Les deux désignations de la philosophie
L’approche définitionnelle de la philosophie soulève une polémique qui n’est due bien souvent qu’à des problèmes de désignation et non pas à ceux de concepts spécifiques aux différents auteurs. Il faut donc apporter un éclairage concernant ce point, la plupart du temps source de divergence entre les penseurs. Cela revient à revoir la manière de désigner la philosophie selon qu’on envisage sa dimension universelle ou lorsqu’on veut tout simplement lui donner un contenu particulier. Ces deux façons de nommer la philosophie ne s’autoexcluent pas et ne posent aucune contradiction. Quand on saisit bien cette dialectique de l’universel et du particulier, on est alors dans les meilleures dispositions pour accueillir avec plus de sérénité l’idée d’une philosophie peule sans sursauter.
La désignation universelle de la philosophie
Lorsqu’on fait allusion à la philosophie en la présentant comme pure activité de la raison, on l`envisage alors dans sa portée universelle. A partir de ce moment, il convient de faire abstraction de tout ce qui est particulier dans la désignation, puisqu’elle est définie comme l’activité rationnelle de l’esprit. En tant que produit de la raison, elle est aussi universelle que cette dernière. Elle est décrite dans ce cas comme une spécificité humaine, commune à tous les hommes et sa définition exige une seule formule unanime et universelle. L’universalité c’est ce qui est vrai dans tout l’univers ou ce qui l’est pour tous les éléments d’un ensemble donné. Dans cet ordre d’idées, il s’agit de répondre à la question : « Qu’est-ce que la philosophie ? ». La réponse à donner doit nécessairement être valable pour chaque système de philosophie considéré. Parler alors de philosophie africaine, de philosophie peule, bantoue…peut être un contresens. Car dire ce qu’est la philosophie, c’est dire son essence sans la confondre avec ses déterminations particulières. Or la question « Qu’est-ce que… ? » qui est propre à la philosophie, a fait plus d’un malheureux chez les interlocuteurs de Socrate. Menon, Hippias, Euthyphron, ont tous fait ce qu’on pourrait appeler un hors-sujet, en ce sens qu’ils étaient incapables d’entendre l’appel du « précepte unificateur » . En se laissant divertir par des idées toutes faites, leurs opinions personnelles, ils n’ont pas pu saisir l’essence de l’objet à définir.
La question « Qu’est-ce que le Beau ? » ne différant de la première que par l’objet, fait appel « nonplusàuneréponsefactuelle consistant à indiquer un beau particulier, mais une réponse principielle, c’est-à-dire qui porte sur le Beau en général » Etant incapable d’apercevoir la différence Hippias déclare : «Le questionneur, à ce qu’il me semble, me demande quelle chose est belle ?» C’est cette trahison de l’essence du beau qu’il convient d’éviter lorsque la question s’applique à la philosophie. Invité à dire ce qu’est la vertu, voilà ce que répond Menon à Socrate : « Il n’est pas difficile de te le dire. Prenons d’abord si tu veux, la vertu de l’homme. Il est facile de dire que la vertu de l’homme c’est d’être capable de s’occuper des affaires de la cité, en tâchant de faire du bien à ses amis et du mal à ses ennemis, et en prenant garde de ne pas subir soi-même de mal. Ensuite, si tu veux la vertu de la femme, il n’est pas difficile d’en faire le tour : elle doit bien gouverner sa maison, en gardienne du foyer et en épouse soumise à son mari. Puis, autre est la vertu de l’enfant, fille ou garçon ; du vieillard, libre ou esclave, comme tu veux. Et il y a bien d’autres vertus, si bien que je ne suis pas en peine de te dire ce qu’est la vertu selon les activités et selon l’âge ; et en fonction de nos taches respectives, chacun a sa vertu propre. Il en va de même, je suppose, Socrate pour le vice. » . Au lieu d’envisager la vertu dans toute son étendu, c’est-àdire l’unité commune à toutes les vertus, Menon est tombé dans une énumération à l’infini des exemples de vertus. La définition de la vertu exige une généralisation rationnelle qui permet d’atteindre l’universel. Appliquée à la philosophie, cette conception oblige à se mettre à distance des systèmes élaborés par les nombreux penseurs pour ne retenir que sa nature exclusive. Ainsi on commettrait la même erreur que Menon ou Hippias si on confondait la philosophie avec le platonisme, le marxisme, le cartésianisme, le kantisme qui sont des exemples de philosophie, des systèmes de pensée propres à des auteurs particuliers et qui ne sauraient épuiser totalement son essence. De même, en accordant la primauté et la priorité soit à l’idée, à la matière, à l’existence humaine ou à l’expérience, certains en étaient venus à penser que la philosophie était idéalisme, matérialisme, existentialisme, empirisme, etc. Il faut donc sortir des néologismes systémiques et, par une catharsis s’élevant à l’universel, tendre vers une expression de plus en plus pure. Il est vrai qu’on parle de philosophie ancienne, hellénistique, médiévale, moderne et contemporaine. D’éminents savants ont proposé des définitions historiques de la philosophie par rapport à la Grèce, à l’Egypte et à la Mésopotamie. Des philosophes comme Emile Bréhier, Jean Pierre Vernant, Martin Heidegger, Hegel, pour ne citer que ceux-là, se sont prononcés en faveur d’une origine grecque de la philosophie. Cette thèse a été contestée par le professeur Cheikh Anta DIOP, Théophile OBENGA, Grégoire BIOGO et bien d’autres qui considèrent que l’Afrique est le berceau de toute réflexion philosophique. Or pour être en mesure de dire qu’elle est de telle ou de telle époque et qu’elle vient de tel lieu, il faut au préalable lui avoir attribué un contenu, ce qui témoigne encore d’une appropriation particulière qui ne concernerait en rien la nature véritable de la philosophie. On comprend alors, que même s’il est possible de découper son histoire par de grandes périodes distinctes les unes des autres, il n’est pas admissible de confondre la philosophie avec l’esprit d’une époque. Ce constat montre clairement les problèmes que pose sa définition par rapport à l’histoire qui met en cause sa dimension universelle dans la mesure où, précisément sa définition historique en fait une propriété intellectuelle que monopolise un peuple.
Si une définition de la philosophie par l’histoire ne va pas de soi, plus problématique est encore la tentative de déterminer son essence par la culture. Le culturel est le relatif par excellence. Vouloir donc fonder la philosophie sur ce qui est partiel et exclusif, c’est ne pas saisir les exigences d’une véritable définition qui, seule, peut permettre de parvenir à l’universalité de la nature intime des choses. Claude LEVI STRAUSS avait déjà fait remarquer que : « Tout ce qui est astreint à une norme appartient à la culture et présente les attributs du relatif et du particulier ». On ne saurait alors donner à la philosophie un fondement culturel sans la trahir. Dès lors, ce qu’on appelle « philosophie africaine », « philosophie bantu », « philosophie peule » semblent être des expressions purement culturelles, spécifiques à quelques groupes ethniques car la philosophie, en tant que produit de la raison exige plus de généralité pour pouvoir être attribuée à tout homme. La désignation universelle de la philosophie cherche à sortir des particularités pour s’élever à un degré suffisant de généralité à partir duquel elle tente d’embrasser la totalité des cas singuliers. Dans cette perspective, elle vise à exprimer l’essence de la façon la plus globale possible. Cependant, si la désignation universelle de la philosophie nécessite une élévation au niveau du général, il faut aussi remarquer qu’entre l’universel et le particulier il y a un rapport de traduction.
La désignation particulière de la philosophie
Quand on cherche à nommer la philosophie en général, on s’oriente vers la recherche d’une définition, ce qui la confine dans le domaine de l’universel et semble mieux se conformer aux exigences de notre raison. La définition reste dans la pure abstraction et ne peux être appréhendée que par notre intellect. Notre esprit réalise aisément l’opération « deux et deux font quatre », vérité universelle que saisit tout bon sens. Mais si notre raison arrive toute seule à démontrer des vérités par l’abstrait et à établir la preuve irréfutable de ses affirmations, notre nature sensible habituée aux faits ne sera pleinement satisfaite que lorsqu’elle touchera du doigt les abstractions rationnelles. Ainsi pour rendre effective sa certitude rationnelle, l’homme va de l’abstrait au concret, de la théorie à l’expérience, du général au particulier. Il s’agit de la vielle problématique des universaux qui date du moyen-âge. Bien comprendre l’articulation de l’universel au particulier, c’est s’éloigner des préjugés qui ont tendance à préétablir ce qui relève ou ne relève pas de la philosophie et par conséquent à dévaloriser une philosophie peule.
Si nous prenons l’exemple de la raison, elle est une faculté universelle qui existe chez tout homme, en ce sens elle est une aptitude de l’être humain. Mais cette aptitude humaine n’entre en acte que de façon particulière. Bien que tout homme ait une raison, elle ne se manifeste concrètement que particulièrement à une discipline, par exemple en mathématique, en philosophie, en physique, etc. La faculté du langage est une caractéristique de tout être humain, mais cette universalité du langage ne peut être actualisée que de façon particulière par une langue donnée(le français, l’anglais, l’arabe, etc.). Quand on ne comprend bien cet aspect de la question, cela peut conduire à des malentendus sur la philosophie. Car l’idée d’une philosophie unique et universelle semble récuser tout ce qui pourrait en faire perdre l’essence, notamment lorsqu’on cite en exemple une forme singulière de philosophie qui apparaitrait alors non pas comme une manifestation essentielle mais comme une détermination accidentelle. La tâche bien plus compliquée qu’on ne l’imagine est celle de clôturer l’espace de validité de l’activité philosophique en traçant ses frontières qui la séparent de ce qui n’est pas elle. Malheureusement une concrétisation intégrale de l’essence demeure impossible car cette dernière est un idéal vers lequel on tend et qu’on ne peut atteindre qu’imparfaitement puisque par définition, l’idéal est utopique, donc irréalisable même s’il constitue la source de tout progrès véritable. La philosophie reste en puissance dans la raison humaine et échappe ainsi à toute particularisation systématique, géographique, culturelle, historique, etc. La philosophie hellénique, égyptienne, occidentale, bantoue, peule, sont des exemples particuliers et concrets de cette philosophie unique dont la raison cherche à exprimer manifestement l’essence. Les affirmations gratuites comme « Ceci est de la philosophie » et « Ceci n’est pas de la philosophie » doivent être transcendées au profit d’une approche qui essaie de lire toute philosophie particulière, qu’il s’agisse du marxisme, du kantisme, du platonisme aussi bien que celle des peuls ou des bantus en terme de tentatives de traductions de l’universel, traduction qui peut échouer, réussir ou comporter des manquements. Ce rapport de traduction entre l’universel et le particulier a été remarqué dans l’Encredessavants par Souleymane Bachir DIAGNE : « Car de l’universel au particulier le rapport est bien celui-là : de traduction » . Ainsi toutes les philosophies sont des traductions particulières de la philosophie. HEGEL, bien qu’il refuse à l’Afrique noire toute capacité de philosopher, souligne le caractère inadéquat et maladroit de toute position qui voudrait rejeter une forme particulière de philosophie en considérant que ce n’est pas de la philosophie. Il est aisé de voir que son argument peut bien s’appliquer à la philosophie peule. Il écrit : « Une telle position frapperait d’elle même, comme inadéquate et maladroite ; par exemple comme si quelqu’un demandait des fruits et refusait cerises, poires, raisins etc. Comme étant des cerises, des poires, des raisins et non des fruits ». La philosophie se donne dans le divers et non dans ce qui est commun. La philosophie platonicienne, kantienne, cartésienne, peule, sont autant d’expressions diverses d’une même essence qui s’exprime de façon différente selon les penseurs, les époques, les localités, les cultures, les sociétés, etc. HEGEL le confirme encore par ces propos : « L’histoire de la philosophie ne manifeste, dans les philosophies en apparence diverses, qu’une seule philosophie aux divers degrés de son développement, et d’autres parts, les principes particuliers (…) sont simplement des ramifications d’une seule et même totalité » Cette pensée de Hegel s’accepte plus facilement lorsqu’il s’agit de systèmes philosophiques élaborés par des penseurs différents. Mais l’étendra-t-on à la philosophie bantoue, wolof, peule ? La question est de savoir si oui ou non la raison, source de la philosophie, est une faculté présente chez tout être humain. Tout le monde possède il est vrai, une raison, mais tout le monde n’est pas philosophe. Encore une fois, HEGEL avait déjà montré que chacun peut avoir la mesure de son pied mais que chacun n’est pas capable de fabriquer ses propres bottes.
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Table des matières
Introduction
PREMIERE PARTIE :DE LA PHILOSOPHIE AUX PENSEES AFRICAINES
Chapitre A. Les deux désignations de la philosophie
A-1. La désignation universelle de la philosophie
A-2. La désignation particulière de la philosophie
Chapitre B. Raison discursive et raison intuitive
B-1. Philosophie grecque
B-2. Philosophie Africaine
DEUXIEME PARTIE :LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE DE LA NATURE
A/ Le paradigme linguistique
A-1. Le langage courant et le langage symboliste
A-2. Le symbolisme dans l’oralité et les croyances
B. Une philosophie intuitive
B.1- l’école de la vache
B-2. Philosopher à partir de la langue
TROISIEME PARTIE :ACTUALITE ET FONCTIONS DE LA PHILOSOPHIE INTUITIVE
Chapitre A. Actualité de la philosophie intuitive
A-1.Philosophie symboliste et rêves
A-2. L’efficacité de la philosophie symboliste
B . Les fonctions de la philosophie intuitive
B-1 Fonction d’initiation
B-2. Fonction de communication
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE