Les différents types d’emprunt selon les linguistes
Introduction générale
Le monde tel que nous le connaissons aujourd’hui est plurilingue. Les peuples et les communautés qui sont à l’abri du mélange culturel sont quasiment rares, ce qui engendre, sans aucun doute, une diversité linguistique. Ce croisement culturel et linguistique favorise le contact entre les langues.
La réalité sociolinguistique algérienne en connaît le même sort. Elle permet de démontrer la richesse de son territoire sur le plan linguistique, et ce, par la coexistence de plusieurs langues et de leurs variétés. Il s’agit principalement de l’arabe avec ses deux variétés : standard et dialectal, la langue de la grande majorité des Algériens, le français qui occupe une place importante dans la société et qui touche plusieurs secteurs (social, économique, administratif et éducatif), et enfin, la langue berbère avec ses différentes variantes.
Dans une société de ce type, le problème de confrontation des langues et leur interpénétration s’impose en permanence et s’ouvre à de nombreuses perspectives langagières tirées de l’observation quotidienne du sujet parlant qui se trouve dans cette situation complexe, obligé de gérer son usage de ces langues en adoptant différentes stratégies1.
Parlant de la situation sociolinguistique en Algérie, Khaoula Taleb- Ibrahimi la décrit en disant que : « les locuteurs algériens vivent et évoluent dans une société multilingue où les langues parlées, écrites, utilisées, en l’occurrence l’arabe dialectal, le berbère, l’arabe standard et le français, vivent une cohabitation difficile marquée par le rapport de compétition et de conflit qui lie les deux normes dominantes. (L’une par la constitutionalité de son statut de langue officielle, l’autre étrangère mais légitimée par sa prééminence dans la vie économique) d’une part, et d’autre part la constante et têtue stigmatisation des parlers populaires. »2
Le contact entre ces langues, que ce soit entre le français et l’arabe, d’une part, ou entre le français et le berbère et ses différentes variantes (kabyle), d’autre part, donne lieu à plusieurs phénomènes qui surgissent dans les échanges verbaux des locuteurs comme l’emprunt linguistique.
L’emprunt linguistique a fait et fait toujours l’objet de plusieurs études. La multitude de ces recherches effectuées a donné lieu à des définitions différentes de ce concept.
DUBOIS, dans le dictionnaire de la linguistique, définit l’emprunt comme suit : « Il y a emprunt, quand un parler A utilise et finit par intégrer une unité ou un trait linguistique qui existait précédemment dans un parler B et que A ne possédait pas, l’unité ou le mot emprunté sont eux-mêmes appelés emprunts »3.
Hypothèses
Afin de parvenir à élucider ces interrogations, nous avons émis les hypothèses suivantes :
– Le locuteur kabyle emprunterait par nécessité.
– Le locuteur kabyle, de l’ancienne génération intègrerait ces mots en affectant des changements au niveau : morphologique, phonologique et sémantique. Par contre le locuteur kabyle, de la nouvelle génération les intègrerait sans modifications.
– Les emprunts français enrichisseraient la langue kabyle.
Nous allons, tout au long de notre travail de recherche, tenter de répondre à nos questions, et de confirmer ou d’infirmer nos hypothèses en étudiant l e s emprunts recueillis dans nos enregistrements.
Corpus
L’utilisation de l’emprunt français est très fréquente dans le parler des Algériens.
De ce fait, nous avons choisi des interactions prises dans des conversations informelles entre des locuteurs de la nouvelle et de l’ancienne génération.
Dans notre travail de recherche, nous nous baserons sur un corpus puisé dans la vie quotidienne des locuteurs, et ce, en effectuant des enregistrements pour que les mots prélevés présentent une pertinence phonétique, phonologique et sémantique.
CHAMP D’ACTION ET D’APPROPRIATION DU FRANÇAIS
Le champ d’action de la langue française nous permettra de mettre en exergue son importance au sein de la société algérienne en général et kabyle en particulier.
Le secteur éducatif
Au lendemain de l’indépendance, le taux de scolarisation en général était très faible ; le pourcentage d’analphabétisme est de l’ordre de 90%. La langue française bénéficie de la démocratisation de l’enseignement menée par le jeune Etat algérien dans le cadre de la reconstruction du pays, ce qui l’aide à acquérir une bonne position dans le système éducatif, et contribue à sa propagation massive. Dans ce contexte, ZEMMOURI décl ar e : « On peut dire que le français est plus enseigné aujourd’hui en Algérie qu’il était du temps des français ».1
Le secteur économique
Etant donné que l’arabe est une langue inefficace pour les affaires administratives et la gestion des entreprises, la langue française est fortement présente dans ce secteur en occupant une place assez importante dans ses divers aspects. Elle joue un rôle indispensable d’une langue susceptible de véhiculer la gestion des entreprises, à assurer les différents traitements commerciaux et surtout, à créer des relations économiques avec les pays francophones.
Dans le domaine industriel et concernant les stratégies menées dans l’opération du marketing, la publicité avec toutes ses formes (surtout les affiches et les panneaux), les prospectus, les enseignes des magasins, ainsi les étiquettes, les marques, les catalogues des produits (alimentaires, cosmétiques, électroménagers…etc.), sans oublier les produits pharmaceutiques où aucune notice ne s’est dispensée de cette langue pour obvier toute confusion ou mauvaise interprétation dues à un vocabulaire inadéquat qui pourrait nuire au bon usage des médicaments. De ce fait, le consommateur algérien est entouré par un environnement linguistique francophone assez riche.
Les phénomènes linguistiques résultant du contact des langues
L’Algérie est un pays typique de contact des langues. Il a connu deux importantes étapes historiques qui ont contribué à un changement radical de son champ linguistique :
l’arabisation et la colonisation française. Ce contact linguistique que connaît l’Algérie aujourd’hui n’est pas sans conséquences. Plusieurs phénomènes en sont le fruit.
Le bilinguisme et la diglossie
Nous ne pouvons pas aborder la notion de « bilinguisme » sans faire appel à celle de « diglossie ». Ces deux termes ont des significations proches et ils peuvent même être confondus dans certains contextes.
« Le bilinguisme » est un phénomène mondial qui qualifie toute population usant de deux langues. Dans le Trésor de la langue française cette notion est définie comme le : « fait de pratiquer couramment deux langues ; état ou situation qui en résulte » 2.
La notion de bilinguisme reste très générale et désigne sans distinction les usages variables de deux langues par un individu, par un groupe ou par un ensemble de populations.
D’une manière générale « Le bilinguisme est la situation linguistique dans laquelle les sujets parlants sont conduits à utiliser alternativement, selon les milieux ou les situations, deux langues différentes. C’est-à-dire le cas le plus courant du plurilinguisme.»3
Les définitions de la notion sont naturellement abondantes : pour certains il n’y a bilinguisme que dans le cas d’une maîtrise parfaite et identique des deux langues en cause, alors que pour d’autres le bilinguisme commence dès qu’il y a emploi concurrent de deux langues, quelle que soit l’aisance avec laquelle le sujet manie chacune d’elles. Adopter la première définition, c’est délaisser de côté les différents cas pour ne garder qu’un comme l’affirme K. T. Ibrahimi, qu’il « est nécessaire de redéfinir le terme de bilinguisme (emplo concurrent de deux idiomes par un même individu ou à l’intérieur d’une même communauté) ne serait-ce que pour exclure l’implication très répandue qu’il n’y a bilinguisme que dans le cas d’une maitrise parfaite et identique de deux langues en cause »1.
Une remarque s’impose face à ces définitions : le préfixe « bi » implique logiquement la coexistence de deux langues, alors que pour le cas de l’Algérie, nous comptons trois langues qui sont en contact permanent. Nous pourrions avoir tendance à employer le mot « plurilinguisme » pour souligner le fait qu’il s’agit de plusieurs langues. Mais puisque l’analyse de ce terme ne constitue pas le sujet de notre travail, il n’est pas nécessaire d’aller loin dans les détails.
Les interférences
Le contact de langue (bi) ou plurilinguisme en Algérie ne peut éluder le phénomène d’interférence. Nous citerons ci-dessous deux ou trois définitions de ce dernier et ses types.
Selon Weinrich en 1953, dans son livre, Langage in contact, donne la définition suivante : « le mot interférence désigne un remaniement de structures qui résulte de l’introduction d’éléments étrangers dans les domaines les plus fortement structurés de la langue, comme l’ensemble du système phonologique, une grande partie de la morphologie et de la syntaxe et certains domaines du vocabulaire (parenté, couleur, temps, etc. »1.
Selon cette définition, nous pouvons distinguer trois types d’interférences : les interférences phoniques, les interférences syntaxiques et les interférences lexicales.
Jean Dubois, dans le dictionnaire de linguistique et des sciences de langage lui donne la définition suivante : « On dit qu’il y a interférence quand un sujet bilingue utilise dans la langue cible A un trait phonétique, morphologique, lexical ou syntaxique caractéristique de
la langue B. L’emprunt et le calque sont souvent dus, à l’origine, à des interférences.
L’emprunt linguistique
Définition de l’emprunt
L’emprunt est une notion assez large, et il est difficile de la définir et de la cerner avec précision. C’est pourquoi nous avons décidé de regrouper quelques définitions en relation avec l’objet de notre étude.
L’emprunt est « le phénomène linguistique le plus important dans tout contact de langues »3. Nous remarquons souvent que les langues ne peuvent se contenter de leur lexique sans tenter de puiser et d’emprunter à d’autres langues. Cela peut s’expliquer, entre autres, par le fait qu’elles ne peuvent combler le besoins des locuteurs d’exprimer de nouvelles réalités.
Les catégories de l’emprunt
L’emprunt lexical
On appelle « emprunt lexicale »toute unité lexicale étrangère qu’on emprunte soit intégralement (forme et sens), soit partiellement (forme ou sens). Cette définition est soutenue par les propos de Loubier, qui souligne que « l’emprunt lexical correspond à un emprunt intégral (forme et sens) ou partiel (forme ou sens seulement) d’une unité lexicale étrangère. L’emprunt lexical porte essentiellement sur le mot, dans sa relation sens-forme.
Cette caractéristique le différencie des autres catégories, particulièrement de l’emprunt syntaxique et de l’emprunt phonétique. C’est dans le lexique d’une langue que les emprunts sont les plus nombreux »1.
L’emprunt syntaxique
L’emprunt syntaxique est un emprunt d’une structure syntaxique. Il touche la construction des phrases. Il faut signaler que l’ordre des mots dans chaque langue est différent des autres langues, et en empruntant une structure syntaxique d’une autre langue sans l’adapter à celle de la langue réceptrice peut entraîner des modifications non négligeables au niveau structural et sémantique. Ce type d’emprunt est fréquent dans les pratiques langagières des locuteurs dans une société bilingue où les phénomènes d’alternance codique et d’interférence sont habituels.
Conclusion générale
Tout au long de notre travail de recherche nous avons essayé d’apporter des réponses à nos interrogations et de confirmer ou d’infirmer nos hypothèses.
En cherchant la réponse à notre problématique, « y-a-t-il une différence de l’usage de l’emprunt entre l’ancienne et la nouvelle génération ? », et en procédant par listing des emprunts selon les différentes variables (âge, niveaux d’instruction, catégorie grammaticale, domaine de spécialité), nous avons pu constater qu’il y a une différence de l’usage à différents niveaux.
Dans un premier temps, les raisons qui poussent les gens des deux générations à emprunter à la langue française ; c’est essentiellement le besoin de combler le manque du lexique kabyle dans plusieurs domaines, notamment ceux de la science, de la technologie, de la mécanique… Ce qui confirme notre première hypothèse « le locuteur kabyle emprunterait par nécessité ». Cela n’exclut pas la présence des emprunts de luxe avec un pourcentage non négligeable.
Dans un second temps, un classement des emprunts selon leur émission par les deux générations nous a aidés à distinguer les emprunts qui ont subi des modifications de ceux qui ont gardé leur forme d’origine. Cette étape est d’une importance capitale vu qu’elle nous a facilités l’étude des modifications que les mots empruntés ont subies et parvenir ainsi, à confirmer notre deuxième hypothèse : « « Le locuteur kabyle, de l’ancienne génération, intègrerait ces mots en effectuant des changements au niveau : morphologique, phonologique et sémantique. Par contre le locuteur kabyle, de la nouvelle génération les intègrerait sans modifications ».
Enfin, à partir de cette étude, nous avons réalisé que l’emprunt est une arme à double tranchants. Elle est, tantôt, positive ; elle constitue un enrichissement pour la langue kabyle, du moment que le lexique kabyle ne peut pas subvenir aux besoins communicationnels, dans certains domaines qui sont plus envahis que d’autres par l’emprunt français, tantôt, négative puisqu’il représente une menace pour les mots du lexique kabyle comme [lkuri] (l’écurée) qui a remplacé le mot [adaynin] en kabyle ; il est presque inusité, du moins, chez certains berbéristes qui tentent de sauvegarder ce qui reste de leur langue d’origine.
|
Table des matières
Introduction générale
1. Problématique
2. Hypothèses
3. Corpus
4. Choix, motivations et objectifs
5. Méthodologie
Chapitre 01 : La réalité sociolinguistique en Algérie et les phénomènes qui en découlent
I. Champ d’action et d’appropriation du français
1. Secteur éducatif
2. Le secteur médiatique
3. Secteur économique
II. Politique linguistique en Algérie
III. Les phénomènes linguistiques résultant du contact des langues
1. Le bilinguisme et la diglossie
2. Les interférences
3. L’alternance des codes
4. L’emprunt linguistique
4.1. Définition du l’emprunt
4.2. Les différents types d’emprunt selon les linguistes
4.2.1. Les emprunts intégrés et les emprunts non-intégrés
4.2.1.1. les emprunts non-intégrés (intact)
4.2.1.2. Les emprunts intégrés (adapté)
4.2.2. Les emprunts internes et les emprunts externes
4.2.2.1. L’emprunt interne
4.2.2.2. L’emprunt externe
4.2.3. Les emprunts de luxe et les emprunts de nécessité
4.2.3.1. L’emprunt de luxe
4.2.3.2. L’emprunt de nécessité
5. Les catégories de l’emprunt
5.1. L’emprunt lexical
5.2. L’emprunt syntaxique
5.3. L’emprunt phonétique
Conclusion
Chapitre 02 : Présentation et analyse des résultats et synthèse des résultats
I. Présentation de l’enquête
1. Le corpus
2. La méthodologie de l’analyse de corpus
2.1. L’âge
2.2. Le niveau d’instruction
3. La transcription
II. Analyse de corpus
1. L’analyse des emprunts recueillis
2. Classement des emprunts
2.1.Classement des emprunts selon le domaine auquel ils appartiennent
2.2.Classement des emprunts par catégorie grammaticale
2.3.Classement des emprunts par équivalence en langue kabyle
2.4.Classement des emprunts selon l’âge et le niveau d’instruction
3. Adaptation des emprunts par catégories grammaticales
3.1. Adaptation phonologique des emprunts
3.1.1. Adaptation au système vocalique kabyle
3.1.2. Adaptation au système consonantique kabyle
3.2. Adaptation morphologique des emprunts en genre et en nombre.
3.2.1. L’adaptation morphologique des emprunts selon le nombre
3.2.2. L’adaptation morphologique des emprunts selon le genre
3.3. Adaptations sémantique des emprunts
Conclusion générale
Télécharger le rapport complet