Les différentes sources de l’inégalité et leurs diverses expressions
De la justification historique de l’inégalité
Les observations sur l’origine de l’inégalité demeurent, en réalité, une disposition qui permet de déterminer ce qui, à bien des égards, constituent les fondements théoriques et pratiques d’une esquisse sur l’évolution de l’humanité dans la conception rousseauiste. C’est aussi une interrogation sur les manières dont l’humanité a pu penser les rapports devant régir la vie en communauté. En effet, l’analyse de l’histoire de l’inégalité suppose dans un pr emier temps la connaissance des conditions qui ont menées l’homme à se dénaturer. En réalité ce n’est qu’au stade où se développera sa capacité à réfléchir que l’homme se sentira séparé des autres êtres. Pour cet homme dénaturé, devant vivre de manière prématurée dans un monde de réflexion et d’imagination, il y a une division, une scission entre lui, les autres et l’environnement. C’est cela même qui pousse Rousseau à replacer l’homme dans l’histoire et à décrire par la suite les changements naturels qui sont survenus comme la cause du rapprochement des individus en sociétés primitives. Ce changement de situation, en suscitant de nouveaux besoins, a permis aux facultés qui sommeillaient en l’homme de s’activer. Cette étape est celle de l’apparition du langage, qui favorise le développement de la raison, et particulièrement la faculté de comparer. Celle-ci, plus que toutes les autres puissances réflexives, sera la source de la division qui existe entre les hommes vivant dans l’état pré social ; car elle sera à l’origine de la transformation de l’amour de soi, simple souci de conservation, en amour-propre.
Aussi l’homme commence à entretenir des contacts plus fréquents avec les autres hommes et cette situation crée en lui l’idée d’une comparaison avec ses semblables. A force d’habiter un même territoire, les hommes s’accoutument peu à peu à se réunir pour des chants et des danses. Les êtres humains s’habituent de la sorte à faire des comparaisons et acquièrent des idées de beauté et de mérite, idées qui entraînent des sentiments de préférence. De cette situation naît un contraste entre le calme paisible de l’homme primitif et l’état de déchirement, de souffrance, d’orgueil, d’agitation constante qu’est celui de l’homme social. D’oú le second, malgré toutes ses richesses et les commodités dont il se pare, est plus misérable que le premier, du moins dans l’état actuel des choses. L’homme à l’état de nature, ne ressentant que les besoins qu’il peut satisfaire sans le concours d’autrui, vit entièrement en lui-même et n’est pas en peine, alors que l’homme social, dont le bonheur est à la merci de ses concurrents, vit hors de lui, voire en rupture avec lui-même et avec ses semblables.
Dans un s econd mouvement, il s’agira de faire la description des différents types d’inégalité qu’on rencontre, selon ROUSSEAU, au niveau du genre humain. C’est d’après la clairvoyance de son expertise qu’il se donne l’opportunité de dire : « Je conçois dans l’espèce humaine deux sortes d’inégalités ; l’une que j’appelle naturelle ou p hysique […] l’autre qu’on peut appeler inégalité morale, ou, pa rce qu’elle dépend d’une sorte de convention, […] » .
C’est après avoir donné un sens et une portée aux différents types d’inégalité qu’il sera judicieux de remonter á l’origine du mal de l’humanité pour déceler et donner une justification théorique à l’inégalité. En fait, il convient de préciser que les inégalités trouvent leurs sources dans les critères d’identification, de conservation et de reconnaissance sociale non fondés sur les valeurs de justice et d’équité. Ces critères d’ordre social et surtout économique ont pour effet de susciter à l’intérieur de la société civile plusieurs conséquences néfastes à l’organisation sociale. C’est à juste titre qu’on peut convoquer ces propos de C. SALVAT lorsqu’il écrit : « L’intérêt économique répond en effet dans cette configuration à deux rationalités différentes, la conservation et l’identification. » .
Dés lors, les conséquences, qui en découlent, se réduisent spécialement au fait que les institutions, premières manifestations de la raison, ont été détournées de leur fonction fédératrice pour assouvir le besoin de domination de certains hommes devenus, sous l’emprise des passions dévastatrices, les bourreaux du genre humain. Ces hommes poursuivent en réalité des intérêts non conformes à l’évolution de la conscience morale, des intérêts dictés par des considérations guidées par l’amour propre, source et principe de la rivalité qui existe entre les hommes.
En réalité, il convient de préciser tout d’abord que les inégalités économiques fondent l’inégalité sociale, qui par la suite par défaut et par abus deviennent politiques. Ensuite les modalités de l’accumulation et de domination, entrant dans l’activité économique, suscitent le principe de comparaison comme outil d’évaluation. Enfin, de cette comparaison découle le goût du luxe ; car il est perçu comme un signe certain de richesse. Dés lors le luxe devient, à partir de la mesure de la valeur des biens et des signes extérieurs que déclinent l’apparaître, le critère d’identification et de reconnaissance sociale, l’outil le plus approprié pour mesurer la valeur ou le rang de la personne. En gros, cette dénaturation de l’évolution institutionnelle et anthropologique reste déterminée par le désir d’acquérir une réputation, des honneurs ou bien une préférence au sein de la société. Et c’est la raison pour laquelle ROUSSEAU dira que : « Je remarquerais combien ce désir universel de réputation, d’honneurs et de préférences, qui nous dévore tous, exerce et compare les talents et les forces, combien il excite et multiplie les passions, […] » .
Ensuite elles s’expriment au niveau de l’instrumentalisation de s échanges par les hommes pour se différencier à l’intérieur d’une structure sociale qui repose sur les critères de l’exploitation des hommes et de l’asservissement aux biens matériels. En effet, la dégradation des termes de l’échange s’exprime à travers la différence que l’on retrouve dans la nature des biens échangés qui influent sur la détermination de l’échange. En exemple nous prendrons l’aspect de l’échange inégalitaire que ROUSSEAU décrit dans le rapport entre le cultivateur et le métallurgiste. Le fondement de l’échange inégalitaire est suscité par la division du travail qui s’ajoute à cette autre inégalité sociale qu’est celle de la considération. De là toutes les relations entre les hommes deviennent médiates et instrumentales.
Des vecteurs matériels de l’inégalité
L’affirmation de l’éminent projet d’une vie collective sociale repose sur le pouvoir qu’aurait l’homme de se donner un ordre d’actions et une suite de moyens susceptibles de faire émerger un corps politique dont la finalité ultime est de dissiper la situation de désordre issue de la création des premières sociétés. Dans ce processus, la réflexion, le langage et la perfectibilité ont, non seulement, constitué les sources des progrès pour une socialisation du genre humain ; mais ont été, en même temps, à l’origine des différences spécifiques ayant permis l’apparition de l’amour propre. La survivance de cet amour propre est à l’origine d’un mode d’existence et d’une nature qui, par les effets pervers des passions humaines, détourne l’homme de la situation d’égalité naturelle dont il jouissait, en faisant émerger l’injustice sociale.
En effet, cette injustice sociale est décrite à travers des observations et des dénonciations dont la justesse se laisse découvrir dans ces propos exprimant la contradiction existante entre l’idée de justice telle qu’elle est décrite dans les livres de droit et de morale et la réalité concrète : « J’ouvre les livres de droit et de morale, […], je bénis la sagesse des institutions publiques et me console d’être homme en me voyant citoyen. Bien instruit de mes devoirs et mon bonheur, je ferme le livre, sors de la classe, et regarde autour de moi ; je vois des peuples infortunés gémissants sous un joug de fer, le genre humain écrasé par une poignée d’oppresseurs, une foule affamée, accablée de peine et de faim, dont le riche boit en paix le sang et les larmes, et partout le fort armé du redoutable pouvoir des lois. » .
L’analyse de cette situation de désolation permet de dire que l’injustice sociale serait sous tendue par les inégalités sociales, et par une suite logique ces dernières, perçues comme source de désordre, ont pour principe fondamental l’exploitation et l’usurpation. Et c’est surtout par cette usurpation que le riche s’accapare et apporte, dans un premier temps, à la propriété ce supplément de force dont il avait besoin pour en faire une source d’inégalité. En réalité, cette force de l’usurpation est un détournement des lois fondamentales au profit de l’homme riche, et c’est ce qui en un sens crée une contradiction profonde entre ce qui relève de l’intérêt public et la force destructrice de l’intérêt privé.
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Table des matières
INTRODUCTION GENERARLE
PREMIERE PARTIE : De la problématique de l’injustice sociale et de son renversement politique
Chapitre I : Les différentes sources de l’inégalité et leurs diverses expressions
Section I : De la justification historique de l’inégalité
Section II : Des vecteurs matériels de l’inégalité
Chapitre II : La renaissance d’une légitimité politique et morale
Section I : De l’application nécessaire d’une nouvelle légitimité politique : le contrat social
Section II : La réhabilitation de la morale : le retour vers une socialisation positive
SECONDE PARTIE : De la particularité de la sociale à l’universalisation de l’humanité
Chapitre I : La refondation des bases juridiques et économiques
Section I : Du droit des gens et de son application
Section II : De l’économie politique aux politiques économiques
Chapitre II : La problématique d’une re-création de la nature humaine et de son milieu naturel
Section I : La fonction humanisante du travail
Section II : De la valorisation de la nature : le projet écologique
Conclusion