Les « Espaces de Discussion sur le Travail » se développent au sein des entreprises comme dans la littérature. C’est à ce double titre qu’ils feront l’objet de cette thèse en ergonomie : celleci étudie plusieurs dispositifs de discussion sur le travail mis en place dans différentes entreprises, afin d’approfondir la réflexion sur ce qu’ils impliquent en termes d’organisation, de management, de modalités de participation et de décision, ainsi que de conditions de mise en œuvre.
Côté entreprises, différentes raisons conduisent aujourd’hui ces dernières à réinterroger leurs modes de fonctionnement. D’une part, la survenue de « vagues de suicides » dans plusieurs grands groupes au début des années 2000 a amorcé une prise en compte des réalités du travail, les amenant à « recréer des espaces pour discuter des difficultés, finalités et modalités du travail » (Ughetto, 2018, p.14). Par ailleurs, l’expression des salariés sur leur travail est portée par des voies institutionnelles : si un « droit d’expression » existe dans les lois Auroux depuis 1981, l’appel à le mettre en œuvre a été renouvelé dans l’Accord National Interprofessionnel sur la Qualité de Vie au Travail de 2013 qui fait référence au sein des entreprises. L’instauration d’une « discussion sur le travail » apparaît dès lors comme un moyen de faire le lien entre performance et qualité de vie au travail (Van Belleghem & Forcioli Conti, 2015).
L’organisation
L’organisation comme structure ou comme action, des conceptions issues d’un débat entre visions objectiviste et subjectiviste
Entre la fin du XIXème et le début du XXème siècle, la réflexion épistémologique des sciences humaines a vu s’affronter deux positions dans un débat sur les méthodes, opposant d’une part l’unité de la méthode scientifique, et d’autre part, la spécificité des sciences « de l’esprit » ou « de la culture » (Maggi, 2003).
D’après l’auteur, la première approche, objectiviste, prédominante à partir du XXème siècle, étudie les phénomènes sociaux selon des analogies avec les systèmes mécaniques ou organiques, à la recherche d’explications causales et de lois générales déterminant les causes des phénomènes. Dans ce courant de pensée, c’est une rationalité objective et fonctionnelle qui assure la performance des organisations, la technique permettant l’efficience (Carta, 2018). Le rôle actif du sujet comme acteur autonome, créatif et pourvoyeur de sens dans l’organisation y est délaissé : le système social est pré-déterminé par rapport au sujet agissant (Maggi, 2003).
L’organisation y est ainsi vue comme une structure (Carballeda, 1997), au sens d’un ensemble de prescriptions formalisées : règles, procédures, tâches, relations hiérarchiques représentées sous forme d’organigramme, ou encore, architecture des locaux. Cette vision de l’organisation est notamment véhiculée dans des modèles d’organisation tels que l’Organisation Scientifique du Travail de Taylor, l’Organisation Administrative du Travail de Fayol ou encore le travail à la chaîne de Ford. Certaines caractéristiques leur sont communes : une division du travail selon des logiques de spécialisation fonctionnelle et d’hyper rationalisation des tâches, se manifestant par la séparation entre conception et exécution, et entre décision et action ; le regroupement d’activités par fonctions, la supervision directe, l’ordre hiérarchique formel, la centralisation de la prise de décision et des règles de coordination pour maîtriser la production ; une standardisation du travail selon un « one best way » – la meilleure façon de produire, où la norme est garante du bon fonctionnement, tout écart étant sanctionné (Arnoud, 2013 ; Carta, 2018).
C’est en réaction à l’objectivisme que la seconde approche, subjectiviste, s’est développée au cours du XXème siècle et particulièrement dans les années 1970. Celle-ci critique l’absence de prise en considération du rôle actif de l’homme au travail : sous-estimation de son expertise, de sa capacité d’initiative et de créativité, ignorance des interactions entre individus, entre organisation et environnement (Arnoud, 2013 ; Lorino, 2018). Le subjectivisme vise ainsi la singularité des événements humains : il s’agit de construire une « compréhension subjective » du sens de l’action des sujets, par la mise en évidence de « concours de causes » particuliers entre phénomènes individuels.
L’organisation y est vue comme un ensemble d’individus et de relations interpersonnelles (Bouvier, 2004), autrement dit, comme « une réalité socialement construite par les acteurs » (Maggi, 2003, p.79). Elle est ainsi décrite à travers l’expérience singulière et quotidienne des sujets, et la compréhension du sens qu’ils attribuent à leurs interactions, selon une rationalité systémique. Dans cette perspective, la structure y est produite par le processus mental des sujets agissants ; le système social est construit par les interactions des sujets (Maggi, 2003).
Une troisième voie invite finalement à dépasser ce dilemme objectivisme / subjectivisme en développant « à la fois une compréhension du sens subjectif de l’agir et l’explication des phénomènes sociaux au travers des procédures objectives et vérifiables » (Ibid., p.22).
L’organisation comme processus, une « troisième voie » portée par les théories de la structuration et de l’agir organisationnel
Cette troisième voie est notamment portée par Giddens en 1987 dans sa théorie de la structuration, qui rend possible l’intégration des approches objectivistes et subjectivistes dans un même cadre théorique. En effet, elle considère la complémentarité et les relations réciproques entre action et structure, qui s’influencent mutuellement. Dans cette perspective, la structure est duale : à la fois « condition » et « conséquence » de l’action ; à la fois « contraignante » et « habilitante », en tant qu’elle fournit un ensemble de ressources mobilisables. L’action réside dès lors dans la consommation et la réactualisation de ces ressources. L’organisation correspond ainsi à l’ensemble des ressources contenues dans la structure et mobilisées par les acteurs pour agir, ce qui contribue à actualiser cette structure (Giddens, 1987 ; Autissier & Wacheux, 2000). Autrement dit par Carballeda (1997), l’organisation du travail peut être modélisée comme un processus d’interactions sociales : de par leur rôle et leurs interactions, l’ensemble des acteurs d’une entreprise construisent et confirment non seulement une structure, mais également une « organisation vivante » (Bellemare, 1994, citée par Carballeda, Ibid.) permettant la production.
Cette vision de l’organisation concorde avec la théorie de l’agir organisationnel qui repose sur trois principes (Maggi, 2003, p.89-90) :
1) Le sujet humain est conçu comme autonome, responsable, agissant socialement selon une rationalité intentionnelle et limitée ;
2) L’organisation est vue comme un processus d’actions et de décisions de ces sujets agissants ;
3) Enfin, la structure est pensée comme le produit d’actions intentionnelles, ce qui implique de considérer aussi bien les règles formelles, explicites et prévues, que les règles informelles, tacites, non prévues et réélaborées selon des processus de régulation.
Cette vision de l’organisation nous semble fondamentale dans la compréhension du travail des managers. En effet, en suivant le même cheminement d’évolution des conceptions de l’organisation, on verra dans la partie suivante (partie 1.2) comment la vision du management comme rôle de traduction, autrement dit de régulation, permet de dépasser la dualité entre une approche fonctionnaliste, où la structure formelle déterminerait le rôle des managers, et une conception par l’activité selon laquelle leurs rôles, à l’inverse, émergeraient d’un processus d’interaction.
Le management de proximité
Le travail d’encadrement semble souffrir d’un déficit de définition, aussi bien dans les organisations que dans la littérature (Desmarais & Abord de Chatillon, 2010). Dans cette recherche, nous nous intéresserons particulièrement aux « managers de proximité » qui, selon Bellini (2005), ne constituent pas une catégorie socio-professionnelle homogène et font l’objet de dénominations multiples : «encadrement de premier niveau ou intermédiaire », « management de première ligne, de terrain ou de proximité ». Le terme d’encadrement évoquant aussi bien un statut qu’une fonction, c’est la notion de « management de proximité » qui sera choisie ici à l’instar de l’auteur, « management » étant entendu comme « animation d’une action collective finalisée » (Grévin, 2012, p.471).
Par ailleurs, Piney (2015) souligne la multiplicité de définitions du métier de « cadre de proximité », basées tantôt sur leur statut, tantôt sur leur poly-activité (Bouffartigue & Bouteiller, 2004) : aspects techniques, relationnels, administratifs et directifs (Bouffartigue, 2001). Mintzberg en 1973 a ainsi défini le travail des cadres en dix rôles, informationnels (observateur actif, diffuseur et porte-parole), interpersonnels (symbole, leader et agent de liaison), ou reliés à la prise de décision (entrepreneur, régulateur, répartiteur de ressources et négociateur). Ces différents auteurs rendent compte du métier à travers sa complexité et la variété des aspects qu’il recouvre.
D’après Hubault (2013), les recherches porteraient plus sur la fonction d’encadrement (profession, statut, grilles de rémunération) à travers ses rôles et ses évolutions, que sur le travail de management lui-même. L’enjeu serait donc d’étudier ce travail d’encadrement, afin de mieux en comprendre son hétérogénéité, ses contradictions, ses tensions et dynamiques (Bouffartigue, 2001).
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Table des matières
Introduction
Première partie Organisation, management, participation et discussion sur le travail, un état de l’art
1. Chapitre 1 – L’évolution des modes d’organisation, de management et de participation, vers les enjeux d’une discussion sur le travail
1.1. L’organisation
1.1.1. L’organisation comme structure ou comme action, des conceptions issues d’un débat entre visions objectiviste et subjectiviste
1.1.2. L’organisation comme processus, une « troisième voie » portée par les théories de la structuration et de l’agir organisationnel
1.2. Le management de proximité
1.2.1. Un management caractérisé par ses dualités en tension, des conceptions issues de l’opposition entre visions structuraliste et interactionniste
1.2.2. Le management comme processus de régulation, un rôle de traduction vecteur de sens entre enjeux stratégiques et opérationnels
1.3. La participation
1.3.1. Participer, c’est-à-dire ?
1.3.2. Participer, pour quoi faire ?
1.4. Organisation, management et participation : quelle évolution des modèles dans les entreprises depuis le taylorisme ?
1.4.1. Le modèle classique Taylorien
1.4.2. Le courant des relations humaines en 1930 : un « taylorisme au visage humain » ?
1.4.3. Toyotisme, lean et cercles de qualité, le mouvement participatif de la qualité des années 1970-1980
1.4.4. Depuis les années 1980, de nouvelles exigences productives générant la recherche de modèles alternatifs d’organisation et de management
2. Chapitre 2 – La discussion et l’action sur le travail, vues par cinq disciplines : fondements théoriques, modalités, finalités et implications méthodologiques
2.1. En clinique de l’activité : instituer les conflits de critères sur la qualité du travail pour développer le pouvoir d’agir
2.1.1. Activité, travail réalisé et réel du travail, genre et style : fondements théoriques en clinique de l’activité
2.1.2. Instituer les conflits de critères sur la qualité du travail pour développer le pouvoir d’agir individuel et collectif
2.1.3. Une méthodologie clinique basée sur l’auto-confrontation
2.2. En psychodynamique du travail : des « espaces de délibération sur l’organisation du travail » pour favoriser l’émancipation au travail ?
2.2.1. Travail vivant et réel du travail, coopération et émancipation : fondements théoriques en psychodynamique du travail
2.2.2. Les principes d’un « management coopératif » reposant sur une « activité déontique » au sein « d’espaces de délibération »
2.2.3. Méthodologie d’intervention et positionnement du chercheur en psychodynamique du travail
2.3. En sciences de l’éducation : des Change Laboratory pour dépasser les contradictions des systèmes d’activité et développer « l’agencéité »
2.3.1. Activité, système d’activité, expansion de l’objet, contradictions et zone proximale de développement : fondements théoriques de la théorie de l’activité
2.3.2. La méthodologie des « Change Laboratory », basée sur les principes de « double stimulation » et « d’ascension de l’abstrait au concret »
2.3.3. … une « intervention formative » pour développer « l’agencéité transformatrice »
2.4. En gestion : des « espaces de discussion sur le travail » pour « dés-empêcher» le management et développer la subsidiarité
2.4.1. Un « management empêché » dans les nouvelles formes d’organisation
2.4.2. Vers un management par la discussion qui soutienne la régulation conjointe et repose sur une autorité subsidiaire
2.4.3. Une méthodologie d’intervention visant la conception d’une ingénierie « de l’espace » et « de la discussion » pour développer la subsidiarité
2.5. En ergonomie : mettre en discussion le travail pour développer le potentiel capacitant des organisations
2.5.1. Concepts et modèle d’une ergonomie constructive visant le développement d’organisations « capacitantes »
2.5.2. Implications en termes de méthodologie, de positionnement et de rôle de l’ergonome
2.5.3. Les enjeux de la discussion sur le travail en ergonomie à travers six interventions capacitantes
Deuxième partie Problématique et méthodologie
3. Chapitre 3 – Problématique et stratégie de recherche
3.1. Problématique
3.2. Stratégie de recherche : l’approche instrumentale comme outil méthodologique pour étudier les dispositifs de discussion sur le travail
4. Chapitre 4 – Méthodologie de recherche
4.1. L’étude des genèses de l’artefact « dispositif de discussion sur le travail » à travers trois entreprises
4.1.1. La méthode de recueil et de traitement des données dans deux organismes de protection sociale
4.1.2. La méthode de recueil et de traitement des données dans une institution bancaire
4.2. Une recherche à La Poste
4.2.1. La Poste, une entreprise en mutation
4.2.2. L’intervention conduite
4.2.3. La méthode de recueil de données
4.2.4. La méthode de traitement des données
4.3. Un double positionnement de recherche et d’intervention
Troisième partie Résultats
5. Chapitre 5 – La genèse de l’artefact « dispositif de discussion sur le travail » à travers trois entreprises
5.1. Des ateliers Performance et Qualité de Vie au Travail (PQVT) mis en place dans une entreprise de protection sociale
5.1.1. Méthode de recueil et de traitement des données
5.1.2. Les fonctions constituantes : articuler Performance et Qualité de Vie au Travail dans un contexte de pré-fusion
5.1.3. Les modes opératoires prévus : des ateliers outillés de trois heures organisant la subsidiarité
5.2. Des rendez-vous Partager Ensemble pour Innover dans le Travail (PEPIT) mis en place dans une entreprise de protection sociale
5.2.1. Méthode de recueil et de traitement des données
5.2.2. Les fonctions constituantes : prévenir les troubles psychosociaux dans un contexte de transformation, associé au déploiement de l’excellence opérationnelle
5.2.3. Les modes opératoires : des ateliers outillés de trois heures, une subsidiarité moins accompagnée
5.3. Des ateliers d’appréciation et de régulation de la charge de travail mis en place au sein d’une institution bancaire
5.3.1. Méthode de recueil et de traitement des données
5.3.2. Une première phase de conception pour l’usage : l’élaboration d’un atelier outillé de trois heures pour apprécier et réguler la charge de travail
5.3.3. De la conception dans l’usage à la conception pour l’usage : la réélaboration du dispositif suite aux retours de l’usage
5.3.4. De la conception pour l’usage à la conception dans l’usage : analyse comparative des ateliers réalisés dans deux services
5.4. Point d’étape du chapitre
Conclusion