonciatives polaires – dans notre cas, « théâtre d’art» et « théâtre commercial ». Nous pourrons situer la vision théâtrale de Letondal au sein de ce continuum, selon qu’elle tend plutôt vers le pôle «théâtre d’art» ou le pôle «théâtre commercial» .

Pour déterminer les paramètres du pôle « théâtre d’art », nous nous appuyons principalement sur l’ouvrage collectif paru sous la direction de Georges Banu, en 2000, intitulé Les cités du théâtre d’art. De Stanislavski à Strehler .Dans les chapitres « Les Cents Ans du théâtre d’art » et « « Le Piccolo, c’est une histoire de théâtre d’art », Giorgio Strehler », Banu s’applique à dégager les constantes du théâtre d’art, bien qu ‘il admette que la notion est difficile à circonscrire. Selon lui, le théâtre d’ art advient avec la mise en scène, développée par André Antoine. La mise en scène «[souhaite] se séparer [du] « théâtre de loisir » » et permet de « dépasser le divertissement », en proposant une réflexion artistique plus profonde. Dans le contexte de l’entre-deux-guerres, où les mises en scènes canadiennes-françaises sont le plus souvent calquées sur celles des productions européennes ou américaines, souvent plus populaires, une mise en scène originale, qui présente une réflexion et un souci esthétique, demeure assez rare. Une représentation qui, au Canada-français, comporte une telle mise en scène, tend déjà vers le théâtre d’art.

Un autre paramètre du théâtre d’art réside dans l’importance qui est octroyée au texte. En effet, selon Banu, « les défenseurs du théâtre d’art entretiennent un rapport  non agressif avec l’œuvre dramatique. Ils ne dressent jamais leurs projets sur ses ruines . » .

À l’opposé du théâtre d’art, le théâtre commercial

Il nous reste à définir le pôle qui s’oppose, dans notre continuum, au théâtre d’art: le théâtre commercial. Certains des paramètres que nous avons retenus pour le théâtre d’art sous-entendent les paramètres du théâtre commercial, perçu comme son contraire. C’est le cas de la priorité que donne le théâtre d’art à l’esthétique au détriment des profits. Le pôle du théâtre commercial inverse ces deux valeurs, et ses visées mercantiles prennent le pas sur les valeurs artistiques. Ainsi, plutôt que de viser un répertoire qui, à la longue, élèverait les exigences artistiques du public, des acteurs et des auteurs, le théâtre commercial oriente son choix de répertoire vers ce que le grand public court voir et aime voir. Le théâtre montréalais, durant l’entre-deux-guerres, est en crise.

Dans un contexte où il est difficile de faire ses frais, et où il est question de survie plus que de succès, il n’est pas rare que la logique commerciale l’emporte sur les ambitions artistiques. C’est pourquoi le théâtre commercial, durant cette période, joue la carte de la sécurité en optant pour un répertoire dont il sait qu’il attirera le public. À Montréal, si le théâtre d’art s’adresse aux individus désireux de se cultiver, le théâtre commercial vise plutôt les masses, sans toujours les attirer. Le rapport au temps que ce choix implique semble en être un de stagnation. Le théâtre d’art s’accommode en partie de la pratique théâtrale, mais travaille également à la changer. Le théâtre commercial tend plutôt à répéter les formules qui fonctionnent. Ainsi, durant l’entre-deux-guerres à Montréal, « le vaudeville, le boulevard et le mélo [sic] sont fort bien représentés» . S’ajoute à ce répertoire la revue théâtrale, dont le genre correspond bien à l’esthétique de la distraction décrite par Germain Lacasse et ses collègues. Cette esthétique de la distraction, qui s’oppose selon Lacasse à une esthétique «traditionnelle», se développe au début du XXe siècle, notamment avec l’industrialisation, l’arrivée du cinéma et l’influence grandissante des États-Unis. Parmi le caractéristiques de cette esthétique, nous trouvons entre autres la nouveauté : nouveauté des perceptions (le cinéma en est un bon exemple), nouveautés des objets représentés (nous revenons à la  représentation de sujets contemporains propres à la modernité).

Une modération empreinte de contradictions

Nous avons mentionné que Letondal, las du répertoire répétitif joué en boucle pour des raisons essentiellement commerciales, souhaite voir des nouveautés sur les scènes montréalaises. Toutefois, lorsqu’il parle de nouveauté, il s’agit plus de mettre au programme des pièces contemporaines méconnues du public que de jouer des pièces très novatrices sur le plan de la forme. En effet, nous l’avons vu, Letondal a des réserves vis-à-vis des avant-gardes. S’il met de l’avant, à plusieurs reprises, les jeunes auteurs et la production contemporaine, il se méfie des mouvements modernes radicaux. Une chronique du critique, qu’il signe en 1929 à La Patrie, incarne bien cette position de l’entre-deux. Il parle, dans un premier temps, du répertoire de la tournée française organisée par M. Gauvin, et qui met en vedette l’actrice Ève Francis. Letondal dit avoir reçu de Gauvin « une lettre dans laquelle il se défend d’avoir organisé une saison d’avant-garde », chose que je ne songerais pas à lui reprocher. Deux seules pièces, si je ne m’abuse, seront véritablement de cette catégorie, détestables pour cette raison qu ‘elles sont issues du snobisme parisien ».

Ainsi, dans cette chronique, le terme d’« avant-garde » est associé au snobisme, aux œuvres qui s’adressent uniquement à une petite part du public. Mentionnons que Letondal n’utilise pas toujours «avant-garde» comme un terme péjoratif – selon son humeur, semble-t-il, le terme est utilisé soit comme un synonyme de « snob » et prend une connotation péjorative, soit il est utilisé comme un synonyme de «moderne», et devient alors positif. Ainsi Letondal se prononce contre un répertoire trop « snob » ou hermétique, c’est-à-dire un répertoire qui ne peut être compris par la plus large part du public. C’est ici un reflet de ses valeurs libérales: l’accès pour tous à la culture est primordial, et n’est pas possible dans le cas d’un répertoire qui s’adresse à une minorité d’initiés. D’ailleurs, si l’on peut considérer que Letondal fait partie des initiés canadiens-français, sa formation théâtrale demeure lacunaire, et il n’est pas en faveur d’un répertoire trop hermétique parce qu ‘il n’est pas uniquement hors d’atteinte pour la majorité du public, mais également pour lui-même.

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Table des matières

INTRODUCTION 
CHAPITRE 1 : THÉÂTRE, PRESSE ET MODERNITÉ LIBÉRALE
Une modernité libérale
1. Modernité culturelle durant l’entre-deux-guerres
II. Modernité et libéralisme
Un continuum entre théâtre d’art et théâtre commercial
1. Autour de la notion de théâtre d’art: histoire et définition
II. À l’opposé du théâtre d’art, le théâtre commercial
Méthode d’analyse
1. Modèle d’analyse: aspects esthétique, éthique et organisationnel
II. L’approche du document de presse
III. Un second continuum
IV. Des critères pour une analyse de la presse écrite
CHAPITRE II :TRANSFORMATIONS ESTHÉTIQUES 
Jeu de l’acteur
1. Une guerre aux cabotins
II. Des obstacles au jeu de l’acteur
Mise en scène
1. Le goût de l’illusion et des prouesses techniques
II. Avant-garde et metteur en scène: une modernité déstabilisante
Répertoire
1. De la catholicité à l’indépendance
II. Le mauvais répertoire
III. Le répertoire rêvé
IV. Une modération empreinte de contradictions
V. La revue théâtrale : un conflit entre le critique et le praticien
CHAPITRE III :UNE ÉTHIQUE THÉÂTRALE À GÉOMÉTRIE VARIABLE
L’art pour l’art
1. Le théâtre, objet de culte
II. L’ art au service de l’art
L’art pour l’épanouissement
1. Le vain désir de se donner en spectacle
II. L’épanouissement national avant l’épanouissement personnel
L’art pour le profit
1. L’esprit de commerce , un danger pour l’art dramatique
II. Un désir honteux de faire de l’ argent
III. Une cible toute désignée
CHAPITRE IV :UNE ORGANISATION À REVOIR 
Le potentiel du Petit Théâtre
1. La mission des amateurs
II. Des amateurs exemplaires
Les professionnels en difficulté
1. Manque de salles
II. Théâtre national et désir d’indépendance
Un rapport conflictuel avec le public
1. À la défense des spectateurs
II. Des reproches mérités
Le rôle central de la critique de théâtre
1. La franchise : droit et devoir du critique
II. Pour et contre l’indulgence
III. Des appels à l’action répétés
CONCLUSION 
BIBLIOGRAPHIE

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