Le support législatif du post-conflit rural
Le conflit armé en Colombie est profondément lié aux inégalités d’accès à la terre et à la complexe violence socio-politique. Le conflit a été engendré historiquement par plusieurs acteurs, dans la course du contrôle territorial, notamment tout au long du XXe Siècle, comme le démontre le travail de Germán Guzmán, Eduardo Umaña et Orlando Fals Borda, dans « La Violencia » (1962). L’inaction de l’Etat a entraîné l’aggravation du conflit territorial et stimulé l’émergence et la multiplication de guérillas dans le pays.
Les années 80 ont été particulièrement violentes par la consolidation des réseaux de narcotrafic, le renforcement du contrôle territorial des FARC ainsi que la tentative de coup d’Etat du M-19 lors de la prise du palais de justice à Bogotá en novembre 1985. Ceci a conduit au gouvernement à négocier avec les principales guérillas du pays et aboutit à la promulgation de la Constitution de 1991 et la démobilisation de milliers de guérilleros de différents groupes insurgents. De nombreuses revendications paysannes et ethniques se sont traduites en plusieurs articles constitutionnels, notamment l’article 60 et l’article 64, qui rappellent le devoir de l’Etat de promouvoir l’accès progressif à la terre aux travailleurs agricoles et améliorer les revenus et la qualité de vie des paysans, notamment à travers l’amélioration des services publics d’éducation, de santé et d’habitation, entre autres. Malgré sa promulgation, l’inégale répartition des terres et la concentration aux mains d’une petite partie de la population continue à représenter l’un des problèmes les plus grave du pays à nos jours.
L’Accord de Paix, signé entre les FARC et le gouvernement colombien, reprend les objectifs de la Constitution de 1991 et les matérialise à travers des mesures politiques, des plans et des programmes pour éradiquer les inégalités sociales, économiques et politiques des populations rurales.
Ayant dit cela, des tensions politiques ont caractérisées la promulgation de l’Accord de Paix et de la Réforme Rurale Intégrale. D’abord, lors de la campagne du plébiscite, où les colombiennes et colombiens ont été appelés à voter « oui » ou « non » à la fin du conflit armé avec les FARC, divers secteurs politiques de Droite (conservateurs, chrétiens) ont lancés un appel pour voter contre. La création du Fond National de Terres a été controversée notamment par la circulation de “fake news” ou d’informations fallacieuses dans les médias. Elle a ainsi suscité le débat et divisée l’opinion publique sur les questions de redistributions des terres, du processus de formalisation et de la propriété foncière. D’un autre côté, le gouvernement négociateur, dans l’urgence de signer et consolider l’Accord avec les FARC avant la fin du quinquennat, a soumis des réformes politiques à une « voie rapide » ou « Fast Track », afin de protéger le processus de paix et assurer le respect des temps accordés pour l’implémentation. Néanmoins, cette décision de l’ex Président Juan Manuel Santos a transgressé le processus de contrôle législatif du Parlement, exercé par la délégation de CSIVI, agent en capacité de consulter, reformuler, questionner ou s’opposer aux réformes élaborées par l’Etat. Parmi les nombreuses réformes législatives passées par le gouvernement Santos, la réforme à la loi 160 de 1994 et la promulgation de la loi 1876 sont parmi les actions les plus critiquées par les organisations sociales qui voient dans ces textes la persistance du modèle agro-exportateur et le renforcement des propriétaires fonciers au détriment des droits paysans.
L’organisation institutionnelle de la Réforme Rurale Intégrale (RRI)
En ce qui concerne la RRI et plus précisément les politiques de différenciation et de soutien à l’ACFC, le MADR a élaboré en 2013 une restructuration de ses agences de sorte à opérer, de manière plus efficace, les défis envisagés par l’Accord de Paix et la Mission pour la transformation de la campagne colombienne, impulsée par le gouvernement de l’ex-président Santos.
A ce sujet, plusieurs institutions de coopération ont été consultés afin d’établir les grands objectifs du développement du secteur agricole colombien. Les rapports soulignent l’importance de prendre en compte les grandes tendances du développement agricole au niveau mondial et la vision promue par les Nations Unies sur l’avenir de l’agriculture mondiale. Pour atteindre cet objectif, les rapports suggèrent la création de trois agences pour qu’elles gèrent les différentes actions évoquées par la RRI et traditionnellement assumées par le MADR. L’Agence de Développement Rural (ADR) a été créée pour promouvoir le développement territorial et assurer le bienêtre des populations. Elle a facilité le processus d’institutionnalisation de l’ACFC à travers la promotion d’espaces de dialogue et de concertation, notamment avec le RENAF et autres agents concernés. Ceci a permis la promulgation de l’arrêté ministériel 464 de 2017. L’ADR a finalement coordonné le financement, l’assistance technique rurale et la gestion des ressources pour le développement agricole.
Pour assurer la régulation et l’accès progressif à la propriété rurale, l’Agence Nationale de Terres (ANT) a été créée pour définir les règles du jeu, notamment lors de l’exécution de la politique d’ordonnance territoriale. Elle a aussi la responsabilité d’assurer la procédure de formalisation et la remise de terres aux familles agricultrices.
Le troisième agent est l’Agence pour la Rénovation du Territoire (ART), chargée d’articuler les différents acteurs (multiniveau) dans la construction des plans de développement (intersectoriel). Ces trois agences ont remplacé l’Institut Colombien de Développement Rural (INCODER) en 2015. Elles jouent, toutes les trois, un rôle prépondérant dans la formulation de la politique sectorielle et la conduite technique et financière du secteur rural, historiquement morcelées.
Malgré sa restructuration, l’institution retrouve encore des difficultés. Selon Leibovich et al. (2013 ; 219), « de l’analyse de l’institutionnalité qui s’occupe des petits producteurs, il est certain qu’il n’y a pas de coordination entre les différentes entités et que les décisions sont prises et exécutées de manière isolée sans une approche territoriale ». En effet, selon plusieurs représentants des organisations sociales ethniques et paysannes, la « pagaille institutionnelle » (desbarajuste institutional) qui a caractérisée les bureaucraties des gouvernements précédents est toujours d’actualité. En effet, toute la difficulté réside dans l’articulation des fonctions, des programmes et des projets entre agences. Le caractère centraliste des agences et le manque de ressources financières, discréditent la bureaucratie et renforce le manque de crédibilité de la part des communautés envers les organes de l’Etat.
La défense commune des organisations sociales dans l’arrêté ministériel 464 de Décembre 2017
Depuis sa promulgation, l’arrêté ministériel 464 a été favorablement accueilli par les organisations de la société civile et les communautés ethniques et paysannes. Le document regroupe et synthétise les directives pour établir une politique publique intégrale en faveur de l’ACFC. Sa construction a été amplement débattue depuis 2014 par plus de 350 représentants des gouvernements locaux ; plusieurs représentants d’organisations paysannes, indigènes, afro colombiennes ; des membres de l’académie, de la coopération internationale, des ONGs, ainsi que des représentants des corporations agricoles.
Pour sa part, le RENAF s’est engagé dans une campagne de sensibilisation et de socialisation (formation aux dispositions de l’arrêté, explication) de l’arrêté, notamment à travers de nombreux ateliers et des rencontres avec les communautés.
Cet exercice a entraîné un processus d’appropriation chez la plupart des agriculteurs et développé la notion d’empowerment chez les producteurs d’ACFC. En effet, l’arrêté 464 avance des questions sociales, économiques et environnementales qui ont comme finalité l’orientation et l’institutionnalisation publique comme privée de politiques. De même, le renforcement des capacités sociales, économiques et politiques des familles, des communautés et des organisations de l’ACFC.
De nombreuses problématiques sont abordées dans le document : On y retrouve notamment les questions d’accès à l’eau et de développement du réseau d’assainissement rural (directive 4), le renforcement des processus d’accès et de légalisation de la terre (directive 5), la promotion publique des produits provenant de l’ACFC dans le marché local et national (directive 13), parmi d’autres.
Parallèlement, l’éducation et la formation rurale (directive 3), la promotion des pratiques et des savoirs agro-écologiques (directive 8) ainsi que le renforcement de la participation des communautés rurales (directive 19) sont aussi des thématiques mises en avant dans l’arrêté ministériel .
Aujourd’hui, cet arrêté, muni de 19 directrices de politique publique, réunit les demandes des principales organisations paysannes et ethniques du pays telles que l’ONIC, l’ANUC, la CNAEP et le RENAF. Ce document institutionnel est par conséquent le premier document qui reconnaît les systèmes alternatifs de production agricole et donc une première avancée en politique publique. Ainsi, défendre et exiger l’implémentation intégrale de l’arrêté ministériel face au nouveau gouvernement est devenu une revendication commune et amplement partagée par les diverses familles rurales qui habitent le territoire colombien.
L’alliance pour l’agro-biodiversité et la question des « semences de l’agriculteur »
L’ACFC met en avant des questions politiques et socio-culturelles revendiquées par les organisations et communautés qui peuplent la campagne colombienne. Dans ce processus d’institutionnalisation sociale, le droit aux semences est une revendication amplement partagée qui a permis l’ouverture d’espaces de travail et de représentation de la société civile tels que l’Alliance pour l’Agro biodiversité.
Cette alliance mobilise/regroupe actuellement 22 organisations, réseaux et plateformes sociales qui se sont articulées afin d’avoir plus d’influence politique dans la défense de la biodiversité, la souveraineté et la santé alimentaire, l’économie paysanne, les semences « créoles » et « natives » ou de l’agriculteur (semences paysannes) ainsi que la préservation des systèmes culturels qui les entretiennent. La commercialisation des semences de l’agriculteur (cultivées et cueillies de la dernière production) représente une problématique mondiale. En effet, ce marché est largement régulé au niveau international par des entreprises telles que Bayer-Monsanto et Dow-Syngenta. Sa commercialisation est restreinte et assujettie à des lois qui pénalisent le stockage, la vente ou le troc des semences qui ne sont pas cataloguées et certifiés.
En Colombie, c’est l’Institut Colombien Agraire (ICA) l’organe responsable de la certification des semences. A plusieurs reprises, les mouvements d’agriculteurs colombiens se sont opposés à ces mesures parce qu’elles portent atteinte à leur Droit à faire usage des cultures traditionnelles. En effet, l’ACFC s’oppose à l’appropriation intellectuelle du vivant et revendique le droit coutumier d’usage. Dans ce sens, l’arrêté ministériel 464 reconnaît et promeut la production et la distribution des « semences de l’agriculteur » (Directive 5.3 de la résolution 464 de 2017) et les Territoires Libres de Transgéniques (TLT).
La reconnaissance des paysannes et des paysans comme sujets politiques de spéciale protection
Le statut du paysan en Colombie est historiquement inexistant et limité à celui de « producteur agricole ». Cette définition démunis le paysan de toute identité socio-politique et culturelle. La Constitution de 1991, actuellement en vigueur, reconnaît des droits pour les populations indigènes et afro-colombiennes mais écarte les droits des paysans métis. En effet, les recensements nationaux réalisés jusqu’à présent n’incluent pas de catégorie de « Paysan » pour assigner une identité sociale correspondante à cette population. Au moment de remplir ces formulaires qui sont à l’origine de nombreux programmes sociaux, les paysans ne se reconnaissent pas dans les options proposées. Par conséquent, beaucoup d’entre eux ne les remplissent pas et ne sont donc pas comptabilisés, rendant impossible d’intégrer leurs demandes dans les programmes de développement. « Quand on demande aux participants du recensement de s’identifier, ils observent les catégories de « palenque », « raizal », « indigène », « rom », mais non pas celle de « paysan ». Ce détail est finalement très important étant donné que les habitants de la plupart des zones priorisés (par le conflit armé) (…) s’identifient et se reconnaissent les uns aux autres comme paysans et exigent « qu’on leur résolve leurs problèmes en tant que paysans » ». Alors qu’on observe que la pauvreté rurale (45%) est à peu près trois fois plus élevée que dans les villes (15%) (DANE, 2014), quatre importantes organisations paysannes du pays (ANUC, PUPSOC, CIMA et CAEP) et plusieurs organisations régionales s’articulent pour exiger à l’Etat ainsi, qu’au Ministère de l’intérieur et au DANE, organe responsable des statistiques, d’inclure la catégorie de « Paysan » dans les recensements nationaux. Cette demande est défendue et accompagnée par divers membres de l’académie, notamment par le Centre d’Etudes de Droit, Justice et Société (DeJusticia) et plus précisément par l’avocat Rodrigo Uprimny Yepes. Sous le slogan « Pour que la paysannerie soit prise en compte, elle doit être comptabilisée », plusieurs intellectuels ont soutenu un recours en justice signé par plus 1770 paysans demandant leur reconnaissance et leur inclusion dans les recensements nationaux. Ce « recours paysan » a été présenté devant la Cour Suprême de Justice, plus haute instance juridique colombienne, en Novembre 2017.
A cette action, s’ajoutent de nombreuses autres mobilisations lancées par des organisations sociales. En effet, l’institutionnalisation sociale autour de la reconnaissance du paysan comme un sujet de Droit politique et l’articulation avec l’académie, les organisations de coopération multilatérale ainsi qu’avec des secteurs politiques, a permis la mise en place de divers espaces d’incidence politique, à savoir :
La Table Nationale de négociations et d’accords, entre le gouvernement et les organisations paysannes de la Région du Cauca (ANUC, PUPSOC, CIMA).
Le Groupe d’Affaires Paysannes (Grupo de Asuntos Campesinos) créé au sein du Ministère de l’intérieur suite à la pression et demande des organisations paysannes. Il vise à identifier la situation actuelle de la population paysanne. Ce Groupe soutient la formulation ainsi que le suivi de plans, de programmes et de politiques publiques qui garantissent à ces personnes d’atteindre une égalité en droit et en fait.
L’acte juridique 02 du Sénateur Alberto Castilla signé en 2018, qui propose une réforme constitutionnelle afin de donner aux paysans un statut de protection spécial, pour répondre aux demandes de reconnaissance identitaire et culturelle de ces populations.
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Table des matières
Introduction
– AF au niveau international
– AF au niveau latino-américain
– AF au niveau national
Première Partie / Diagnostic de l’institutionnalisation Étatique des réformes qui promeuvent l’ACFC en Colombie
1. Le support législatif du post-conflit rural
2. L’organisation institutionnelle de la Réforme Rurale Intégrale
3. L’agenda programmatique du gouvernement en faveur de l’ACFC
Deuxième Partie / Réussites et défis de l’institutionnalisation sociale autour de l’ACFC
1. La défense commune des organisations sociales de l’arrêté ministériel 464 de 2017
2. L’alliance pour l’agro-biodiversité et la question des « semences de l’agriculteur »
3. La reconnaissance des paysannes et des paysans comme sujets politiques de spéciale
protection
Troisième Partie / Recommandations et orientations politiques
1. Faire de l’arrêté ministériel 464 de 2017 une Loi
2. Doter les écoles rurales de formations en agroécologie et encourager les formations et les
programmes politiques en lien avec l’ACFC.
3. L’Etat Colombien doit adopter la Déclaration des Droits des Paysans et des autres personnes
travaillant dans les zones rurales
4. Les organisations de la société civile doivent continuer et approfondir son articulation. Ceci
avec ou sans table technique d’agriculture familiale et économie paysanne
5. Intégrer le « chapitre paysan » au PND 2018-2022
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