Les dimensions negociees en conception collaborative de systemes sociotechniques citoyens innovants

LA CONCEPTION DE SYSTEMES DE TRAVAIL EN ERGONOMIE : ARTICULER LES DIMENSIONS SOCIOTECHNIQUE ET PSYCHOSOCIALE DES ACTIVITES COLLECTIVES

Dans cette section, il s’agit de montrer l’importance d’articuler les dimensions sociotechnique et psychosociale pour reconcevoir des organisations et/ou pour concevoir des systèmes de travail innovants. Nous définissons dans un premier temps l’organisation du travail et ses dimensions. Puis nous présentons la conception organisationnelle à travers deux types de projet : l’accompagnement au changement organisationnel et l’étude des nouveaux modèles collaboratifs au travail. Les deux soulignent l’influence de l’engagement subjectif des acteurs vis-à-vis du débat sur l’élaboration des nouvelles règles et procédures de travail.

L’organisation du travail : des règles, des régulations et une dimension psychosociale 

Que ce soit en Ergonomie (par exemple, Caroly, 2010), en Sciences de Gestion (Lorino, 2013) ou en Sociologie (Reynaud, 1997), l’organisation est appréhendée comme un processus organisé et organisant. « L’action des acteurs fait émerger l’organisation comme un construit dynamique, en évolution permanente. Dans une telle perspective, organisation et action sont inséparables. Il n’y pas d’activité collective sans organisation, et pas de processus organisant per se, indépendamment d’une action à accomplir » (Lorino, 2013, p. 221). Cette section vise à définir la notion d’organisation à travers ce double statut « organisé » et «organisant », en s’appuyant sur la théorie de la régulation sociale (Reynaud, 1997) utilisée en ergonomie pour caractériser l’organisation du travail.

Définition de l’organisation en ergonomie

En ergonomie, l’organisation du travail se définit comme un ensemble de «prescriptions édictées, plus ou moins formellement » (de Montmollin, 2007, p. 210). Une organisation est un ensemble de règles. Ces conventions (Von Wright, 1963) visent « notamment la répartition, l’affectation et la coordination de tâches entre des personnes » (Van Belleghem, 2012, p. 3) et permettent à un système sociotechnique de fonctionner (Von Wright, 1963) suivant un objectif donné (Van Belleghem, 2012).

Au sein des organisations, il existe deux typologies de règles. Elles se définissent principalement à partir de leur origine. Les règles formelles sont celles issues de l’encadrement (cadres, dirigeants d’entreprise, ou plus largement, collectivités, états). Les règles informelles sont celles issues de l’action, de la pratique, de l’expérience et de l’adaptation au contexte (de Terssac, 1992). Les individus et les collectifs s’ajustent aux contraintes des situations en construisant une organisation dite « réelle » (Crozier & Fiedberg, 1977). De ce fait, les règles prescrites (formelles) ne forment pas à elles seules l’organisation du travail. Il existe un travail d’organisation, lié à l’activité des acteurs et à leurs interactions sociales, qui contribue à la formation de nouvelles règles non prescrites (Caroly, 2010).

L’acte d’« organiser » est donc par nature une action collective. C’est une activité distribuée entre plusieurs acteurs qui prennent des décisions ensemble et qui mettent en place des actions réversibles (de Terssac, 2009, cité par Arnoud, 2013). Une organisation collective se compose de deux entités : 1) un système de personnes en interaction et qui poursuivent des intérêts individuels à travers un but commun ; et 2) une structure organisationnelle qui sert de guide à l’activité de ces personnes (Petit & Dugué, 2013). Pour que l’organisation fonctionne efficacement, la structure doit évoluer selon les besoins, les composantes et les résultats des activités humaines. L’activité collective doit servir de matériau aux transformations de la structure organisationnelle ; et le fonctionnement de l’organisation doit être envisagé comme étant un processus qui se développe au gré des actions et des décisions. Structure organisationnelle et interactions sociales ne sont pas dissociées (Ibid.).

La définition de l’organisation en ergonomie, ainsi que cette d’idée d’articulation systémique entre d’une part des actions et des décisions « organisées », et de l’autre des actions et des décisions « organisantes » (Lorino, 2013) ; s’inspirent largement des travaux de la sociologie du travail et de la sociologie des organisations (Reynaud, 1997 ; Friedberg, 1993 ; de Terssac, 1992). La théorie de la régulation sociale (Reynaud, 1988 ; Reynaud, 1997) a permis à l’ergonomie d’emprunter à la sociologie les notions de communautés, d’actions collectives, de production de règles, de travail d’organisation et d’apprentissage collectif (Caroly, 2010). Bien que les activités collectives soient étudiées depuis longtemps en ergonomie à travers les concepts de coopération, de coordination, de coaction et de collaboration (Barthe & Quéinnec, 1999), la sociologie a conduit les ergonomes à appréhender l’activité collective comme étant une activité de réélaboration de règles pour s’adapter au contexte, pour améliorer les actions du groupe et pour favoriser le développement et l’efficience du collectif (Caroly, 2010).

La théorie de la régulation sociale en sociologie

En sociologie, la théorie de la régulation sociale concerne tous les systèmes sociaux et explique le processus par lequel les règles organisationnelles se créent, se modifient ou se suppriment (Reynaud, 1997). La règle est considérée comme « un principe organisateur. Elle peut prendre la forme d’une injonction ou d’une interdiction visant à déterminer strictement un comportement. Mais elle est plus souvent un guide d’action, un étalon qui permet de porter un jugement, un modèle qui oriente l’action » (Ibid., p. XVI). La théorie de la régulation sociale délaisse les visions « objectiviste » (l’organisation est un tout unifié, avec des buts et des procédures prédéterminés) et « subjectiviste » (les sujets poursuivent des objectifs indépendamment des autres) pour se concentrer plutôt sur la « vie des règles » dans les systèmes sociaux. Les interactions sociales sont réglées et réglantes (de Terssac, 2012).

La théorie de la régulation sociale considère l’action collective comme étant organisée et toujours sujette à des régulations. Ces régulations ne sont pas les caractéristiques d’un bon fonctionnement organisationnel ; elles sont plutôt des activités finalisées d’acteurs collectifs ou individuels. Elles dépendent des acteurs, du contexte de la situation et des exigences du système dans lesquels ces acteurs interagissent. Il n’y a pas de cas de figure typiques permettant de classer les systèmes sociaux (Reynaud & Reynaud, 1994). En revanche, la théorie part du postulat qu’il existe deux typologies de règles et plusieurs sources de régulation (Reynaud, 1988 ; Reynaud & Reynaud, 1994 ; Reynaud, 1997 ; de Terssac, 1992) :

✧ Des règles explicites (officielles ou formelles) qui ont une valeur juridique. Elles structurent l’organisation, guident les autorités, arbitrent les conflits et les décisions, et elles déterminent les responsabilités de chacun et les sanctions. Elles constituent une régulation de contrôle dans le sens où elles sont imposées hiérarchiquement depuis le sommet vers la base. Elles visent à maintenir les individus ensemble dans un cadre social.
✧ Des règles implicites (non écrites ou informelles) qui s’observent dans les pratiques. Elles orientent les procédures, les collaborations et les décisions en situation, et elles assurent le fonctionnement effectif de l’organisation. Elles constituent une régulation autonome dans le sens où elles sont produites par les exécutants qui les font émerger depuis la base. Elles manifestent l’idée que l’acteur social ne se laisse jamais enfermé dans un cadre de dépendance. Il revendique sa légitimité à cogérer le système.
✧ Une régulation conjointe qui fait émerger un ensemble de règles acceptables par les deux parties. Ces règles « acceptées » forment un harmonieux arrangement entre les règles de contrôle et les règles autonomes. Elles sont le résultat d’une négociation, explicite ou implicite, entre deux sources (encadrement et exécutants) d’élaboration des règles.

L’organisation formelle et l’organisation informelle reposent toutes les deux sur des systèmes idéologiques qui ne sont pas forcément contradictoires l’un envers l’autre. « Les deux types de logique […] s’appuient sur des valeurs et inspirent des régulations » (Reynaud, 1988, p. 7) permettant au système social d’être efficace. Les deux logiques ne s’opposent pas et peuvent viser les mêmes objectifs (des enjeux économiques ou techniques, des valeurs d’équité, etc.). Les résultats des actions servent d’arbitrage aux différentes régulations. Les acteurs collectifs ne recherchent pas une efficacité optimale, ni une totale conformité avec leurs valeurs. Ils reconnaissent un « principe de réalité » quant à la capacité d’atteindre les objectifs respectifs et communs (Reynaud & Reynaud, 1994). En réalité, l’organisation informelle se diffère de l’organisation formelle parce qu’elle cherche à affirmer une autonomie que l’organisation officielle tente de contrôler. Il est question, non pas de l’existence de valeurs totalement opposées, mais plutôt d’enjeux de pouvoir (Reynaud, 1988).

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Table des matières

INTRODUCTION GENERALE
Le contexte de la recherche
Les objectifs de la thèse
La structure du manuscrit
CHAPITRE 1 : LES DIMENSIONS NEGOCIEES EN CONCEPTION COLLABORATIVE DE SYSTEMES SOCIOTECHNIQUES CITOYENS INNOVANTS
1. LA CONCEPTION DE SYSTEMES DE TRAVAIL EN ERGONOMIE : ARTICULER LES DIMENSIONS SOCIOTECHNIQUE ET PSYCHOSOCIALE DES ACTIVITES COLLECTIVES
1.1. L’organisation du travail : des règles, des régulations et une dimension psychosociale
1.1.1. Définition de l’organisation en ergonomie
1.1.2. La théorie de la régulation sociale en sociologie
1.1.3. La dimension psychosociale de l’organisation du travail
1.2. La conception de nouvelles organisations de travail : prendre en compte les dimensions sociotechnique et psychosociale du travail
1.2.1. L’accompagnement au changement organisationnel : un enjeu de développement social
1.2.2. L’étude des nouveaux modèles organisationnels du travail : l’évolution des réseaux sociaux
2. LA CONCEPTION COLLABORATIVE DE SYSTEMES DE TRAVAIL : ARGUMENTER DES CONTENUS EPISTEMIQUES RATIONNELS ET INTERPERSONNELS
2.1. Définition de la conception collaborative
2.2. Les activités de la conception collaborative : cognitives mais aussi sociales pour intégrer les significations de chacun
2.2.1. Les activités centrées sur la tâche de conception
2.2.2. Les activités centrées sur le processus de conception
2.3. La négociation en conception collaborative : le support nécessaire à l’intégration des idées respectives
2.3.1. Négociation des solutions
2.3.2. Négociation des connaissances
2.4. L’argumentation et la conception collaborative de systèmes de travail : des dimensions épistémiques orientées tâches et des dimensions épistémiques orientées relations interpersonnelles
2.4.1. Les activités argumentatives en co-conception : éléments de définition
2.4.2. Les dimensions épistémiques argumentées en conception collaborative
3. LES SYSTEMES CITOYENS : DES ORGANISATIONS COMMUNAUTAIRES
3.1. Définition et caractéristiques du concept de communauté
3.2. L’organisation communautaire : reflet d’opinions sociales et morales partagées
3.3. L’Empowerment communautaire : un pouvoir social pour construire l’idéologie communautaire
4. LA CONCEPTION DE SYSTEMES CITOYENS INNOVANTS : VERS LA PRISE EN COMPTE DE LA DIMENSION IDEOLOGIQUE EN CONCEPTION COLLABORATIVE
CHAPITRE 2 : LA GESTION COLLABORATIVE ET DURABLE DES RESSOURCES DANS UN QUARTIER : UN SYSTEME SOCIOTECHNIQUE CITOYEN A FORTE DIMENSION IDEOLOGIQUE
1. LE QUARTIER : UN ESPACE SOCIAL ORGANISE REFLETANT UNE CULTURE ET DES VALEURS LOCALES
1.1. Le quartier : un espace institué, vécu et partagé
1.2. La dimension sociale des espaces partagés
1.2.1. Les représentations sociales des espaces partagés
1.2.2. La conception et l’organisation des espaces sociaux
1.3. La dimension culturelle des espaces, les valeurs et les normes associées
1.3.1. La dimension culturelle des espaces
1.3.2. Les valeurs associées à la culture
1.3.3. Les normes associées aux valeurs
2. LE PARTAGE DE RESSOURCES ET LES VALEURS SOUS-JACENTES
2.1. Le commun d’aujourd’hui : la démocratisation du partage
2.2. La gestion des communs : d’une approche rationnelle à un phénomène social
2.3. Le partage démocratisé des communs : un conflit de valeurs ?
3. LA GESTION ECOLOGIQUE DES RESSOURCES
3.1. Les motivations des comportements pro-environnementaux
3.1.1. Les modèles du choix rationnel
3.1.2. Les modèles d’activation des normes
3.2. Influences des normes sociales, de l’organisation sociale et de l’aménagement des espaces sur l’éco-citoyenneté
3.2.1. Caractérisation de l’influence des normes sociales sur l’éco-citoyenneté
3.2.2. L’éco-citoyenneté dans les organisations sociales
3.2.3. L’éco-citoyenneté et l’aménagement des espaces
4. LA CONCEPTION DE SYSTEMES CITOYENS A FORTE DIMENSION IDEOLOGIQUE : VERS UNE ANTICIPATION DE CETTE DIMENSION DANS LE PROCESSUS DE CONCEPTION INNOVANTE
CHAPITRE 3 : L’ANTICIPATION DE LA DIMENSION IDEOLOGIQUE DANS LE PROCESSUS DE CONCEPTION COLLABORATIVE ET INNOVANTE
1. LE PROCESSUS DE CONCEPTION INNOVANTE : DES METHODES POUR ANTICIPER DES EXPERIENCES UTILISATEURS ACCEPTABLES
1.1. Définition du processus de conception en ergonomie
1.2. La temporalité paradoxale du processus de conception : un frein à l’anticipation des usages en innovation
1.3. Les démarches alors mises en œuvre en innovation centrée utilisateur et leurs objectifs
1.3.1. Des processus itératifs avec des conceptions intermédiaires
1.3.2. Des méthodes créatives et prospectives pour élaborer et tester des scénarios d’usage
1.3.3. Les objectifs visés par les démarches de l’ergonomie de l’innovation grand public : concevoir des expériences utilisateurs innovantes
2. L’ACCEPTABILITE EN CONCEPTION INNOVANTE : DES CONCEPTS POUR ANTICIPER DES DISPOSITIFS TECHNIQUES
2.1. Présentation du concept d’acceptabilité
2.2. L’acceptabilité sociale a priori : prédire l’adoption des technologies émergentes
2.3. L’acceptation située : tenir compte des transformations organisationnelles engendrées par les technologies émergentes
2.4. Un concept qui intéresse l’innovation technique et moins l’innovation organisationnelle
3. LA CONDUITE DU CHANGEMENT : UN PROCESSUS DE CONCEPTION DE L’ORGANISATION QUI OFFRE DES CONDITIONS PROPICES AU DEBAT SUR LES REGLES
3.1. Définition de la conduite du changement
3.2. La simulation organisationnelle : co-élaborer des règles et anticiper le jeu des acteurs
4. L’ANTICIPATION DE LA DIMENSION IDEOLOGIQUE EN CONCEPTION DE SYSTEMES SOCIOTECHNIQUES INNOVANTS : VERS DES CONDITIONS PROPICES A UN DEBAT SUR LES VALEURS AU PLUS TOT DANS LE PROCESSUS DE CONCEPTION
CONCLUSION GENERALE

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